L’incendie du Bazar de la Charité Paris. 4 mai 1897
« Près des Champs-Élysées
Je vois un endroit pas élevé
Qui n’est pas pour la pitié
Mais qui en est approché
Dans un but de charité
Qui n’est pas la vérité
Je vois le feu s’élever
Et les gens hurler
Des chairs grillées
Des corps calcinés
J’en vois comme par pelletées… »
Ces quelques phrases prononcées emphatiquement par mademoiselle Couedon, la devineresse que le Tout Paris s’arrache, jettent un froid dans le très chic salon de madame Maillé qui a eu le bon goût de l’inviter. Quelques comtesses empanachées sortent leurs mouchoirs de dentelle et se tamponnent élégamment les yeux ; des princes toussotent discrètement, une coupe de champagne à la main, pour dissiper le malaise provoqué par la prophétesse ; José-Maria de Heredia, poète adulé de ces dames, sauve la situation en émettant quelque réserve : « C’est peut-être impressionnant, mais c’est de la bien mauvaise poésie. » La pauvre sibylle s’empresse alors de rajouter : « Toutes les personnes présentes aujourd’hui seront épargnées. »
Ces fâcheux propos sont échangés le 21 mars 1897 alors que la très distinguée Mme de Maillé a réuni les plus dignes représentants de l’aristocratie parisienne pour préparer la grande vente caritative prévue début mai au Bazar de la Charité, rue Jean-Goujon, à deux pas des Champs Elysée. Il est, en effet, du meilleur ton en cette fin de siècle de s’occuper de « bonnes œuvres catholiques » pour soulager la misère de ces pauvres ouvriers qu’une intelligence étroite conduirait presque à se laisser ensorceler par les discours utopistes de ces mécréants de socialistes qui leur promettent des lendemains qui chantent.
Une si belle fête
Tout est parfait ! Les organisateurs ont invité tout ce que la capitale compte comme têtes couronnées, barons et ducs, comtesses, marquises et princesses, vrais et faux aristocrates. Tout ce beau monde rivalisant d’élégance se pressent devant les comptoirs où des jeunes filles, issues des plus grandes familles de France, proposent bibelots, vaisselles, jouets et diverses pacotilles, sous l’œil protecteur des dames patronnesses parmi lesquelles on reconnaît la baronne de Rotschild, la comtesse Aimery de la Rochefoucauld, la comtesse de Biron et la comtesse de Briey. Le décor est magnifique, le comité a acquis une « rue du vieux Paris », fidèle reconstitution des échoppes du Moyen Âge aux noms évocateurs : « À la Tour de Nesle » ; « À la truie qui file » ; « Au lion d’or » ; « Au Chat botté ». Le décorateur de l’Opéra s’est surpassé. Les murs en carton goudronné sont tapissés de fleurs et de feuillages. D’un bout à l’autre de la galerie, un immense vélum est tendu, ajoutant à l’ambiance médiévale.
Les visiteurs peuvent découvrir dans une petite salle, les images animées inventées par les frères Lumière. Pour cinquante centimes la séance, ils s’émerveillent de l’entrée d’un train dans une gare et rient à gorges déployées devant l’arroseur arrosé. Le responsable a bien émis quelques réserves, se plaignant du manque de place pour ses appareils, ses tubes d’oxygène et ses bidons d’éther, mais le fâcheux a vite été éconduit.
La fête bat son plein. Plus de douze cents personnes sont déjà séduites par ce riche décor et dépensent sans compter en se donnant bonne conscience puisque le bénéfice sera pour les pauvres. On se bouscule pour apercevoir la duchesse d’Alençon, belle-sœur de l’empereur d’Autriche et jeune sœur de « Sissi », qui semble incommodée par la chaleur : « J’étouffe », murmure-t-elle à sa voisine qui lui chuchote à l’oreille : « Si un incendie éclatait, ce serait terrible. » Sans doute a-t-elle à l’esprit le brasier qui a ravagé l’Opéra-comique, une dizaine d’années auparavant.
Tout n’est que frivolité, élégance, convenances et mondanités. Dans le local réservé au cinématographe les rires fusent. Petits et grands applaudissent, émerveillés par cette nouvelle invention.
Il est 16 heures quand le projectionniste essaie malgré l’obscurité de rajouter de l’éther dans la lampe de projection. Pour éclairer la cabine, son assistant gratte une allumette… c’est le drame !
Au feu !
