Suzette Labrousse, pucelle ou dinde du Périgord ?

« Si je ne me trompe, la France va être le centre

des grands événements, et comme le berceau

des heureux triomphes… »

Suzette Labrousse

Pour ses plus fidèles partisans, elle fut la nouvelle Jeanne d’Arc, « la pucelle du Périgord », annonciatrice des temps nouveaux ; pour ses détracteurs, qui l’affublèrent du surnom de « dinde du Périgord », elle n’est qu’une illuminée qui profita des temps troublés de la Révolution pour se faire un nom en approchant quelques personnalités de haut rang dans le salon de la duchesse de Bourbon. Une femme « à l’esprit inquiet et chercheur qui s’attache souvent à des gens de goûts, de principes et d’habitudes fort opposés. Qui vit au milieu de tout cela et laisse à chacun son opinion, en réservant la sienne ».

Dans son hôtel de l’Elysée se pressent, lors de soirées spiritualistes, le philosophe de Saint-Martin, Laurent de Jussieu, l’abbé de Saint-Farre, millénaristes, disciples de Messmer, théosophes et visionnaires de tout poil. Au milieu de cette étrange confrérie prophétise la petite paysanne périgourdine, protégée par l’évêque constitutionnel de Sarlat, Pierre Pontard, et par un chartreux, Dom Gerle, qui est devenu son confident.

Il lui en a fallu de la persévérance, à Suzette Labrousse, pour se faire entendre jusqu’à Paris et accéder à la notoriété depuis son petit village de Vauxains, en Dordogne, où elle nait, le 8 mai 1747.

Une éducation maternelle stricte, basée sur la peur de la punition divine, influence son enfance, marquée par l’obsession quotidienne qu’elle met à rechercher Dieu d’une façon matérielle, cherchant à deviner sa silhouette à travers les masses nuageuses qui parcourent le ciel dordognot ou à attendre une manifestation divine qui ne viendra jamais, provoquant de multiples interrogations dans son esprit enfantin jusqu’à envisager le suicide. Suzette n’ira pas jusqu’à ce terme, reculant devant l’interdiction faite par le cinquième commandement de Dieu.

Ce dernier restant muet, elle se tourne, à l’âge de neuf ans, vers Jésus Christ. Présent dans le sacrement, elle entre en contemplation avec lui à travers le crucifix familial, s’immerge dans son être au point de partager ses douleurs. Tandis que les autres enfants s’amusent aux jeux de leur âge, Suzette se mortifie, s’impose des jeûnes, dort sur une planche en bois, assaisonne ses mets de suie et de fiel de bœuf pour les rendre immangeables et s’habille en mendiante. En même temps qu’elle s’imprègne du fils de Dieu, son imagination se peuple de monstres et de spectres qu’elle tente de chasser.

Inquiète devant l’étrange attitude de sa fille, sa mère décide de l’envoyer à Libourne. À charge pour sa sœur de transformer son esprit en lui cherchant un mari qui lui fera oublier ses tourments. Après tout, en dépit d’une mise vestimentaire qui l’a fait plus ressembler à une souillon qu’à une princesse, Suzette dévoile quelques charmes physiques mise à part une légère coquetterie dans le regard, peut-être due à ses longs moments contemplatifs. Mais l’attirance de la chair n’est rien comparée aux desseins plus élevés pour lesquels elle se croit destinée et dont est exclu le mariage. Aussi, après avoir éconduit un jeune homme pieux, elle retourne à Vauxains.

Agée de treize ans, sa ferveur religieuse ne fait qu’augmenter à tel point que sa renommée dépasse le cadre de son village et s’étend aux cantons voisins où des voix évoquent déjà la sainte de Vauxains, ses périodes de mortification où elle se fouette le corps et s’oblige à porter une ceinture hérissée d’aiguilles qu’elle serre toujours plus fort pour punir son corps et chasser ses hallucinations diaboliques qui déferlent dans son esprit et peuplent ses écrits :

« J’ai vu le fort armé contre moi ; ses armes m’agiter, sa puissance déguisée me poursuivre… Mais espérant que dans la suite la lumière et la puissance duquel je suis en la présence me purifiant de ma lèpre, qui est, pour lui, comme une pierre d’aimant, alors, moi purifiée, et lui renversé, ma bouche ne s’ouvrira que pour parler des choses du seigneur. »

Dans ses dix cahiers qu’elle écrit jusqu’en octobre 1785, elle y révèle aussi son opinion sur le siècle, critique ce monde corrompu au sein duquel les ministres de l’Eglise ont sombré dans la prévarication, abandonnant le peuple à sa misère et aux abus, propose des réformes à apporter à l’Etat et à l’Eglise où se confondent les idées jansénistes et la pensée millénariste.

