Les pierres dressées de Carnac
« Chaque pierre tombale couvre une histoire universelle. »
Heinrich Heine
C’est le plus extraordinaire alignement mégalithique au Monde. Plus de deux mille cinq cents pierres dressées qui en compta près de dix mille sur un rayon de huit kilomètres, érigées entre le IVe et le IIIe millénaire avant J.-C.
Basalte, granit, schiste, calcaire ou autre grès rouge…, la France est un pays de pierres et n’en finit pas de semer tous ces multiples « cailloux » comme un Petit Poucet soucieux de nous montrer la richesse, la diversité géologique de ses sols, mais aussi l’histoire des hommes, une histoire intime, secrète…
L’homme et la pierre semblent, depuis la nuit des temps, indissociables : taillée pour devenir une hache, une pointe de flèche ou prendre le visage d’un dieu, frottée frénétiquement pour donner le feu, assemblée avec d’autres pour offrir un abri ceint parfois d’un autre mur protecteur, sculptée en fine « dentelle » pour constituer le symbole de toute une ville, cette matière providentielle fut toujours considérée en raison de sa taille, de sa couleur ou de sa forme avec un profond respect, suscitant bon nombre de croyances.
Des pierres-amulettes pour « adoucir » la vie, aux pierres sacrées compagnes pour l’éternité, pierres sarcophages creusées comme une barque pour le dernier voyage, pierres « humaines » dressées à hauteur d’hommes comme les étonnantes et énigmatiques statues-menhirs du Sud-Aveyron ou les alignements gigantesques de Carnac, en Bretagne… des pierres précieuses à plus d’un titre.
Carnac, 4000 ans avant notre ère
Dans cette période de la préhistoire que les archéologues dénomment le néolithique, épisode qui s’étend entre le Ve millénaire av. J.-C. et le IIe millénaire av. J.-C., les chasseurs-cueilleurs se sédentarisent. À Carnac comme à travers toute l’Europe, ces hommes travaillent la terre et pratiquent l’élevage, entraînant une réorganisation sociale. Des maisons en bois et en argile s’élèvent peu à peu, abritant les membres de chaque famille. Cette sédentarisation qui précède une croissance de la population oblige ces tribus autrefois nomades à réfléchir sur le culte rendu à leurs morts ainsi que sur les rapports existant entre l’agriculture, les cycles solaire et lunaire.
C’est durant cette période que vont s’élever, de l’Atlantique à Malte mais également en Afrique du Nord, en Inde et même en Corée, de formidables monuments aux formes et aux fonctions bien différentes.
Si, de nos jours, la vocation funéraire des dolmens et des allées couvertes ne fait plus débat, celle des menhirs et des cromlechs (cercle et demi-cercle de menhirs) conserve encore une partie de son secret, les plus récentes études démontrant le lien étroit qui existe entre les alignements de menhirs comme ceux de Carnac et le déplacement du soleil et de la lune. Ainsi, l’observation de ces deux astres leur permettait-elle de mieux comprendre les phases du cycle agricole ainsi qu’une tentative d’explication des éclipses, phénomène qui devait effrayer les populations de ce temps.
A Carnac, les trois alignements correspondent à des orientations solaires précises. Celui de Kerlescan, au lever du soleil à l’équinoxe ; de Kermario, au lever du solstice d’été et celui du Ménec, aux levers intermédiaires.
Carnac, an 2000
De carn ou cairn qui veut dire « amoncellement de pierres », précédant le suffixe « ac » qui signifie « lieu », Carnac représente le plus extraordinaire alignement mégalithique au Monde.
Autour du golfe du Morbihan, une armée de plus de deux mille cinq cents pierres, parfaitement architecturée, se dresse sur un rayon de près de quatre kilomètres. Encore n’est-ce que la partie préservée d’un ensemble plus vaste qui pouvait compter près de dix milles menhirs sur un rayon de huit kilomètres.
Trois séries d’alignement composent le site de Carnac. Précédés chacun d’un cromlech en demi-cercle, les alignements du Ménec et de Kerlescan comptent respectivement onze et treize rangées comportant 1050 et 555 menhirs. Limité à dix rangées, celui de Kermario en possèdent 980 dont les éléments les plus élevés atteignent les sept mètres. Dolmens et tertre tumulaire complètent le site.
