Paris noyé ! Mais Paris sauvé ! Paris. Janvier 1910
Le zouave du pont de l’Alma a manqué de se noyer quand il apprit qu’il ne servirait plus de repère pour mesurer le niveau de la Seine, le pont d’Austerlitz lui ayant volé ce droit mais pas la vedette, sa statue demeurant l’une des plus célèbres qui peuplent la capitale et le moyen le plus populaire pour apprécier les caprices du fleuve. Il existe d’ailleurs, à ce titre, une échelle des valeurs. Quand le socle disparaît, à 3,20 mètres, l’état d’alerte est donné. Dix centimètres de plus, à hauteur des orteils, et les voies sur berge sont fermées. Un mètre supplémentaire, à hauteur de sa cheville, signale que les plus hautes eaux navigables sont atteintes.
Depuis 1856, date de sa mise en place, le zouave s’est couvert de repères chronologiques des crues majeures. 5,20 mètres en 1999-2000 ; 6,18 mètres en 1982 ; 7,12 mètres en 1955 ; 7,32 mètres en 1924 et 8,62 mètres en 1910 ! Un record absolu pour le zouave, atteint jusqu’aux épaules ! Mais pas un record historique pour une crue. Le 27 février 1658, la Seine s’épancha avec une telle force qu’elle grimpa jusqu’à 8,96 mètres. Entre ces deux dates, le 26 décembre 1740, avec une hauteur de 8,05 mètres, a laissé son empreinte de désarroi face à une telle montée des eaux.
De ces principales crues, aucune comparaison ne peut être tirée tant les conditions sont différentes sauf qu’elles s’inscrivent avec régularité dans le temps et ce en dépit des ouvrages humains qui tentent d’en régler les causes avant d’en subir les conséquences.
Une entrée en Seine connue !
À une explication géomorphologique se greffe à chaque crue un enchaînement de mauvaises conditions climatiques. Les conditions générales montrent un bassin-versant de la Seine qui présente des pentes faibles d’où un écoulement très lent des eaux et une durée d’évacuation très longue. Du fait de l’interdépendance des différents systèmes hydrologiques, la crue de 1910 se déroule en deux phases successives comme deux ondes qui, l’une après l’autre, submergeraient Paris. Mais les conséquences de la crue auraient été d’une moindre ampleur si, additionnée au refoulement des eaux d’égout, elle n’avait trouvé en empruntant les lignes de voie ferrée Austerlitz-Orsay, Invalides-Les Moulineaux et la Métropolitaine Nord-Sud, un véritable couloir d’inondation qui accéléra l’invasion des quartiers parisiens.
Quant aux conditions climatiques, elles sont détestables en cette période hivernale. De fin décembre à mi-janvier, conjuguée à la fonte des neiges, une pluie fine ne cesse de tomber sur la région parisienne avant de connaître trois phases plus intenses, notamment entre le 17 et le 20 janvier, provoquant la montée des cours d’eau et le début de l’inondation de la capitale et de la banlieue à partir du 23 janvier. Paris noyé se transforme alors pendant une dizaine de jours en cité lacustre avant de panser ses plaies et de réfléchir aux remèdes possibles, la Seine n’ayant retrouvé son lit qu’à partir du 15 mars.
Une crue centennale
La richesse du fonds photographique sur cet événement – relaté pour son centenaire par deux grandes expositions – montre combien l’inondation de 1910 marqua les esprits tant par l’adaptation humaine à de nouvelles conditions de vie que par son importance. Les barques circulant dans les rues de Paris ; les passerelles en bois supportées par des tréteaux ; le système D des habitants pour s’organiser font partie des images fortes de cette inondation, relayés par la presse nationale et internationale qui en fait, durant plusieurs jours, la une de leurs quotidiens, certains tirant à plus d’un million d’exemplaires. C’est dans ces photos et dans les lignes de ces journaux que se retrouve l’âme de cette catastrophe et surtout la formidable capacité des habitants à s’organiser avant de tirer un bilan, léger en nombre de victimes mais lourd en dégâts matériels.