À vingt-deux ans, Suzette projette d’entrer au couvent des Ursulines, à Périgueux. Mais la vie monacale et le devoir de servitude ne sont pas faits pour elle. Pour la seconde fois, elle revient à Vauxains, l’esprit toujours traversé de prophéties mais doutant de l’écoute que les autorités religieuses lui accordent.

La rencontre tant espérée se déroule en 1779. Ses propos sont parvenus jusqu’aux oreilles du chartreux Dom Gerle, qui vient la visiter. Suzette écrit à son propos, le 29 septembre : « Enfin ! Dieu a daigné me manifester sa volonté par la bouche d’un vénérable religieux. Il m’a pressée de me mettre en marche et d’annoncer au clergé de France, et à celui du monde entier plus tard, que l’heure de réformer les abus qui se glissent dans l’Eglise de Jésus-Christ est arrivée. Que les grands seigneurs prennent garde ! Chacun est égal devant le maître ; leurs privilèges sont des iniquités… »

Le religieux est d’autant plus subjugué par les paroles de Suzette qu’elle lui annonce avec dix ans d’avance qu’il sera député aux Etats Généraux de 1789 et que les ordres religieux seront détruits. De quoi flatter l’orgueil de Dom Gerle. Elle prédit aussi que Louis XVI n’aura pas de successeur au trône. Une prophétie mise en péril quand survient la naissance du Dauphin mais qui prendra un tout autre relief à la mort du Roi et de son successeur, Louis XVII, mort dans la prison du Temple en 1795 sans avoir régné.

Confortée par l’intérêt que lui porte Dom Gerle, Suzette Labrousse, du fond de sa Dordogne, exprime des idées de plus en plus réformistes qui froissent une grande partie du clergé assis sur ses privilèges. « Si je ne me trompe pas, nous touchons au temps où l’on dira à tout prêtre ce qu’il fait là : s’il ne se trouve pas être entré par la porte de la bergerie, s’il n’a pas mené son troupeau paître dans les bons pâturages, il sera traité de manière qu’il lui sera trouvé meilleur de se retirer que de demeurer. » Elle poursuit encore : « Vous pensez trop, aux biens de cette vie, sous prétexte de corps, de maisons, d’établissements ; on met la terre à la place du ciel, et soi-même à la place de Dieu… »

À Dom Gerle, qui est devenu son confident vient se rajouter le curé de Sarlat, Pierre Pontard, qui deviendra, sous la Révolution, évêque constitutionnel et fervent partisan des réformes si l’on en croit les lignes suivantes : « La guerre aux tyrans, la paix aux chaumières : que ce soit notre cri et notre signe de ralliement. Que fait encore sur la terre une douzaine de brigands couronnés ? Ne l’ont-ils pas assez désolée ? N’ont-ils pas assez fait répandre de larmes ? leur naissance fut un deuil pour la nature, leur mort sera un bienfait. Qu’attendez-vous donc ? Seriez-vous du nombre de ces hommes idolâtres, stupides adorateurs d’un Roi ? Regretteriez-vous le vôtre ?… »