Cet ensemble ne relève pas d’une seule génération de bâtisseurs mais s’est étalé entre le IVe et le IIIe millénaire av. J.-C. selon les datations effectuées sur les objets qui servent de cales aux pieds des menhirs.
Relevant du domaine du sacré, le site de Carnac a retrouvé une certaine quiétude depuis la fermeture du site au public durant la saison estivale. Quant au projet de « Menhirland », il a été enterré en 2003.
Des monuments longtemps en péril
L’épreuve du temps et des hommes a été douloureuse pour les mégalithes, qui auraient pu disparaître si, au XIXe siècle, Prosper Mérimée et les Monuments historiques n’avaient pas décidé de les protéger.
Les Gaulois, déjà, les réutilisent pour enterrer leurs morts ce qui induira en erreur les scientifiques qui leur en attribuèrent longtemps la paternité. Les Romains, à leur suite, qui possédaient le sens de la reconversion, les utilisèrent pour daller leurs routes ou pour construire leurs maisons.
En Aveyron, notamment, département français qui enregistre le plus grand nombre de dolmens, ces mégalithes sont parfois appelés « tombes aux Anglais », en rapport avec la guerre de Cent Ans et l’occupation anglaise.
C’est aussi durant la période médiévale que les autorités ecclésiastiques, soucieuses de ne pas laisser se perpétuer les vieilles croyances païennes, décident soit de les supprimer, soit de les reconvertir en croix, ce qui était un moindre mal.
La progression de la surface agricole occasionne de nouvelles et amples destructions au XIXe siècle, les tables et les montants des dolmens étant soit jetés à bas, soit transformés en passerelles pour franchir des ruisseaux, soit pour servir à la confection de murettes ou tout simplement de bancs dans les fermes comme on peut en trouver encore dans le Sud-Aveyron avec les statues-menhirs.
Si, de nos jours, certains de ces mégalithes souffrent de la mécanisation agricole, en dépit des lois les protégeant, c’est plutôt aux chercheurs de trésor que l’on doit, au début du XXe siècle, une nouvelle poussée destructive.
La lente découverte des origines
Laissons de côté les légendes qui font des dolmens et des menhirs, selon les régions, des pierres façonnées et posées là tantôt par des fées, tantôt par des géants comme Gargantua et même par la Vierge pour nous intéresser aux thèses plus ou moins scientifiques sur leur origine.
Car il en fallut des siècles et des études pour arriver aux hypothèses les plus sérieuses, repoussant les pires affabulations que certains érudits avaient précédemment formulées et imposées au fil du temps.
Parmi les plus sceptiques, Gustave Flaubert ne se gêna pas, dans un texte sarcastique à souhait, à railler les théories successives sur les bâtisseurs des mégalithes de Carnac, tout en se gardant bien d’apporter la sienne. Voici ce qu’il écrit, le 18 avril 1858 sous le titre « Des pierres de Carnac et de l’archéologie celtique » :
« Le champ de Carnac est un large espace dans la campagne, où l’on voit onze files de pierres noires, alignées à intervalles symétriques et qui vont diminuant de grandeur à mesure qu’elles s’éloignent de la mer. Cambry soutient qu’il y en avait quatre mille et M. Fréminville en a compté douze cents. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elles sont nombreuses.
« À quoi cela était-il bon ? Sont-ce des tombeaux ? Etait-ce un temple ? Un jour, saint Cornille, poursuivi sur le rivage par des soldats, allait tomber dans le gouffre des flots, quand il imagina de les changer tous en autant de pierres, et les soldats furent pétrifiés. Mais cette explication n’était bonne que pour les niais, pour les petits enfants et pour les poètes, on en chercha d’autres.
« Au XVIe siècle, Olaüs Magnus, archevêque d’Upsal, […] avait découvert que “quand les pierres forment une seule et longue file droite, c’est qu’il y a dessous des guerriers morts en se battant en duel ; que celles qui sont disposées en carré sont consacrées à des héros ayant péri dans une bataille ; que celles qui sont rangées circulairement sont des sépultures de famille, et que celles qui sont disposées en coin ou sur un ordre angulaire sont les tombeaux des cavaliers, ou même des fantassins, ceux surtout dont le parti avait triomphé”.
« Voilà qui est clair ; mais Olaüs Magnus a oublié de nous dire comment s’y prendre pour enterrer deux cousins, ayant fait coup double, dans un duel, à cheval. Le duel voulait que les pierres fussent droites ; la sépulture de famille exigeait qu’elles fussent circulaires ; mais comme il s’agissait de cavaliers, on devait les disposer en coin, prescription, il est vrai, qui n’était pas formelle, puisqu’on n’employait ce système que pour “ceux surtout dont le parti avait triomphé”.