L’Illustration, sous la plume d’Henri Lavedan, et en dépit de son imprimerie inondée, véhicule largement l’information :
« 28 janvier. À ma droite, la Seine débordée vient battre à deux cents mètres les maisons du quai Debilly et la manutention militaire. Une barque longe les murailles, avec prudence et comme en rampant… À grand bruit une pompe à vapeur toute cornante, écarlate et cuivre, débouche de l’avenue de l’Alma. Elle accourt comme le salut, chargée d’une grappe de pompiers qui sautent à terre, tandis que les deux gros chevaux pommelés, impatients, semble-t-il, eux-aussi, de faire leur devoir, entrent déjà dans l’eau qu’ils font jaillir jusqu’aux chaînes du timon… et je regarde l’eau, l’eau qui passe… cortège, caravane liquide… dans une espèce de sinistre et formidable triomphe. C’est la Seine, la Seine de Lutèce qui, toute sortie et pour ainsi dire debout et échevelée dans son vieux lit, roule comme dans un char silencieux, au galop horizontal et furibond de ses immenses attelages limoneux qui l’emportent en se ruant vers la mer. Elle a l’air de dire : « Voilà ce que je fais, quand je veux… »
« Et la rue du Bazar de la Charité pleine d’eau ! Quelle pitoyable, terrible et ironique revanche ! Ainsi, l’eau recouvre – trop tard – le terrain où serpentaient les flammes ! où s’entassaient les corps consumés !…
« À chaque instant, dans cette partie très populeuse du quartier, c’est la même vision, dès qu’on passe devant une rue perpendiculaire au quai d’Orsay : un corridor d’eau entre deux hautes murailles aux fenêtres ouvertes desquelles sont engagés déjà des matelas, des édredons rouges, des couvertures de laine, tandis que des corps aux trois-quarts penchés font de loin des gestes d’appel… bras en l’air…
« Esplanade des Invalides. C’est le gâchis, les marais, océan de boue dans lequel s’enfoncent, plongent et roulent les voitures en torrent les unes sur les autres… Le ministère des Affaires étrangères et toutes les maisons qui bordent les rues de Constantine et Fabert baignent dans cet immonde étang… »
Les images fortes se multiplient à foison dans Paris et les villes voisines, qui n’ont pas non plus été épargnées par la crue.
Un lourd bilan matériel
L’accumulation des dégâts paralyse une partie de l’économie de la capitale. La navigation est stoppée dès le 20 janvier ; l’arrêt de la production d’air comprimé interdit tout fonctionnement des horloges publiques et des ascenseurs ; les usines à gaz sont inondées ; cinq mille cinq cents becs de gaz sont éteints ; les trams ne circulent plus. Trois des six lignes du métro sont inutilisables. L’usine d’incinération ne fonctionnant plus, le préfet de Paris Lépine autorise à jeter, à grand renfort de tombereaux, les ordures à la rivière pour éviter les épidémies, au grand dam des communes en aval. Quatre des dix gares sont inondées au point que soixante-quinze mille chevaux sont réquisitionnés pour assurer le transport.
Un immeuble sur quatre (80 000) est inondé à Paris ; cent cinquante mille Parisiens sont sinistrés ; les dégâts sont estimés à quatre cents millions de francs (un milliard d’euros). Mais au-delà de ces chiffres impressionnants, c’est le bilan humain qui reste exceptionnel : un mort à Paris !
La crue de 1910 a servi de leçon par une prise de conscience des travaux à réaliser pour éviter qu’une telle inondation ne se renouvelle. Hormis le fait reconnu que ce sont les hommes eux-mêmes, par la réalisation de travaux, qui ont ouvert de larges brèches à l’eau, c’est d’abord en amont de la capitale que la prévention se révèle nécessaire en préservant les champs d’inondation afin de permettre à l’eau de s’étaler ; de construire des barrages-réservoirs comme cela a été réalisé entre 1970 et 1990 ; de mettre en place un système d’alerte des crues efficace. Il est alors temps, dans Paris intramuros, de rehausser les parapets, de consolider les quais et d’éviter que les eaux pénètrent dans les égouts par la création de vannes anti-retour.
Bien que domestiquée, la Seine aux muscles de son courant n’en garde pas moins tout son pouvoir, de séduction mais aussi de destruction, tant la vie de l’eau est liée à celle des hommes. À lui d’en respecter le cours ! Car, aujourd’hui, un million de Franciliens aurait les pieds dans l’eau en cas de crue majeure.


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