,

Rail man ! L’incroyable voyage à vélo de Lucien Péraire

Au musée de Vladivostok, ville aux confins de la Russie, sur la côte Pacifique face au Japon, est exposée une étrange machine qu’un visiteur s’étonnera de découvrir en ce lieu. Le mystère s’épaissira encore quand il apprendra qu’elle a appartenu à un Français, Lucien Péraire, de passage dans cette ville en 1930, à l’occasion d’un extraordinaire périple qui le mena de la France aux îles indonésiennes. Cinq ans d’une folle expédition digne des plus grands aventuriers !

Lyon. Juillet 1928. L’homme qui pédale en ce jour d’été sur la route, à la sortie de la capitale des Gaules, possède le visage déterminé de celui qui part pour une aventure au long cours sans savoir ni le jour, ni l’année de son retour. Muscles des bras tendus sur le guidon de son vélo, il pédale, sûr de son entreprise, les mollets fermes et puissants, dans l’enthousiasme des premiers kilomètres quand la fatigue et les tracas n’ont pas encore affaibli le corps et l’esprit.

Mais qui est donc cet homme ? Un doux dingue de la bicyclette, désireux de se faire connaître ? Pas vraiment. Un aventurier en mal de sensations fortes ? Peut-être si l’on considère la démesure du projet. Un esprit curieux qui veut s’affranchir des rêves nés dans les livres et découvrir le Monde à la force de ses jarrets ? Probablement comme le sont tous ceux qui ont un jour exprimé le désir de découvrir des terres inconnues. Pourtant, Lucien Péraire n’est pas à proprement parlé un explorateur. Il est avant tout un humaniste qui met sa tête et ses jambes au service d’une cause universelle : l’espéranto.

Lavardac. Petite bourgade de 2000 habitants. Lot-et-Garonne. Ce 26 avril 1906, Maria Lucia Romero, âgée de trente-trois ans, épouse d’Estevan Francisco Ventuta Péraire, de dix ans son aîné, donne naissance à deux jumeaux prénommés Madeleine et Lucien par ordre d’apparition. Le couple vit modestement. Estevan s’embauche comme journalier dans les fermes voisines. Maria Lucia, en dehors de ses neuf enfants, travaille comme bouchonnière, une industrie prospère en ce temps-là dans les Landes et les départements voisins. Chez les Péraire, dont les ancêtres sont originaires d’Espagne, on ne s’attarde guère à l’école. Un brin de savoir suffit pour entrer dans la vie active et apporter quelques subsides au foyer.
En 1917, la Grande Guerre s’éternise. La France manque de plus en plus de bras dans les campagnes. À onze ans, le petit Lucien quitte donc les bancs scolaires pour s’embaucher comme berger dans une ferme de la région. C’est un gamin intelligent et surtout curieux, qui a soif d’instruction. Qu’il travaille chez un réparateur de vélos et il se met en tête de fabriquer sa propre machine. Qu’il exerce son talent chez un charpentier et il apprend les rudiments du calcul. Qu’il fréquente un jeune instituteur et il s’initie à la sténo.
Au service militaire, il se met à l’espéranto par correspondances. Pour quelle raison ? Lucien a grandi avec la guerre et son cortège de morts dont les noms s’égrènent désormais sur les monuments aux morts. « Plus jamais ça ! » Désormais, un autre monde doit naître au sein duquel la fraternité doit tenir lieu de lien entre les peuples. Et quel meilleur moyen pour se parler et pour se comprendre que de posséder une langue universelle. Dès lors, son seul désir sera de parcourir le monde pour porter la bonne parole et s’initier aux us et coutumes des populations rencontrées.
Dans cette formidable entreprise, l’espérantiste Péraire sait qu’il n’est pas seul. Des associations pour la promotion de l’espéranto se sont constituées un peu partout à travers le Monde. Elles seront d’excellents relais pour son voyage intercontinental, compensant ses faibles moyens financiers et en dépit de tous les dangers qui ne manqueront pas de se dresser sur sa route. Un vélo, un peu d’huile de coude et de genoux et surtout une formidable détermination auront raison des difficultés en tout genre. Aussi, quand il découvre dans une revue d’espéranto qu’un jeune Allemand recherche un équipier pour traverser l’Europe jusqu’au Pacifique, il n’hésite pas une seconde.