« O brave Olaüs Magnus ! vous aimiez donc bien fort le Monte-Pulciano? Et combien vous en a-t-il fallu de rasades pour nous apprendre toutes ces belles choses !
« Selon un certain docteur Borlase, Anglais qui avait observé en Cornouailles des pierres pareilles, “on a enterré là des soldats à l’endroit même où ils avaient péri” ; comme si d’habitude on les charriait au cimetière ! Et il appuie son hypothèse sur cette comparaison : “Leurs tombeaux sont rangés en ligne droite tels que le front d’une armée, dans les plaines qui furent le théâtre de quelque grand exploit.”
« Puis on alla chercher les Grecs, les Egyptiens et les Cochinchinois ! Il y a un Carnac en Egypte, s’est-on dit, il y en a un en basse Bretagne. Or il est probable que le Karnak d’ici descend du Carnac de là-bas ; cela est sûr ! car là-bas ce sont des sphinx, ici, des blocs ; des deux côtés c’est de la pierre, d’où il résulte que les Egyptiens (peuple qui ne voyageait pas) sont venus sur ces côtes (dont ils ignoraient l’existence), y auront fondé une colonie (car ils n’en fondaient nulle part) et qu’ils auront laissé ces statues brutes (eux qui en faisaient de si belles) témoignage positif de leur passage (dont personne ne parle).
« Ceux qui aiment la mythologie ont vu là les colonnes d’Hercule ; ceux qui aiment l’histoire naturelle y ont vu une représentation du Python, parce que, d’après Pausanias, un amas de pierres semblables sur la route de Thèbes à Elissonte s’appelait la Tête du serpent, “et d’autant plus que les alignements de Carnac offrent des sinuosités comme un serpent”. Ceux qui aiment la cosmographie ont vu un zodiaque comme M. de Cambry, qui a reconnu dans ces onze rangées de pierres les douze signes du zodiaque, “car il faut dire, ajoute-t-il, que les anciens Gaulois n’avaient que onze signes au zodiaque”.
« Ensuite, un membre de l’Institut a conjecturé « que ce pouvait être bien le cimetière des Venêtes », qui habitaient Vannes à six lieues de là, et lesquels fondèrent Venise, comme chacun sait. Un autre a écrit que ces bons Venètes, vaincus par César, élevèrent tous ces blocs, uniquement par esprit d’humilité et pour honorer César. Mais on était las du cimetière, du serpent et du zodiaque ; on se mit en quête, et l’on trouva un temple druidique.
« Le peu de documents que nous ayons, épars dans Pline et dans Dion Cassius, s’accordent à dire que : les druides choisissaient pour leurs cérémonies des lieux sombres, le fond des bois “et leur vaste silence”. Aussi, comme Carnac est au bord de la mer, dans une campagne stérile, où jamais il n’a poussé autre chose que les conjectures de ces messieurs, le premier grenadier de France, qui ne me paraît pas en avoir été le premier homme d’esprit, suivi de Pelloutier, et de M. Mahé (chanoine de la cathédrale de Vannes), a conclu “que c’était un temple des druides, dans lequel on devait aussi convoquer les assemblées politiques”.
« Tout, cependant, n’était pas fini, et il fallait démontrer un peu à quoi servaient dans l’alignement les espaces vides. “Cherchons-en la raison, ce que personne ne s’est avisé de faire”, s’est écrié M. Mahé ; et s’appuyant sur une phrase de Pomponius Méla : “Les druides enseignent beaucoup de choses à la noblesse, qu’ils instruisent secrètement en des cavernes et en des forêts écartées” et sur cette autre de Lucain : “Vous habitez de hautes forêts”, il établit en conséquence que les druides, non-seulement desservaient les sanctuaires, mais y faisaient leur demeure, et y tenaient des collèges : “Puis, donc, que le monument de Carnac est un sanctuaire comme l’étaient les forêts gauloises (ô puissance de l’induction, où pousses-tu le père Mahé, chanoine de Vannes et correspondant de l’Académie d’agriculture de Poitiers !), il y a lieu de croire que les intervalles vides qui coupent les lignes des pierres renfermaient des files de maisons, où les druides habitaient avec leurs familles et leurs nombreux élèves, et où les principaux de la nation, qui se rendaient au sanctuaire aux jours de grande solennité, trouvaient des logements préparés.” Bons druides ! excellents ecclésiastiques ! comme on les a calomniés ! Eux qui habitaient là, si honnêtement, avec leur famille et leurs nombreux élèves, et qui même poussaient l’amabilité jusqu’à préparer des logements pour les principaux de la nation !