Quand la Révolution éclate, Suzette, convaincue de ses prophéties, émet auprès des deux religieux le vœu de partir pour Paris afin d’y exposer ses prédictions. « Ce que l’on appelle aujourd’hui révolution n’est qu’un préliminaire nécessaire de ce que doit entraîner après lui l’événement attendu, et n’en est en effet que les symptômes ; que l’univers, à cet instant, se sentira comme régénéré et rempli d’allégresse. L’ordre moral et physique y est même intéressé ; il n’en résultera d’autre destruction que celle des préjugés, et de la cause des mots qui inondent toute la terre… Loin qu’il s’ensuive aucune destruction, les hommes n’en seront que plutôt régénérés. Cependant, il me semble que si on met trop de retard, c’est-à-dire à seconder mes vues, une saignée cruelle s’ensuivra. Dans l’intérêt public, j’ai prévenu quelqu’un de l’Assemblée et leur ai ajouté de mettre la première personne du royaume, ainsi que quelques autres, sous la protection de la Sainte Vierge et de saint Michel, et de faire dire chaque jour une messe pour eux ; et voyant cette crainte en tout citoyen, comme dans l’appréhension qu’elle ne se réalise, j’ai prié ceux qui sont dans le cas d’agir pour moi, que si on y met davantage de délai, de sortir de la capitale et de ses environs, tout ouvrage qui pourrait me concerner. »

En 1790, sa notoriété et la confirmation de ses prédictions ont fini par lui attirer la considération des autorités ecclésiastiques, du moins celles qui se sont prononcées en faveur des réformes. L’évêque Pierre Pontard écrit, le 17 février 1790 : « On écrit à Suzette que le comité ecclésiastique de l’Assemblée vient d’être doublé et qu’il s’occupe à lire ses écrits ; on lui écrit encore qu’elle est désirée de près du tiers de l’Assemblée… »

La même année, les évêques constitutionnels lui adressent une lettre qui démontre tout l’intérêt, mêlé de curiosité, qu’ils portent désormais à la voyante dont ils épousent les prédictions :

« La confiance qu’inspirent en vos vertus et en vos lumières différentes lettres que nous avons vues ici, nous engage à vous prier de vouloir bien nous communiquer en détail l’objet de vos prédictions sur ce royaume, en ce qui concerne la religion et le roi, ainsi que l’ordre civil ; on nous fait espérer que nous touchons au moment d’en voir l’accomplissement. Il serait intéressant d’en avoir de vous-même un détail circonstancié avant l’événement. On annonce que depuis 1779 vous avez prédit la destruction des ordres religieux et la substitution de deux grandes sociétés, l’une d’hommes, l’autre de femmes, dont vous avez tracé, dès ce temps, la fin et les règles. Nous désirons ardemment en avoir communication pour les comparer avec les règles des deux sociétés annoncées, dès 1772, par une demoiselle vertueuse de Paris, et morte en 1776 comme une sainte. Nous avons vu ses manuscrits, qui inspirent une grande piété.

« On nous parle beaucoup de vos écrits, qu’on lit à Paris, et, malgré les recherches les plus exactes, on ne peut rien découvrir ; vous feriez une très bonne œuvre, si vous pouviez nous procurer un exemplaire. On nous annonce aussi un signe merveilleux ; mais on varie tant sur ce qu’il doit être et sur l’époque où il doit arriver, que vous seule pouvez fixer nos idées sur un point aussi intéressant. Nous vous conjurons avec instance, Mademoiselle, de satisfaire à notre pieuse attente. Soyez sûre que personne ne s’intéresse plus que nous au bien de la religion, au bonheur de notre patrie, et à votre gloire, que nous savons bien que vous rapportez à Dieu seul. »

À quarante-trois ans, le chemin de la reconnaissance s’ouvre donc pour Suzette Labrousse. Elle va s’y engouffrer en montant à Paris, sous la protection du député Dom Gerle, de l’évêque constitutionnel Pontard et de la duchesse de Bourbon qui l’accueille dans sa demeure.

En ce temps-là, prophètes et voyantes  sont aussi nombreux à Paris qu’en Palestine à l’époque de Jésus Christ. L’historien Michelet n’écrit-il pas qu’il y eut à cette époque « un essai d’association entre l’illuminisme chrétien, le mysticisme révolutionnaire et l’inauguration d’un gouvernement de prophètes ».

De là, la relation plus ou moins affirmée que Suzette entretient avec Robespierre dont la vertu s’accompagne d’un mysticisme qui le rapproche de la religion dont il veut la régénérescence. « Je serai un jour obligé de remettre en place ce que je cherche à détruire aujourd’hui : la religion. Vous m’aiderez », déclare-t-il à Suzette.

