Les ténèbres du Congo
De 1885 à 1908, le roi des Belges Léopold II se voit confier, à titre privé, ce vaste territoire de l’Afrique centrale, faisant de l’Etat indépendant du Congo sa chasse gardée, exploitant ivoire et caoutchouc à son profit et exerçant une répression féroce sur les populations. Un chemin sanglant sur lequel les grandes puissances fermèrent trop longtemps les yeux.
Congo. Ce labyrinthe sans fin
Le fleuve est un fil conducteur. Un courant qui aspire les êtres. Un acharnement à découvrir ce pourquoi ils sont venus : rassasiés leurs rêves et leurs désirs. L’eau. Le fleuve. Une obsession remontant de l’embouchure à la source. A contre-courant. Un contre-sens. « Remonter ce fleuve, écrit Joseph Conrad dans son ouvrage « Au cœur des ténèbres », c’était comme voyager en arrière vers les premiers commencements du monde, quand la végétation couvrait follement la terre et que les grands arbres étaient rois. Un cours d’eau vide, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, languide. Il n’y avait pas de joie dans l’éclat du soleil. La voie fluviale poursuivait longuement son cours, déserte, vers l’obscurité des lointains que couvrait l’ombre. Sur les bancs de sable argenté les hippopotames et les crocodiles prenaient le soleil côte à côte. Les larges eaux couraient à travers un désordre d’îles boisées ; on perdait son chemin sur ce fleuve comme on ferait dans un désert, et on butait tout le jour sur des hauts-fonds, essayant de trouver le chenal, tant qu’on se croyait ensorcelé et coupé à jamais de tout ce qu’on avait connu jadis – quelque part – bien loin – dans une autre existence peut-être… »
Muanda. L’exploration de l’Afrique centrale débute ici. Son exploitation aussi. Exploration. Exploitation. Tant de proximité et d’éloignement. Tant de contradictions. Des hommes ont accosté là après avoir longé les côtes. Congo. Première porte de l’Afrique centrale. Vertige de la découverte, au bout du fleuve, de ce lac intérieur et de ce royaume imaginaire menant à un autre fleuve. A un autre océan. A d’autres continents ? L’explorateur se nomme Diégo Cao. Il est portugais. Nous sommes en 1482. Viendront à sa suite des missionnaires, des artisans, des commerçants et des négriers. L’Afrique centrale s’ouvre au monde par le côté obscur des hommes. A l’esclavage. 15 millions de déportés. Au pillage de ses ressources. De sa substance humaine.
D’autres explorateurs suivront la même trace du fleuve. Hollandais. Français. Belges. Tuckey. Savorgnan de Brazza. Livingstone. Et puis Stanley. Le premier à remonter jusqu’à la source de Lualaba. Jonction du Congo d’en bas et du Congo d’en-haut. Stanley que l’on retrouve à la cour de Léopold II, roi des Belges.
L’illusion humaniste
Explorateur sulfureux que ce Morgan Stanley. Les richesses de la terre l’intéressent plus que les hommes qui y vivent. Depuis sept ans, il sillonne tout le bassin du Congo, subventionné par le roi des Belges qui y voit le moyen de s’implanter dans une région pas encore convoitée par les grandes puissances.
Tout a débuté par une illusion. Par une phrase humaniste légitime mais sans fondation : « Ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n’est pas encore pénétré ; percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières. » Paravent philanthropique pour assujettir les peuples.
Tout s’est ensuite organisé. Structuré. Planifié. De conférence en comité d’études ; de fondation en association internationale. A leurs têtes, Léopold II. A titre privé et non en tant que roi, chef d’une nation pourtant peu encline au colonialisme. En 1884, l’Association internationale du Congo s’implante largement sur ce vaste territoire, signant à tout-va des traités de suzeraineté avec les chefs autochtones. De quoi arriver en position de force lorsque débute, en novembre de la même année, la conférence de Berlin.
