Nostradamus. L’inaltérable prophète
« Il en est des prophéties de Nostradamus comme des nuages dans lesquels, avec un peu d’attention et d’imagination, on trouve tout ce qu’on veut et qui n’y est pas. »
L’abbé Migne, dans son « Dictionnaire des Prophéties » publié en 1852, n’y va pas par quatre chemins pour dire « tout le bien » qu’il pense des 4780 vers inintelligibles de Nostradamus. En son temps, le prophète ne se serait pas outre mesure offusqué de cette diatribe prononcé à son encontre, lui-même avouant qu’il avait écrit ses « Prophéties » « par obtruses et perplexes sentences… sans figures nubileuses… »
Mais qui est donc ce phénomène de la littérature ésotérique, dont les prédictions ne cessent d’alimenter le monde éditorial depuis leur première parution jusqu’à nos jours, en tout plus de deux cents éditions depuis 1555, sans que la source ne se tarisse si l’on considère que ses prophéties portent jusqu’à l’année 3797 ? A ce titre, Nostradamus ne se trompe pas sur lui-même quand il affirme avec un orgueil qui lui est propre : « Immortel je serai de mon vivant ainsi qu’à l’heure de mourir, et plus encore après ma mort mon nom vivra dans l’univers. » Sa seule prédiction non alambiquée qui se soit vraiment réalisée !
Quand Michel de Nostre Dame naît le 14 décembre 1503 à Saint-Rémy-de-Provence, il est l’aîné de huit autres frères et sœurs à venir, fils et filles de Jaume de Nostre Dame et de Reynière de Saint-Rémy. Depuis deux générations, cette famille d’origine juive qui s’est spécialisée dans le commerce de l’orge et du blé, s’est convertie au catholicisme, quittant Avignon pour s’établir à Saint-Rémy-de-Provence. Le gamin ne laisse pas ses maîtres d’étude indifférents. Doué et curieux par nature, il suit ses études classiques à Avignon. A 18 ans, il est reçu maître ès arts ce qui lui permet de continuer comme bachelier et d’obtenir en 1526 son diplôme de médecine.
Etre médecin sous la Renaissance n’est pas un sésame absolu de réussite. Pour parvenir à bien en vivre, il est bon de faire ses preuves, de voyager et, comme pour les artistes, de trouver un protecteur qui assurera couverts, logis et réputation à l’homme de sciences en échange de ses connaissances thérapeutiques et des vertus qui en découlent. Son itinéraire suit d’abord la peste qui envahit tout le sud-ouest du royaume avant de le ramener à Montpellier en 1529 pour y soutenir sa thèse. Mais ce n’est que pour repartir à travers villes et campagnes françaises. C’est à Agen qu’il trouve un premier pied-à-terre en 1533 par son mariage. Le malheur ne l’épargne pas, perdant coup sur coup deux enfants en bas-âge puis son épouse.
Michel de Nostre Dame reprend donc son bâton de médecin itinérant qui le conduit à traverser la Guyenne et le Languedoc avant d’aller visiter l’Italie et la Sicile. Il y acquiert un grand nombre de savoirs et s’initie sans doute à l’astrologie et à l’alchimie, très à la mode dans la péninsule italique. En 1546, le voilà de retour en France, à Lyon puis à Aix où il est appelé pour soigner la peste. Pour en chasser les effets, il a concocté depuis quelques années un remède à base de plantes et de sciure, le tout réduit en poudre et mélangé avec des roses rouges pilées. « On ne trouva aucun médicament, prétend-il, qui fût plus préservatif de la peste que cette composition. Tous ceux qui en portaient à leur bouche en étaient préservés. »
Il est temps pour le médecin errant, âgé de 44 ans, de poser enfin sa malle. En 1547, il prend comme épouse Anne Ponsard, qui lui donnera huit enfants, le couple s’installant à Salon-de-Provence. Michel de Nostre Dame n’a guère fait fructifier sa bourse durant ses pérégrinations. Autant dire que la médecine n’enrichit pas son homme. Aussi décide-t-il d’approfondir la science des astres en créant depuis sa demeure un observatoire.