« Mais un homme, enfin, un homme est venu, pénétré du génie des choses antiques, et dédaigneux des routes battues.
« Il a su reconnaître, lui, les restes d’un camp romain, et précisément d’un camp de César, qui n’avait fait élever ces pierres que pour servir d’appui aux tentes des soldats et les empêcher d’être emportées par le vent. Quelles bourrasques il devait y avoir autrefois sur les côtes de l’Armorique !
« Le littérateur honnête qui retrouva, pour la gloire du grand Julius, cette précaution sublime (ainsi restituant à César ce qui jamais n’appartint à César), était un ancien élève de l’Ecole polytechnique, un capitaine de génie, le sieur de La Sauvagère !
« L’amas de toutes ces gentillesses constitue ce qu’on appelle l’ARCHEOLOGIE CELTIQUE […].
« Pour en revenir aux pierres de Carnac (ou plutôt pour les quitter), que si l’on me demande, après tant d’opinions, quelle est la mienne, j’en émettrai une, irréfutable, irréfragable, irrésistible, une opinion qui ferait reculer les tentes de M. de La Sauvagère et pâlir l’Egyptien Penhoët, qui casserait le zodiaque de Cambry et hacherait le serpent Python en mille morceaux. Cette opinion, la voici : les pierres de Carnac sont de grosses pierres ! »
Par bonheur, les chercheurs du XXe siècle ne s’en tiendront pas à cette opinion délibérément provocatrice et révèleront pour Carnac une période d’élévation de ces mégalithes par des populations vivant entre le Ve et le IVe millénaire avant notre ère, ce qui faisait presque des Celtes, des Gaulois et des Romains, nos contemporains.
Des légendes autour des mégalithes
Il n’en reste pas moins vrai que les vieilles croyances autour des dolmens et des menhirs se perpétuent encore de nos jours. Ces pierres possèdent le pouvoir, dit-on, d’apporter la fécondité aux femmes stériles. Il suffit de les chevaucher, de s’y frotter ou de glisser dessus et le vœu sera exaucé dans l’année. À Carnac, au XIXe siècle, « le soir de ses noces, le jeune couple se déshabillait près d’un menhir, dans les alignements du Ménec. Chacun se plaçait d’un côté de la pierre, puis se frottait le ventre et le sexe contre celle-ci. Pendant ce temps, la famille faisait le guet un peu plus loin pour éviter les indiscrets ».
Les femmes qui désirent se marier dans l’année doivent aller glisser, le cul nu, sur la Roche de Lesmon, près de Plouër. Si elles parviennent en bas sans écorchures, elles trouveront un mari. Au polissage de la roche, sur l’un des côtés, on imagine le nombre important de demandes. Il en est de même de la Faix du Diable, en Mellé ; sur la Roche Ecriante, près de Montault ; à Locronan, à Plonéour-Lanvern ou à Saint-Aubin-du-Cormier (Ille-et-Vilaine). En Haute-Vienne, au menhir de Ceinturat, il suffit la première fois que l’on approche le menhir, de lancer une pierre sur la corniche. Si elle s’y maintient, le vœu sera exaucé.
Les hommes malheureux iront, de leur côté, touché le bloc de la Retaudière, sur la commune de Combourtillé mais uniquement la nuit. Quant aux cocus, ils pourront toujours tenter de justifier leur triste sort en touchant la Pierre Tremblante de Trégunc. Ne pas réussir à la faire bouger signifie que leurs femmes ont été infidèles.
Outre ces pouvoirs, les mégalithes ont longtemps conservé la réputation de receler des trésors d’où les nombreux pillages qu’ils ont dû subir. C’est le cas de la Pierre Branlante de Puychaud qui ne s’ouvrirait que la nuit de Noël pour donner accès à une grotte remplie d’or et à Cosqueville (Manche) où un trésor considérable se trouverait enfoui au centre d’un triangle formé par trois menhirs.
Mais ce ne sont là que croyances ! Qu’elles se perpétuent nous permet encore de rêver !
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