Madame Fraya. La voyante de 14-18
Il est 2 heures du matin, en ce jour de début septembre 1914. La douceur de la température nocturne n’inhibe pas la peur des Parisiens, un mois après le début des hostilités. Le canon gronde au-delà de l’Aisne, à cent kilomètres de Paris. Ne dit-on pas, parmi les nouvelles les plus affolantes, que Senlis et Creil sont en flammes, écrasées sous les obus allemands. Si les troupes françaises continuent à reculer, les casques à pointe boches défileront bientôt sur les Champs-Elysées. Berlin est désormais bien loin de la victoire et c’est plutôt vers Bordeaux qu’habitants et gouvernement songent à fuir. Au ministère de la Guerre où affluent les renseignements les plus alarmants, le ministre Alexandre Millerand s’interroge sur le sort à venir de la France. La défaite sera cruelle et les conditions d’armistice terribles. Alors, en désespoir de solutions, il se dit que seule la voyance peut lui apporter une réponse immédiate.
L’estafette qui quitte le ministère dans la nuit a pour ordre d’aller quérir sans délai madame Fraya à son domicile, 11 bis, rue d’Edinbourg. « Qu’elle se porte immédiatement à mon ministère », a ordonné Millerand. C’est le destin de la France que je veux voir apparaître. »
Mais qui est donc cette chiromancienne pour être ainsi convoquée par un ministre de la Troisième République, franc-maçon et anticlérical ?
Née Valentine d’Encausse, le 21 mai 1871 à Villeneuve-le-Marsan (Landes), mariée à l’âge de dix-huit ans et déjà mère d’une petite fille, la jeune femme arrive à Paris dans les dernières années du XIXe siècle, avec l’ambition de développer son don de voyance qu’elle tient sans aucun doute de son père. Un concours de circonstances lui permet, grâce à Séverine et Pierre Loti, de s’introduire dans le Tout Paris artistique et politique. Devenue madame Fraya, du nom d’une déesse allemande de la magie, dès lors son cabinet ne désemplit pas. Elle-même dira au crépuscule de sa vie qu’elle avait pu lire l’avenir dans six cent mille mains, leur apprenant leur avenir avant qu’ils l’aient vécu.
Ainsi à Jaurès, qu’elle rencontre à Vichy lors d’une cure, en juillet 1910, elle révèle au tribun socialiste son issue fatale par mort violente, à la veille de la déclaration de guerre. Au prince Youssoupoff, elle annonce au début de l’année 1914 « qu’il assassinerait quelqu’un de ses mains et qu’il aurait l’impression de faire une bonne action. » Ce fut Raspoutine, le 16 décembre 1916.
Quand madame Fraya se présente dans le bureau d’Alexandre Millerand, le ministre est déjà entouré d’Aristide Briand, de Théophile Delcassé, de Louis Malvy et d’Albert Sarraut. Tous ont le visage inquiet de ceux qui craignent d’apprendre la tragique vérité. Aristide Briand, le premier, l’interpelle :
« Il paraît, madame, que vous avez pris la décision de ne pas quitter Paris ?
-C’est exact.
-Pourtant, les Allemands sont déjà à Compiègne ! Senlis et Creil sont en flammes ! Est-ce que vous le savez ?
-Cela ne change rien à ma décision. Je reste. »
Louis Malvy l’interroge sur le sort réservé à Paris.
« Pensez-vous, madame, que les Allemands vont entrer dans Paris ?
-Non, ils n’entreront pas… Aux environs du 10 septembre, ils seront obligés de se retrancher sur l’Aisne… Ce sera l’écroulement de leur plan. »
Delcassé fait part de son scepticisme face à cette prédiction optimiste.
« N’oublions tout de même pas que l’ennemi dispose de stratèges de valeur. Ils ont certainement tout prévu…
-Je ne suis pas de cet avis, lui répond madame Fraya. Ils vont être surpris et dépassés par les événements. »
L’intervention de Millerand est brève :
« Sur quoi vous fondez-vous, madame, pour manifester un tel optimisme dans un pareil moment ?