L’intérêt de Nostradamus pour l’astrologie n’est pas feinte. Au-delà des subsides, il existe un rapport très étroit entre la médecine, les remèdes à apporter aux malades et la position des astres. Rapidement d’ailleurs, il se crée une clientèle au sein de la noblesse et de la bourgeoisie de Salon-de-Provence, n’hésitant pas à se déclarer médecin « astrophile », proposant ses consultations et vendant à qui le veut un horoscope qui lui permet d’arrondir ses fins de mois.
Ecrivain prolixe, il s’intéresse également à rédiger des traités sur les confitures en rapport avec une bonne santé et des méthodes de maquillage afin de préserver un visage ravagé par les années. C’est durant son séjour à Milan que Nostradamus a acquis ce savoir qui devait être efficace si on en juge ses dires : « En mettre une petite quantité dans sa bouche et la faire passer avec sa salive dans la bouche aimée ; celle-ci sera dès lors incendiée d’une telle ardeur qu’elle en mourrait plutôt que de ne pas satisfaire sa passion avec le concours de votre personne. » Fin connaisseur de la vigueur amoureuse, le prophète de Salon n’hésite pas non plus à concocter quelques recettes aphrodisiaques à l’usage des hommes et des femmes. « Prendre de la racine de gingembre blanc car il est meilleur. Dans une casserole à fond épais, faire bouillir le gingembre épluché et coupé en morceaux. Egoutter, puis recommencer l’opération trois fois. Mélanger le gingembre avec 1 kilo de miel et faire bouillir pendant un quart d’heure. Laisser reposer toute la nuit. Recommencer cette dernière opération pendant trois jours de suite. Filtrer le miel et consommer une cuillerée à soupe dès que les ardeurs amoureuses vous manquent. » De quoi, par exemple, ravir Catherine de Médicis que le pauvre Henri II n’arrive pas à satisfaire. Une des raisons majeures de la venue de Nostradamus quelques années plus tard à la cour où il demeurera sept ans. La reine se passionne en effet pour les sciences ésotériques et vit entourée d’astrologues, de mages et de devins comme Cosme Ruggieri. La relation de Nostradamus avec Catherine de Médicis perdurera dans le temps. Pour preuve, dans son périple à travers le royaume accompagnée de son fils Charles IX, la reine n’hésite pas à lui rendre visite.
Le succès aidant, il publie dès 1550 un Almanach, mélange de prophéties, de météorologie et de conseils destinés à se soigner. De ces présages naissent les fameuses « Centuries », publiées dès 1555 à Lyon pour les quatre premières et deux ans plus tard pour les trois autres.
L’écriture « nostradamienne » est conçue pour égarer le lecteur dans le temps. Seulement 0,5% des prophéties sont datées, ce qui ouvre la porte à bien des suppositions. En 1669, Gabriel Naudé, un des nombreux interprètes des « Centuries », ne dit pas autre chose dans son « Apologie pour les grands hommes soupçonnés de magie » : « Ce n’est point merveille si, parmi le nombre de mille quatrains, dont chacun parle toujours de cinq ou six choses différentes, et surtout de celles qui arrivent ordinairement, on rencontre quelquefois un hémistiche qui fait mention d’une ville prise en France, de la mort d’un grand en Italie, d’une peste en Espagne, d’un monstre, d’un embrasement, d’une victoire ou de quelque chose de semblable. » Voilà qui est dit et bien dit !
Pour sa défense, Nostradamus reconnaît lui-même, comme il est de tradition chez la plupart des auteurs de la Renaissance, que la complexité de son écriture et de ses vers découlent d’une volonté de ne pas s’adresser aux vulgaires mais aux lettrés. Dès lors, lecteurs et chercheurs en sont réduits à de multiples interrogations, berceau des polémiques et des controverses.