Le voilà pédalant vers l’est. Dépassant l’Alsace, il pénètre le 29 juillet en Allemagne et rejoint
son équipier. L’Autriche puis la Hongrie traversées, les deux hommes franchissent la frontière polonaise le 16 septembre. Moins d’un mois plus tard, ils foulent le sol de l’Union Soviétique. Le pays sort d’une terrible guerre civile qui a ravagé villes et campagnes. Malgré les tracasseries administratives en tout genre, ils arrivent, grâce aux correspondants espérantistes, à entrer en contact avec une population qui souffre des dures conditions de vie. Ils prennent aussi conscience que circuler en Union Soviétique, hormis le train, est loin d’être une sinécure. Les chemins souvent impraticables sont autant d’obstacles à leur avancée. La solution n’est-elle pas de suivre les lignes de chemins de fer ? Si le vélo n’est pas adapté à circuler sur le ballast, il permet néanmoins de se déplacer plus rapidement tout au long des villes et villages qui jalonnent la voie.
Après avoir visité Odessa et Sébastopol, les deux compagnons se séparent, Lucien Péraire rejoignant Moscou pour la validation de son passeport. Il y demeure le temps que l’hiver libère la terre de sa gangue de neige et de gel, travaillant pour vivre. Le 22 mai, il quitte enfin Moscou, en direction du Tatarstan et de la ville de Kazan, située sur la Volga. C’est dans cette ville qu’il crée une machine sortie de son imagination et des difficultés rencontrées lors de son trajet. Pédaler le long des voies ferroviaires, c’est bien… mais pédaler sur les rails, c’est bien plus pratique et surtout bien plus rapide. Le système, ancien, est connu sous le nom de draisine. Sans doute Lucien Péraire, grand connaisseur de vélos, connaît ce système. Un mois de travail lui est nécessaire avant de s’élancer sur les rails, autorisation en poche.
Une année s’est écoulée quand il parvient à Vladivostok, en Sibérie orientale. Un exploit sans précédent que les habitants acclament avec enthousiasme. Lucien Péraire est même invité à la fête nationale de l’automobile, célébrée le 20 juillet, où il fait la démonstration de son vélo sur rail tout en racontant les péripéties de son voyage à travers l’immensité russe.
Une telle entreprise suscite bien évidemment curiosité et intérêt. La nouvelle parvient au Japon voisin qui désire toucher de près le héros. Le 27 juillet, Lucien Péraire embarque pour l’île du Soleil Levant où des espérantistes l’accueillent et organisent à son égard conférences et réceptions. Il assiste même au 18e congrès national d’espéranto. Il y séjourne trois mois avant de rentrer en Chine.
L’ancien Empire du Milieu est à feu et à sang. L’insécurité règne partout. Les autorités françaises lui conseillent de renoncer à aller plus loin. Lucien Péraire n’en a cure. Il poursuit, à ses risques et périls, sa route. Shanghai, Nankin, Canton où il arrive le 24 décembre 1930. Sept mois plus tard, il se dirige vers l’Indochine. Hanoï puis Saïgon, où le mouvement espérantiste connaît un essor important, l’accueillent chaleureusement. La culture extrême-orientale l’impressionne. Malgré la maladie qui l’oblige à s’aliter plusieurs semaines, il décide de continuer vers le Cambodge puis les îles indonésiennes. Son périple s’arrête là. Les ressources manquent. La fatigue se fait sentir. Il retourne au Japon avant de traverser en train l’URSS et de retourner en France, sans un sou mais l’esprit plein d’espoir de fraternité humaine.
Juillet 1932. La boucle est bouclée. De Paris, il rejoint Lavardac en vélo. Quand il se présente sur le seuil de la maison familiale, sa mère l’accueille par un « Te voilà de retour, idiot ! », loin de se douter du formidable parcours que son rejeton vient d’accomplir.

Cinq années ont passé depuis son départ. Lucien Péraire a désormais vingt-six ans. Peu de jeunes gens de son âge ont voyagé et découvert le Monde autant que lui. Pourtant, « Rail man » ne repartira plus. À cette faim d’aventures succède une vie bien rangée faite de petits bonheurs et de grands malheurs. En 1940, il repart en Allemagne mais cette fois dans le cortège des prisonniers de guerre. Il en revient gravement malade. Ses deux épouses successives, handicapées, requièrent des soins permanents. Il s’y consacrera tout en subissant lui-même plusieurs accidents de travail.

Durant tout son périple, Lucien Péraire a griffonné des pages entières sur des cahiers d’écoliers où il consigne impressions et observations ainsi que tous les détails de son incroyable aventure. Il le fait en témoin de son temps et ne manque pas de critiquer ouvertement la politique colonialiste française laquelle, loin d’apporter le progrès, avilit les peuples et pille ses richesses.
Malheureusement, plusieurs de ces cahiers disparaissent au cours de déménagements successifs. Au début des années 1970, il songe pourtant à publier le récit de son voyage avant d’abandonner, dépité, devant le refus des éditeurs. Un premier texte d’une quarantaine de pages est publié cependant en 1974 puis au début des années 1980 dans la revue espérantiste Monato. Une édition augmentée (110 pages) paraîtra en 1990. Cinq ans plus tôt, il a confié son tapuscrit à la commune de Barbaste (Lot-et-Garonne).
Lucien Péraire décède le 19 novembre 1997 à Lehon (Côte d’Armor) dans l’anonymat le plus complet. C’est à des milliers de kilomètres, au Vietnam, que le souvenir de l’espérantiste à vélo est resté le plus vivace. En 2006, Hanoï fête le centenaire de sa naissance. L’année suivante, un club « Lucien Péraire » est créé à l’université des langues étrangères confirmant la maxime que « nul n’est prophète en son pays ! »

1 réponse

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.