Poilu’s Park ! La parenthèse paisible
Marcel se rappelle. Ce temps durant lequel les shrapnels ne tombent pas encore en déluge de feu sur le Saillant tout proche de Saint-Mihiel. Ce temps de paix – d’avant la guerre – qui le ramène quelques années en arrière quand, cycliste accompli, il vient affronter les meilleurs coureurs sur le vélodrome de Commercy. Au milieu d’un public enthousiaste, venu passer le dimanche en famille, il y côtoie les vedettes de l’époque : les Faber, Lapize, Franck Henry et bien d’autres. Des sportifs que la guerre n’a pas épargnés. François Faber est tombé le 9 mai 1915 ; Franck Henry dès le début des combats, le 9 novembre 1914.
Marcel a été plus chanceux ! Façon de parler ! Le 8 novembre 1916, dans le secteur d’Apremont, un éclat d’obus lui a perforé la cuisse droite. Evacué à l’arrière, il a rejoint Commercy, qui tient de base arrière au 8e Corps d’armée. Le temps de se soigner ; de retrouver l’usage de sa jambe et de retourner au front dont il perçoit le bruit sourd des bombardements qui secouent cette terre ensemencée des corps des combattants.
Marcel est assis dans l’ancien marché couvert de la ville. Au milieu des blessés et des convalescents ; des personnels d’ambulance et de pious-pious arrivés du front pour passer un moment de détente. Et tous ont leurs yeux rivés sur la scène !
Drôle d’histoire, songe Marcel, que cet espace de détente réservé aux Poilus, vite dénommé le Poilu’s Park en comparaison du célèbre Luna Park parisien. Une idée qui a germé dans l’esprit du très sportif général Victor Cordonnier, commandant du 8e Corps d’armée. Le général a compris que face au dur quotidien de la guerre, les hommes ont besoin de détente et de repos pour garder le moral mis à l’épreuve par la durée imprévue du conflit. Il s’en est confié à son collègue, le médecin-major Pierre-Louis Rehm, responsable des quatre hôpitaux de la ville, confronté chaque jour à ces soldats arrivés du front, dévorés par la vermine, le regard perdu et la mort à leurs trousses.
« Le moral du soldat, c’est sa bonne humeur ! » clame le général. Il faut donc leur fournir loisirs et divertissements le temps de quelques heures ou de quelques jours. Qu’à cela ne tienne ! Commercy possède les infrastructures adaptables à ce projet novateur : un vélodrome datant de 1890 qui peut accueillir plus de trois mille personnes et un ancien marché couvert.
Dès décembre 1914, un premier concert-cinéma est organisé, suivi les mois suivants de spectacles divers.
Le sport, avant la déclaration de guerre, connaît un fort développement, notamment en milieu urbain et parmi la jeunesse. Le Tour de France a popularisé le cyclisme ; le football-rugby et le football-association ont fait des émules, côtoyant des sports plus traditionnels comme la gymnastique, l’escrime, la boxe ou les courses. Le sport devient alors un moyen d’émancipation pour un grand nombre de soldats, issus du monde rural qui découvrent ces nouvelles pratiques.
Dès lors, le vélodrome de Commercy se transforme en espace multisports, mélange de compétitions et de divertissements ludiques. Les Poilus-supporters applaudissent aux exploits cyclistes, aux tournois d’épée et de boxe ; aux figures gymniques tout autant qu’aux attractions foraines, le tout gratuitement. Et rien de tel qu’une course en sac, aux ficelles, la pêche aux cigares ou une partie de quilles et de pétanque pour oublier le front et la peur du retour. Quelques instants.
Le Sporting, dans un article publié le 18 août 1915, s’enthousiasme devant les activités proposées : « C’est une petite ville de la Lorraine qui possède un petit vélodrome caché entre des arbres séculaires. Là les JACQUELIN, MEYERS, JENKINS, SCHILLING, etc., et plus près de nous les POULAIN, FRIOL, HOURLIER, etc., se sont fait applaudir.