Parlant de l’Incorruptible, elle l’appelle « notre ami Robespierre ». « Son encouragement m’est très agréable, affirme la visionnaire à son propos, car il est bien écouté, c’est un homme savant et qui parle comme un livre. Mais il a des idées effroyables pour arriver à ce qu’il veut. Quelquefois, cet homme me fait peur. »

À contrario, ses adversaires, royalistes pris dans le cercle des Actes des Apôtres, ne ménagent pas Suzette : « Vous avez des vertus qui honorent votre sexe et votre province ; mais votre pauvre tête est organisée à peu près comme l’empire français ; tous les ressorts en sont relâchés et il règne dans votre cerveau une si grande anarchie d’idées, que six grains d’ellébore n’y rétabliraient pas l’équilibre… »

Paris n’est pour Suzette Labrousse qu’une étape de reconnaissance, un piédestal pour prétendre à un dessein plus vaste : atteindre Rome et le Pape pour lui exposer son projet de rénovation et défendre la Constitution civile du clergé.

Le 13 février 1792, à l’Elysée, les évêques constitutionnels Pontard, Desbois, Fauchet, du Bourg-Miroudot auxquels s’associent Dom Gerle, la duchesse de Bourbon, un garde national, Péchausse et le philosophe de Saint-Martin lui offrent leur adhésion, ce qui n’est pas le cas de Louis XVI qui l’a proprement éconduite. S’adressant à eux, Suzette annonce la résurrection du Dauphin, décédé en 1789 et celle de Mirabeau.

Le 17 février 1792, la prophétesse quitte donc Paris, accompagnée d’une vieille servante et riche d’une somme offerte par la duchesse pour le bon accomplissement de son périple. Suzette ne se rend pas directement à Rome mais entame un voyage à travers la France pour faire entendre ses prophéties. La prophétesse passe d’abord par son village natal avant de se rendre à Montauban, Toulouse, Narbonne, puis Béziers, Lunel et Nîmes pour ne citer que les villes les plus importantes. À chaque étape, une foule nombreuse vient l’entendre prêcher. La voilà ensuite à Lyon puis Grenoble avant de partir pour Rome qu’elle atteint vers la mi-août 1792.

Le voyage de Suzette n’est pas passé inaperçu dans les Etats pontificaux ainsi que ses prêches virulents en faveur de la Constitution civile du Clergé, ses diatribes contre l’aristocratie dont elle convient qu’il a été nécessaire « de couper par la racine cette plante vénéneuse ».

On se doute bien de l’accueil qui lui est fait. Chassée dans un premier temps, Suzette Labrousse est arrêtée ensuite et ramenée à Rome pour y être interrogée, une rumeur s’étant propagée sur sa volonté d’assassiner le pape alors que son dessein était d’amener le pontife à se présenter devant l’Assemblée nationale pour « se conjouir avec la nation des faveurs que Dieu veut bien accorder à la terre ».

Prise pour une demeurée peu dangereuse, elle est enfermée au château de Viterbe d’où Suzette refuse d’être libérée avant d’être expulsée. Un messager du Directoire, le citoyen Thouin, qui l’a visitée, écrit à son propos : « Suivant elle, son voyage n’avait pour motif que de prouver au Pape la nécessité d’une réforme dans toutes les parties de la religion, de lui faire adopter ses vues, et surtout de lui prouver que lui-même devait abandonner tout pouvoir temporel, pour s’occuper sans partage du pouvoir spirituel, ainsi que tout le clergé catholique dont il est le chef. Voilà, à ce qu’il me semble, l’objet de la folie de cette femme et c’en est une, sans doute, de croire que le clergé romain, et son chef surtout, abandonne le pouvoir temporel pour se renfermer dans le spirituel. C’est la seule chose qu’il prise, qui fait l’objet de son ambition et dont la possession captive toutes ses facultés ».

Suzette Labrousse revient donc à Paris. Le temps de la Révolution est achevé et avec lui, toutes les illusions que Suzette a prophétisées. La visionnaire ne reniera rien, pensant qu’elle n’a fait qu’une erreur d’interprétation et que le temps lui donnera raison. Vivant recluse, elle meurt en 1821, à l’âge de soixante-quatorze ans. Son confident, l’ex-évêque Pontard, la suivra en 1832, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans, leur offrant la possibilité, à tous les deux, de continuer à se bercer d’illusions.

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