En son temps déjà, et bien avant de revenir sur la scène médiatique du XXe siècle finissant, Nostradamus fait l’objet de la part de bon nombre de ses confrères, un brin jaloux sans doute de sa réussite, de critiques et de railleries. En 1558, deux pamphlets anonymes paraissent à son égard : « Déclaration des abus, des ignorances et séditions de Michel Nostradamus » qui fait apparaître de nombreuses erreurs dans ses calculs astronomiques et « Le Monstre d’abus ». Deux ans plus tard, il est l’objet d’un calembour : « Nostra damus, cum falsa damus, nam fallere nostrum est, et cum falsa damus, nil nisi nostra damus », ce qui veut dire : « Nous donnons du nôtre quand nous donnons des choses fausses, car tromper est nôtre ».
Nul n’est donc prophète en son pays, c’est bien connu et Nostradamus n’échappe pas aux rumeurs qui le traitent tour à tour « d’ivrogne », de « charlatan malfaisant », de « maléfice juif », « d’immonde coquin », « d’ennemi de la religion catholique », « sorcier et possédé du diable ». « Il boit comme un trou, comme un puits, le fustige un ami, ce bon petit vin de Crau qui ne se transporte pas, mais le transporte en cet état second où tout semble s’expliquer. » On brûle même à Salon son mannequin. Les hommes d’église, notamment, ne se privent pas d’allumer le feu à son propos, partant du fait que tout dépend de la volonté divine et non d’un homme, aussi doué soit-il : « Nostradamus, écrit l’abbé Bonnegarde en 1771, se mêla d’astrologie et de médecine ; il exerça les deux sciences avec la même ineptie… »
Des détracteurs certes mais tout autant des admirateurs de celui qui passe encore de nos jours pour le roi des voyants. Une admiration qui n’a pas cessé de grandir, au rythme des catastrophes et des passages aux siècles et millénaires, écoulés et probablement à venir. Ainsi, compte-t-on en 1989 plus de cent soixante-dix éditions des « Centuries » depuis 1555. Un véritable best-seller intemporel qui porte les prophéties « nostradamiennes » à l’échelle de la mondialisation. N’a-t-on pas ainsi cherché à trouver dans ses quatrains l’attentat du 11 septembre, certains même inventant sur la Toile quelques vers afin de remédier à cet oubli.
Ainsi, à la lecture de bien des études des « Centuries », l’ingéniosité des interprètes dépasse de loin l’imagination du prophète. Que n’a-t-on pas dit sur le fameux quatrain 35 de la première Centurie qui prédirait la mort future du roi Henri II lors d’un tournoi : « Le lyon jeune, le vieux surmontera/ En champ bellique par singulier duelle,/ Dans cage d’or les yeux luy crèvera :/ Deux classes une, puis mourir de mort cruelle. » Que n’a-t-on pas découvert au fil des vers la mort de Marie-Antoinette, la fulgurante ascension de Napoléon, les deux guerres mondiales et on en passe. Que n’a-t-on pas reconnu dans les vers suivants, le portrait d’Hitler : « Neuf ans le règne le maigre en paix tiendra,/ Puis il cherra en soif si sanguinaire/ Par luy grand peuple sans foi et loi mourra,/ Tué par un beaucoup plus débonnaire » ou l’invention de la bombe atomique : « La voix ouye de l’insolite oiseau/ Sur le canon du respiral étage/ Si haut viendra du froment le boisseau/ Que l’homme d’homme sera anthropophage. »
Bataille d’experts, de sémantiques, de grammairiens, de traducteurs en tout genre, de charlatans et d’illuminés pensant détenir la clef secrète de Nostradamus, dans tous les cas, le médecin astrologue aura parfaitement réussi son coup, laissant à la postérité la faculté de découvrir des milliers de sens à ses prophéties, à travers les siècles.
L’humanité n’en a donc pas terminé avec Nostradamus. D’autant plus que l’astrologue cultivera le mystère jusqu’à sa mort, en 1566, abandonnant ses contemporains à une dernière prédiction : « Malheur à celui qui m’ouvrira » fait-il écrire sur sa pierre tombale. Ce dont se moquèrent les révolutionnaires de Salon-de-Provence qui détruisirent sa tombe en 1791. Sans se douter qu’ils venaient de profaner le corps du plus grand pronostiqueur de tous les temps.


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