Depuis la guerre ce coin charmant était délaissé, seule une compagnie de fantassins montait la garde contre les avions. Les beaux jours sont venus, nos sportsmen ne pouvaient laisser ce coin sportif inactif et le docteur REHM qui ne veut pas seulement soulager les blessés, mais procurer aussi aux Poilus de passage un peu de distraction s’y est employé. Il a réussi.
Nos Poilus (les profanes) se regardent et roulent des yeux comme des portes cochères. L’un d’eux explique que c’est son sergent et son caporal qui vont vider une querelle à coups de poing. Il n’en est rien, c’est un véritable match de boxe anglaise entre le sergent MAZIÈRE et le caporal CASSEVILLE, tous les deux du 27ème d’infanterie. Au troisième round, CASSEVILLE mettait knock-out MAZIÈRE par un crochet à l’estomac. Un artilleur voulut bien arbitrer ce match et s’en tira tout à son honneur.
Le vainqueur eut à répondre au défi d’un de ses camarades, le sergent DALTROFF, également du 27ème. Ce match eut lieu le lendemain et fut arbitré magistralement par Monsieur THORN, de la 2ème ambulance anglaise. Il fit la joie de nos Poilus, ne laissant passer aucune faute, et ses termes anglais eurent un gros succès. Les présentations, les lanceurs de défis, etc., tout se passa comme pour un match CARPENTIER-WELLS… »
Le 8 avril 1916, L’Illustration, à son tour, s’intéresse au Poilu’s Park dans un article intitulé « Comment on entretient le moral d’un corps d’armée » : « « L’été 1915 vit naître, à 10 kilomètres des lignes, un Poilu’s Park dont toute la presse fit un éloge étonné. Il y eut, au Poilu’s Park, des parties de football sensationnelles qui mettaient aux prises poilus et tommies, des matches de boxe où l’on admira des ténors du ring, des tournois d’épée, des courses cyclistes, des cross-countries. Et aussi des sports originaux tels la boxe à l’aveuglette, où les adversaires ont les yeux bandés, la pêche au cigare, etc. Et il y eut un championnat du “lancement du calendrier”, sport de guerre où rivalisent les grenadiers les plus “costauds” du corps d’armée. »
Ainsi, ces rencontres internationales permettent aux soldats de chaque nation alliée de se retrouver, de se parler et de fraterniser. De découvrir des modes de vie et de culture différents.
Le général Castanier et le médecin-major Rehm ne se contentent pas de ces épreuves sportives et ludiques. Avec l’aide de « L’œuvre de la Chemise du Combattant », ils distribuent à chaque soldat un trousseau de rechange complet et les encouragent à prendre une douche.
Le succès que connaît le Poilu’s Park les incite à créer une vraie salle de spectacle dans l’ancien marché couvert. Et les deux hommes n’hésitent pas sur les moyens. De Paris vient un décorateur chargé d’agencer le futur Music-Hall pouvant contenir 2500 spectateurs. Chansons et théâtre mais aussi cinéma sont joués dans cette salle dans laquelle se produisent les vedettes de l’époque.
« L’ancien pesage, rappelle le Sporting, est converti en concert où nos meilleurs poilus font entendre les dernières nouveautés parisiennes et font passer à tous nos braves quelques heures de bon temps. La musique d’un des régiments au repos prête son concours. L’estrade peut supporter une barre fixe où de bons gymnastes se font remarquer. On y fait également des poids… »
Mistinguett apparaît sur scène. Le silence tombe sur la salle tandis que les regards se fixent sur la diva. Des regards envieux sur une beauté qui tranche avec leurs corps blessés, mutilés. Mistinguett, entre un rêve et la réalité. Et puis ces couplets qui s’envolent dans la salle suivis des refrains repris en chœur.
Marcel a chanté. Lui, le titi parisien, le cycliste a oublié quelques instants sa blessure. Mais il sait que dans quelques jours, au plus tard quelques semaines, il retournera là-bas. Là où se battent ses camarades de tranchée. Là où l’on meurt plus que de raison. Là où le fracas infernal des obus efface les mots d’une chanson… et les jambes fuselées de Mistinguett.


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