Le vélum s’embrase en quelques secondes : « Comme une véritable traînée de poudre dans un rugissement affolant, le feu embrasait le décor, courait le long des boiseries, dévorant sur son passage ce fouillis gracieux et fragile de tentures, de rubans et de dentelles. »
La panique est totale. Des centaines de personnes tombent à terre dans la bousculade. Elles ne peuvent se relever, piétinées, écrasées par d’autres qui essaient de fuir cet enfer, s’engouffrant dans des portes trop étroites et tombant à leur tour. « Le sauve-qui-peut général s’est transformé en chacun pour soi ». De véritables torches vivantes sortent du hangar et finissent d’agoniser dans la rue en poussant des hurlements de douleur.
Un journaliste épouvanté note : « C’est un spectacle inoubliable dans cet immense cadre de feu formé par l’ensemble du bazar, où tout brûle à la fois, boutiques, cloisons, planchers et façades, des hommes, des femmes, des enfants se tordent, poussant des hurlements de damnés, essayant en vain de trouver une issue, puis flambent à leur tour et retombent au monceau toujours grossissant de cadavres calcinés ».
Cinq minutes après le premier cri d’effroi, tout est consommé. Les pompiers arrivent trop tard pour espérer sauver qui que ce soit. Leurs lances ne servent qu’à mettre à nu les corps calcinés dont quelques-uns encore reconnaissables sont emportés par les familles. Les plus nombreux, entièrement carbonisés, sont recouverts d’une bâche et dirigés vers le Palais de l’Industrie transformé en dépôt mortuaire. L’odeur de chair brûlée est immonde.
Les femmes d’abord… à la mort
Dès le lendemain, la polémique amplifiée par les journaux ajoute au sordide de la catastrophe. Cent-vingt-neuf corps sans vie ont été retirés des décombres… cent-vingt-trois sont des femmes ! Ces messieurs si distingués ont sauvé leur peau, écrasant dans leur fuite coupable les dames à qui ils baisaient la main quelques minutes avant le drame. Le courage de la duchesse d’Alençon qui a répondu aux jeunes filles qui voulaient la protéger : « Partez vite. Ne vous occupez pas de moi. Je partirai la dernière » et qui périt dans les flammes est opposé à la lâcheté de ces hommes « de la haute », peu scrupuleux.
Le père du très mondain Harry Blount accueille froidement son fils qui est sorti vivant du brasier : « Je préfèrerais te savoir mort là-bas que te voir vivant ici ! »
Un des organisateurs reçoit une missive du père d’une des victimes « Je regrette, monsieur, qu’en qualité d’ancien officier de marine, je sois obligé de vous rappeler que le commandant doit quitter son bord le dernier. »
On peut lire dans le Journal un très sévère réquisitoire dû à la plume acerbe de l’ardente féministe Séverine : « Parmi ces hommes (ils étaient environ deux cents), on en cite deux qui furent admirables et jusqu’à dix en tout qui firent leur devoir. Le reste détala, non seulement ne sauvant personne, mais encore se frayant un passage dans la chair féminine, à coups de pieds, à coups de poings, à coups de talons, à coups de canne. »
Le Petit Journal, passé maître dans la restitution des faits divers, écrit de son côté : « Le feu a fait mourir, dans des souffrances plus atroces que celles infligées aux victimes du barbare Moyen Age, des femmes, des jeunes filles, des enfants ; pour la plupart titrées, riches, heureuses, réunies là pour faire la charité. Le feu a pris sa proie toute vive, et, détail odieux, la mort s’est amusée à dépouiller ses victimes. On a retrouvé nues de chastes jeunes filles, et involontairement, on songeait à la Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, qui aime mieux mourir et ne jamais revoir Paul que de se dévêtir et être sauvée… Ignoble mort qui, plus infâme que le bourreau antique, insultait ainsi sa victime ! »
Les jours suivants, gendarmes et soldats cherchent dans la boue noire encore fumante les bijoux et autres objets de valeur pour les rendre aux familles en deuil, tandis que dans la rue un homme fredonne déjà la complainte du Bazar au son mécanique de son orgue : « Il n’y a plus quand vient la mort, ni rang ni classe… » Plus tard, une complainte, signée Léo Lelièvre, connaîtra un succès populaire :
« Au nom de la fraternité
Et pour soulager la misère
Au Bazar de la Charité
Se presse une foule princière
Mais tout à coup on crie Au feu !
Alors toutes ces nobles femmes
Apercevant d’énormes flammes
Cherchent à s’enfuir de ce lieu… »
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