On a retrouvé le Grand Meaulnes
La fosse est un lieu anonyme. Le temps s’y est figé à l’instant même où la couverture de terre – mélange de boue et de fragments de pierres – s’est refermé sur les corps prisonniers.
La fosse n’est pas un lieu sacré. C’est un trou sans gloire. A oublier. Un lieu commun. Un succédané pour enterrer des cadavres ennemis. Ensevelir leur puanteur et éviter de voir en eux, l’image de son moi à venir.
La fosse commune est un espace désorganisé. Corps jetés à l’encan. Pêle-mêle. Tout le contraire de celle découverte dans les bois de Saint-Rémy-la-Calonne (Meuse), au sud-est de Verdun, là où les hommes sont tombés comme à Gravelotte sous les obus et la mitraille. Là où la terre s’est gorgée de leur sang et l’air, de leurs cris terrifiants de souffrance.
Vingt-et-un corps y sont alignés, sur le dos, tête-bêche, en deux rangées de dix. 5,20 m de long pour 2,60 m de large. Profondeur : 0,40 m. Leurs crânes sont posés le long des parois de la fosse. Membres inférieurs appuyés sur ou sous le thorax de celui qui lui fait face. Le vingt-et-unième n’a pas trouvé sa place dans cet ordre établi. Léon Cahuzac, cultivateur de 32 ans, soldat de 2ème classe, repose sur six de ses camarades.
Le temps écoulé a effacé tout vêtement. Le corps est devenu squelette. Mêlés à la terre, des lambeaux de tissus et des fragments de cuir. Quelques brodequins ont résisté à l’usure, autour des pieds. C’est ici que repose le lieutenant Henri Alban Fournier, dit Alain-Fournier. Le Grand Meaulnes. Disparu le 21 septembre 1914. Recherché avec cette fièvre et cette obstination de ceux qui veulent perpétuer son héritage littéraire.
Tout a si bien commencé ! Dès les premiers temps de l’enfance. A Epineuil-le-Fleuriel, là où ses parents tiennent l’école. Pour Henri Alban Fournier, le XIXe siècle s’achève dans le Cher. A 14 ans. Le double quand il part à la guerre. Entre-temps, le jeune homme est monté à Paris. Etude à Lakanal pour préparer le concours de l’Ecole Normale Supérieure. Puis vient le temps de l’œuvre inaugurale. Imaginée dès 1909. Achevée en 1912. Publiée l’année suivante. Roman-refuge de l’enfance. Roman-solitaire. Roman du silence. Un roman sanctuaire.
Au matin du 2 août 1914, Henri Alban Fournier quitte Cambo-les-Bains. La voiture qui l’emporte vers Mirande (Gers), lieu d’affectation du 288ème Régiment d’infanterie de réserve, puis vers Auch rompt avec le temps de paix et d’écriture de l’auteur du Grand Meaulnes, paru l’année précédente. Inachevés, les manuscrits de « Colombe Blanchet », un roman et de « La Maison dans la forêt », une pièce de théâtre. « Je pars content », écrit-il à sa sœur. Mais la guerre est aussi improbable que le succès. Nul ne sait, dans la gravité de l’heure, quels bras viendront enlacer les hommes après ceux de leurs femmes ou de leurs mères. Ceux de la vie ? Ceux de la mort ?
La guerre de mouvement, qui valse entre les frontières offertes au viol – recul… avancée… recul… avancée… – les jette dans le grand baquet de sang de la guerre. Sans préambule. Sans période de grâce. La saignée est froide. Jaillissantes des fusils. Elle est un présage au malheur.
Le lieutenant de réserve Henri Alban Fournier en prend sa part. Sans se soustraire au danger. D’Auch, il a gagné le front de Lorraine par Bourges et Troyes. 23ème Compagnie. Verdun, dès le mois d’août, est cette ville à défendre. Ou à abattre. Coûte que coûte ! En munitions et en hommes. Du 24 août au 8 septembre, les combats perforent de part en part chaque ligne. Au gré des offensives et des retraits.
Nul ne connaît demain. Chaque jour n’est plus qu’une ration supplémentaire de vie. Du « rab » arraché à la mort. Berlin, atteinte aux vendanges, n’est plus qu’une illusion.
Ce 22 septembre 1914, par un temps pluvieux d’après-midi, le lieutenant Fournier marche avec les vingt hommes de sa 23ème Compagnie dans les bois de Saint-Rémy-de-Calonne, en Haute-Meuse. La veille, les troupes ennemies se sont emparées de la colline des Eparges tout proche. Ordre est donné de la reprendre. Le premier tournant de la guerre se joue alors sur la Marne. Paris à portée d’obus. La 22ème Compagnie, qui s’est écarté de la 23ème, tombe sur un poste de secours prussien. Protégé par la Croix-Rouge. Tirer les premiers est un gage de sécurité. La guerre multiplie l’instinct de survie. Les balles sifflent sous la pluie. Des corps allemands s’effondrent. Cris. Appels. Silence.
La 23ème Compagnie s’élance vers le lieu de la fusillade. Ignorant, ces hommes, qu’ils se trouvent derrière les lignes ennemies. Des coups de feu claquent soudain. Embuscade. Cris. Appels. Silence. Le Grand Meaulnes n’est plus. Jeanne. Sa Jeanne restera orpheline de son amour. Roman et pièce de théâtre inachevés. Et puis : sol retourné. Corps enterrés. Pelletées. Fosse commune. Sommaire. A fleur de terre. Oubliée.
Tenace. Opiniâtre. Michel Algrain et Claude Regnaut l’ont été. Sur le sentier perdu menant à Alain-Fournier, soixante-dix-sept ans se sont écoulés. Durant quatorze années, de 1977 à 1991, ils ont parcouru fiévreusement les archives, arpenté méticuleusement les bois de la Meuse, avançant pas à pas sur les traces égarées de l’écrivain d’une seule œuvre.
Mais la découverte est souvent affaire de hasard et de chance. Ce 2 mai 1991, le guide Jean Louis, fin connaisseur de la région, accompagné d’un gendarme en retraite, tombe sur une excavation. Signalée par un sifflet bref de son détecteur de métaux. Interrompu. Plus strident en le baladant au ras du sol. Fouille impromptue et rapide. La fosse, libérée de sa gangue terreuse, s’ouvre enfin.
La suite appartient à l’archéologie. Minutieuse. Scientifique. Jetant les bases de l’archéologie de la Grande Guerre. Ne laissant rien au hasard. Identification des squelettes. Position des corps. Etude des impacts de balles. Pièces osseuses. Dentition. Objets personnels : tissus, bouts de ceinture, brodequins, plaques d’identité militaire. Mobilier. Répertoriés. Mis en fiche. Sur vingt-et-un corps, dix-neuf sont identifiés. Quinze sont originaires du Gers. Agés de 26 à 48 ans. Tués par la fusillade. Alain-Fournier se trouve bien parmi eux. La quête se termine là où il est tombé.
Reste l’inhumation au cimetière de Saint-Rémy-la-Calonne. Les honneurs. L’hommage national à l’écrivain. La mémoire. D’un homme et d’une œuvre. Unique.


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