La voyante n’hésite pas. Calme, elle répond sans ambages : « Les Allemands qui se trouvent à moins de cent kilomètres de Paris n’investiront pas la capitale, car ils seront repoussés in extremis au-delà de l’Aisne. » Ajoutant, devant le regard perplexe du ministre : « Sur un rêve que j’ai eu la nuit dernière, j’ai vu les Allemands reculer. Une date, en gros plan, s’imposait à moi. Le 10 septembre. Et j’entendis cette phrase : “A partir du 10 septembre, le vent va tourner… Dieu va sauver la France”. »
Madame Fraya, comme on le sait, a vu juste.
Sa réputation ne cessera, dès lors, de grandir. Raymond Poincaré et Georges Clemenceau la consulteront. Au premier, elle annoncera en 1917 la victoire future de la France.
« Aussi vrai que je suis assise dans ce fauteuil, je suis absolument certaine de la chute prochaine de l’Allemagne. Le Kaiser est perdu. Dans les mois qui viennent, tout va se liguer contre lui. Au sujet de l’avenir de la France, je puis vous dire que, d’ici la fin de l’année, il se produira un heureux événement. Un grand coup de barre sera donné grâce à une puissante personnalité [Clémenceau] que vous aurez appelée au pouvoir. »
Au second, la folie du Président Deschanel. Une fois de plus vérifiée puisque le malheureux Paul Deschanel sera retrouvé errant le long d’une voie de chemin de fer, en pyjama, après être descendu du train.
Mais la voyante n’était pas toujours infaillible, annonçant à Edouard Daladier qu’il n’y aurait pas de guerre en 1939. « Je puis affirmer que l’immense malaise ne se résoudra pas en catastrophe. »
Durant l’Occupation, elle prédit encore la future défaite du Troisième Reich. La Gestapo s’intéressa de près à son activité et il ne fallut qu’un concours de circonstances favorables pour qu’elle ne soit pas arrêtée. L’écrivain antisémite et collaborateur Brasillach n’hésitera pas, dans son journal, Je suis partout, d’affirmer que « de telles femmes sont néfastes. Elles induisent le peuple en erreur en l’entretenant dans de dangereuses illusions. »
De nombreux artistes et écrivains ont évoqué leur passage dans le cabinet de madame Fraya. « La voyante Fraya, raconte Colette dans ses déboires sentimentaux (alors jeune et aux premiers jours de sa renommée), regarda mes paumes, s’étonna : -C’est… Oh, c’est curieux ! Je n’aurais jamais cru… Il va falloir en sortir… -De Quoi ? –D’où vous êtes. Déménager ? –Aussi, mais c’est un détail. Il va falloir en sortir. Vous avez beaucoup tardé… En quoi, je fus, malgré les termes sibyllins de sa consultation, de son avis… »
La chiromancienne décède à Paris, rue Chardin, en février 1954, vaincue par la maladie. Dans ses dernières paroles, elle affirme : « Vous pourrez dire que Dieu existe, j’en ai maintenant la certitude. Je ne le vois pas encore, mais je devine sa présence… Il est environné d’une éclatante lumière… »
Elle qui fut si proche du milieu politique ne sera accompagnée dans sa dernière demeure que par l’ancien ministre Jean Ibarnégaray.
Madame Fraya possédait une vision personnelle de la vie après la mort, d’après les témoignages recueillis par Simone de Tervagne qui lui a consacré un ouvrage : « Quoique je sois contre le spiritisme parce qu’il nous met en contact avec le monde invisible que nous ne connaissons pas, je dois vous avouer que, bien souvent, j’ai eu, sans les solliciter, des manifestations de décédés… Je crois que la mort réside dans la destruction du corps matériel, mais que notre âme n’est pas atteinte par elle… Je crois en la survie… Je crois aussi que notre passage terrestre a pour but notre évolution, notre perfectionnement grâce à des expériences personnelles. Quant à notre destin, je ne pense pas qu’on puisse le changer, tout au moins dans les lignes générales… Je crois que les événements marquants de la vie de chacun se préparent dans l’invisible et qu’ils sont inscrits d’avance, au moment de notre naissance. L’heure de notre mort, entre autres… »
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