Le grand raout de Berlin
Se partager le Monde n’est pas une mince affaire. Cela demande de la diplomatie, des compromis, des avancées et des reculades. De l’entregent et de la fermeté. Tant d’attitudes sous-jacentes mais bien présentes dans ce salon du palais Radziwill de Berlin où se joue le destin d’une Afrique laissé-pour-compte, sans représentant. Bismarck y joue le rôle de metteur en scène. Celui qui lui convient le mieux : médiateur certes mais n’oubliant jamais l’intérêt majeur de l’Allemagne. Des quatorze nations invitées, seuls la France et les Etats-Unis sont des démocraties. Des démocraties pourtant vouées au culte de la supériorité de l’homme blanc comme le rappelle Jules Ferry dans son discours colonialiste la même année. Les autres se saluent entre monarques et empereurs, déclinant leurs prénoms et leurs chiffres identitaires. Parfois issus d’un même sang. On se salue entre gens de bonne compagnie pour se partager le gâteau africain. Les plus faibles ne recevront que des miettes… ou rien. Le Portugal y perdra ses rêves de Congo, n’obtenant que l’Angola. La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie se partagent l’essentiel du festin africain. Léopold II n’est pas présent à Berlin. Du moins physiquement, représenté par Van der Straten-Ponthoz et Auguste Lambermont. Mais c’est à lui que reviennent, à titre personnel, les deux millions et demi de kilomètres carrés. Une propriété privée pour un roitelet sans vergogne. Jamais rassasié. Un blanc-seing pour un pillage économique sans partage. « L’holocauste oublié » d’un peuple enchaîné. Aux mains coupées.
Planifier le pillage
Tout est déjà contenu dans la lettre secrète adressée en 1883 par le roi aux missionnaires belges chargés d’évangéliser le Congo : « Le but principal de notre mission au Congo n’est point d’apprendre aux nègres à connaître Dieu, car ils connaissent déjà ; Ils parlent et se soumettent à MUNGU, un NZAMBI, un NZAKOMBA et que sais-je encore. Ils savent que tuer, coucher avec la femme d’autrui, calomnier et injurier est mauvais. Ayons le courage de l’avouer, vous n’irez donc pas leur apprendre à connaître ce qu’ils savent déjà. Votre rôle essentiel est de faciliter la tâche aux administrateurs et aux industriels. C’est donc dire que vous interpréterez l’évangile de façon qu’il sera à mieux protéger vos intérêts dans cette partie du monde… »
Aux missionnaires donc d’évangéliser. Aux administrateurs et aux industriels de planifier et de régler en coupe les richesses du pays. Au seul profit d’un homme. Peu importe les moyens pour y parvenir. Le prix du sang à payer pour faire couler le latex et importer l’ivoire. Deux hommes parmi d’autres caractérisent cette main mise : Charles Lemaire et Victor-Léon Fiévez. Le premier traverse l’histoire de l’Etat indépendant du Congo durant quatre ans, de 1889 à 1893, à la tête du district de l’Equateur. Pour se faire livrer hommes et nourriture, sa petite troupe armée pratique la loi du feu et sème la mort dans les villages incendiés. Le second lui succède. Victor-Léon Fiévez est âgé de 33 ans quand il débarque à Boma en mars 1888. Sept mois plus tard, il est nommé capitaine de la Force publique. Le règne de la terreur dépasse le règne de l’ordre. Les mains coupées répondent aux refus et aux révoltes des indigènes. « Il ne peut y avoir l’ombre d’un doute sur l’existence de ces mutilations et sur leurs causes, écrit Casement, diplomate irlandais qui, parmi les premiers, enquête sur les exactions commises au Congo au dépens des populations. Ce n’était pas une coutume indigène antérieure à l’arrivée du blanc : ce n’était pas le résultat des instincts primitifs de sauvages dans leurs luttes entre villages ; c’était un acte délibéré de soldats d’une administration européenne, et ces hommes eux-mêmes ne cachaient jamais que, en perpétrant ces actes, ils ne faisaient