Peur sur Paris ou le mythe de la Grosse Bertha
29 mars 1918. En ce Vendredi saint, l’église Saint-Gervais, en plein cœur de Paris, est bondée de paroissiens venus célébrer la mort du Christ sur la croix. Sombre pressentiment. Depuis quatre ans, la France s’enveloppe dans un drap de deuil et la prière est un exutoire pour adoucir la peine. Prières, cantiques et prêches résonnent sous la voûte. Quand soudain… !
Laissons à un journaliste du Petit Parisien le soin de relater les premiers instants du drame : « Il était exactement 4 heures 33. Un prêtre venait, selon le rite en ce jour de Vendredi saint, de commenter en chaire les “Sept paroles du Christ”, et la foule des assistants accourus à la cérémonie commençait à quitter par petits groupes la vaste nef où flottaient encore des fumées d’encens.
On venait de réciter les dernières litanies. Dans l’église, comble quelques instants auparavant, il restait encore de nombreux fidèles, pieusement agenouillés et absorbés dans leurs prières.
Soudain, dans le silence impressionnant, un choc effroyable retentit sur le côté gauche de la nef, suivi instantanément par l’effondrement des énormes blocs de pierre qui constituaient le mur de l’édifice.
L’obus, frappant de plein fouet la partie latérale de l’église, avait ouvert, entre deux vitraux, une brèche énorme de quatre mètres de haut sur six mètres de large, qui avait entraîné la chute d’une partie de la voûte.
Des cris, des plaintes s’élevèrent bientôt de l’amas de blocs de pierres effondrés au milieu de la nef sur les fidèles agenouillés… »
Le décor est apocalyptique. « De dessous les blocs de pierre, amassés sur les dalles, au milieu d’un nuage de poussière, écrit Jules Poirier, témoin du drame, des cris déchirants s’élevaient ; des flaques de sang rougissaient les dalles… Certains tués portaient d’affreuses blessures. On en vit le ventre déchiré d’où les entrailles s’échappaient, d’autres les membres brisés pantelants, des visages écrasés : c’était un spectacle d’horreurs, plus horrifié encore par les circonstances dans lesquelles la mort accomplissait son œuvre. Des gens, échappés à la mort ou à la blessure, restaient consternés, immobiles comme des statues de marbre. Nous avons conservé la vision d’une femme d’un certain âge, vêtue de noir, les vêtements couverts de poussière, pétrifiée sur les marches de l’église… »
A la porte de ce qui reste encore debout du sanctuaire, l’abbé Gauthier tente de réconforter les fidèles : « Mes frères, ne vous affolez pas, le danger est maintenant passé. » Pour éviter la panique et respecter les consignes de censure en vigueur depuis le début du conflit, les autorités minimisent au début la catastrophe, ne faisant état que d’une dizaine de morts. Suivies en cela par le Figaro qui publie : « Tous autres renseignements sur ce drame affreux sont interdits par une consigne sage et absolue. »
Le bilan, cependant, est terrible : 91 morts dont 52 femmes et 68 blessés. Parmi les victimes, l’épouse du baron Pierre de Coubertin,
A la nouvelle qui se répand dans Paris comme une traînée de poudre, l’effondrement de l’église Saint-Gervais, proche de l’Hôtel-de-Ville, fait l’effet d’une bombe. La peur s’empare de la ville. Pour les Allemands, Paris est devenue la cible principale. Celle qu’il faut toucher au cœur pour obliger le gouvernement français à capituler.
Depuis le début de l’année 1918, l’Allemagne a déclenché deux offensives, l’une dans la Somme, l’autre dans la Flandre française. Leur avancée est conséquente et Paris n’est plus qu’à cent kilomètres du front. Dès fin janvier, les Gothas allemands frappent la capitale. Une centaine de bombardements auxquels il faut ajouter 27 largages par des zeppelins. Toutefois, l’efficacité du système d’alerte permet à la grande majorité des habitants de pouvoir se réfugier dans le métro, permettant d’épargner de nombreuses vies. Mais à partir du 23 mars, l’effet de surprise est total. Ce jour-là, entre 7 heures 20 et 15 heures, sans qu’aucune alerte ne soit donnée, une vingtaine d’obus sèment la panique, faisant 16 morts et une vingtaine de blessés. Les rumeurs vont bon train. Est-ce un zeppelin volant très haut et indétectable qui a largué ses bombes ? Une nouvelle attaque des Gothas ? En réalité, les autorités savent dès le début de l’après-midi qu’il s’agit d’une pièce à longue portée qui a tiré sur Paris.
Le 24 mars, 22 obus tombent à nouveau sur les habitations parisiennes, provoquant la mort de dix personnes. Les bombardements continuent jusqu’au 9 août 1918, date à laquelle, sous la poussée des armées alliées, les Allemands évacuent leurs pièces d’artillerie. En tout, 183 obus sur Paris et 120 sur la banlieue sont tirés sur la capitale, tuant 256 personnes pour 620 blessés.
La peur, les dégâts provoqués et la rumeur font croire aux Parisiens qu’il s’agit de l’œuvre de la Grosse Bertha, cet énorme obusier, au champ de manœuvre limité car transporté seulement par voie de chemin de fer, fabriqué dans les usines Krupp, à Essen. Ainsi surnommé en l’honneur de la fille du fabricant, Bertha Krupp. Son unique emploi, dès le début du conflit, consiste à bombarder les fortifications belges et françaises (Liège, Namur, Anvers, Maubeuge et Dunkerque), considérablement renforcées depuis la défaite de 1870. Mais la puissance de feu allemande s’est en même temps considérablement accrue. Par bonheur, un fort parvient à résister : Verdun, modernisé du fait de sa position stratégique. La portée moyenne de la Grosse Bertha ne lui permet pas de bombarder Paris. A la différence des trois pièces de canon à longue portée que les Allemands installent en 1918 à 140 kilomètres de Paris, au nord-ouest de Crépy-en-Laonnois, sur le mont-de-Joie puis à l’est de Beaumont-en-Beine, suite aux bombardements de l’aviation et de l’artillerie françaises, une pièce étant détruite dès le 24 mars : « Les verres étaient à peine remplis une deuxième fois, rapporte un soldat allemand, qu’un coup d’artillerie lourde tombe à 250 m de notre poste, en plein milieu de l’installation de la batterie, causant six blessés mais aucun dégât matériel. Quelques minutes plus tard, un deuxième coup à 100 m du premier. Pas de doute, nous étions repérés et on nous tirait dessus (…). Comment trente heures après notre premier coup, les Français avaient-ils pu, d’une part déterminer notre position, (…) d’autre part, mettre en batterie une pièce lourde à une distance de 25 km environ et ouvrir le feu avec une telle précision ? »
Les lignes allemandes enfoncées dès le mois d’août, ces pièces d’artillerie que les Allemands ont baptisées Parisiner Kanone ou Parisgesuschútz, sont détruites pour éviter de tomber entre les mains de l’ennemi tout comme les archives concernant sa fabrication.
Seul subsiste toujours un mythe : celui de la Grosse Bertha qui n’a jamais bombardé Paris !


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