qu’obéir aux ordres positifs de leurs supérieurs. » Des pratiques que l’ethnologue Daniel Vangroenweghe confirme dans son ouvrage, « Du sang sur les lianes », paru en 1986 : « De la fin de 1893 jusqu’au moins en 1900, plusieurs milliers d’indigènes dans le district de l’Équateur et dans la région du lac Tumba ont été tués par les soldats de l’EIC et leur main droite a été coupée et fumée. Des paniers avec les mains ont été apportés au commissaire de District Victor-Léon Fiévez et aux officiers européens. C’est sous Fiévez que cette pratique a été introduite. Dans certains cas, des gens qu’on croyait morts ont été amputés de la main droite, une vingtaine de cas nous sont connus, qui ont survécu à cette amputation. Dans des cas très rares on coupait la main d’un vivant si les soldats n’avaient pas assez de mains pour justifier leurs cartouches. La raison suffisante pour tuer les gens était l’insuffisance du rendement de l’impôt en caoutchouc. »
Victor-Léon Fiévez accomplit quatre séjours au Congo, entrecoupés de retour en Belgique. En 1899, il quitte définitivement l’Afrique. Acquitté de toutes ses fautes. Cynique, il écrit : « Devant leur mauvaise volonté manifeste, je leur fais la guerre. Un exemple a suffi, cent têtes tranchées et depuis lors des vivres abondent à la station. Mon but est en somme humanitaire. J’ai supprimé cent existences, mais cela permet à cinq cents autres de vivre… »
« L’entreprise financière du Congo »
Quand les comptoirs sont installés, la terreur imposée, les villages soumis, après l’évangélisation des esprits, les compagnies n’ont plus qu’à venir cueillir le fruit de leur conquête. Collaboration entre la force publique et la finance. Que dénonce l’avocat Félicien Cattier par cette phrase qui résume toute la situation : « L’Etat du Congo est à peine un état : c’est une entreprise financière. » Tout est dit ! Le chemin tout tracé. Le sang de l’hévéa nourri du sang indigène alimentant les caisses royales. « Une exploitation de l’indigène à ciel ouvert », comme l’écrit André Gide dans « Voyage au Congo ».
Des voix, pourtant, se font bientôt entendre. Qui refusent de se taire. Edmund Morel ne veut plus fermer les yeux. Jeune journaliste, il voyage à travers le Congo pour le compte d’une compagnie maritime anglaise, s’inquiète des exactions commises et recueille des témoignages prouvant le règne de terreur dans ce territoire privatisé. De quoi alimenter une vaste campagne de sensibilisation internationale avec l’aide de Sir Roger Casement, créateur conjoint de la Congo Réform Association. L’apport, à cette cause, d’écrivains comme Conan Doyle, Mark Twain ou Joseph Conrad permet de mobiliser l’opinion publique et de faire pression sur les gouvernements, notamment anglais et américain. Joseph Conrad écrit : « Ils mouraient lentement – c’était bien clair. Ce n’étaient pas des ennemis, pas des criminels, ce n’était rien de terrestre maintenant – rien que des ombres noires de maladie et de famine, gisant confusément dans la pénombre verdâtre. Amenés de tous les recoins de la côte dans toutes les formes légales de contrats temporaires, perdus dans un milieu hostile, nourris d’aliments inconnus, ils tombaient malades, devenaient inutiles, et on leur permettait alors de se traîner à l’écart et de se reposer. Ces formes moribondes étaient libres comme l’air, et presque autant insubstantielles… Je commençai à distinguer la lueur des yeux sous les arbres. Puis abaissant mon regard je vis un visage près de ma main. La sombre ossature reposait tout de son long, une épaule contre l’arbre, et lentement les paupières se soulevèrent et les yeux creux se levèrent sur moi, énormes et vides, avec une espèce d’étincelle aveugle et blanche dans la profondeur des orbites, qui s’éteignit lentement. L’homme semblait jeune – presque un gamin – mais comme vous savez avec eux on ne peut pas dire. Je ne vis rien d’autre à faire que de lui offrir un des biscuits de marin de mon bon Suédois, que j’avais en poche. »
Nier l’évidence. Face aux témoignages, aux articles et aux photographies. Morel, Casement, Conan Doyle, Joseph Conrad sont accusés par le roi Léopold II et les Belges d’être à la solde des gouvernements et des compagnies anglais et nord-américains. Qu’importe ! L’opinion publique s’émeut. Une commission d’enquête est nommée en 1905. Ses conclusions sont sans détour. Léopold II cède. Sans rien regretter. En 1906, il confie au Publisher’s Press new-yorkais : « Quand on traite une race composée de cannibales depuis des milliers d’années, il est nécessaire d’utiliser des méthodes qui secoueront au mieux leur paresse et leur feront comprendre l’aspect sain du travail ».Deux ans plus tard, il rend l’Etat indépendant du Congo à la Belgique. Une officialisation de la colonisation. Une fonctionnarisation du pillage, offert aux compagnies belges. Conan Doyle écrit : « Beaucoup d’entre nous en Angleterre considèrent le crime qui a été commis sur les terres congolaises par le roi Léopold de Belgique et ses partisans comme le plus grand crime jamais répertorié dans les annales de l’humanité. Je suis personnellement tout à fait de cette opinion. »
Un Congo à feu et à sang
La colonisation belge s’étale de 1908 au 30 juin 1960, date de la proclamation de l’indépendance et de la naissance de la République du Congo. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, des rivalités apparaissent entre partisans de l’indépendance, sur fond de rivalités tribales et régionales. Des rivalités qui s’exacerbent dès les premiers mois de la jeune république. Le compromis trouvé entre le président Joseph Kasa-Vubu et son premier ministre Patrice Lumunba, de tendance socialiste s’écroule quand un coup d’état, soutenu par les Etats-Unis, porte au pouvoir le général Mobutu Sese Seko. Le 17 janvier 1961, Patrice Lumunba est assassiné. S’ouvre alors une longue période de dictature militaire dirigée par Mobutu jusqu’en 1997 avec son cortège d’atrocités, de terreur et de violations des Droits de l’Homme. Joseph-Antoine Kabila lui succède, portant la même politique. Le Zaïre redevient la République démocratique du Congo. Qui n’en a que le nom !
Quatrième pays le plus peuplé d’Afrique, le Congo porte encore en lui les stigmates d’une colonisation pour et par un seul homme, poursuivie par l’état belge. Les ténèbres du Congo sont encore loin de se dissiper. La maxime écrite sur le monument de Léopold II érigé en 1951 : « J’ai entrepris l’œuvre du Congo dans l’intérêt de la civilisation et pour le bien de la Belgique » saigne toujours des mains coupées.
De nombreux ouvrages sur un épisode pourtant mal connu de la colonisation
Outre les ouvrages déjà cités dans le texte, plusieurs historiens et écrivains se sont intéressés à l’histoire du Congo belge. Contemporain de l’événement, Mark Twain publie « Le Soliloque du roi Léopold » dans lequel il écrit : « Le roi est à mille lieues du monde ordinaire. Et du haut de sa grandeur, que voit-il ? Des multitudes d’êtres humains dociles courber le dos et se soumettre au joug, aux exactions d’une douzaine d’autres êtres humains qui ne sont ni supérieurs ni meilleurs qu’eux-mêmes, qui sont, en somme, pétris dans la même argile… La race humaine ! » Conan Doyle, le créateur de Sherlock Holmes, écrit « Le crime du Congo belge ». Récemment, plusieurs ouvrages ont vu le jour, apportant un nouvel éclairage. David Van Reybrouck dans « Congo. Une histoire » parue en 2010. Adam Hochschild : « Les fantômes du roi Léopold. La terreur coloniale dans l’état du Congo. 1884-1908. Mark Wiltz : « Il pleut des mains sur le Congo », 2015. Enfin, le très bel essai d’Eric Vuillard « Congo », paru chez Actes Sud en 2012.


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