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Sylvain Dornon. Paris-Moscou en échasses

De tout temps, les hommes ont accompli des exploits sportifs, qu’ils en aient eu conscience ou non, le dépassement de soi-même effaçant souvent la simple raison. Mais pour quelques noms retenus par l’Histoire, du soldat de Marathon, en 490 av. J.-C., à Steve Fossett, décédé en 2007, combien d’anonymes qui, en leur temps, avec des moyens de fortune, ont porté leur volonté jusqu’à l’exploit ! Volonté d’aventures sans doute… mais aussi de reconnaissance de soi-même et d’une cause à défendre. Telle est l’extraordinaire prouesse que réalise, en 1891, un petit berger des Landes, passionné d’échasses.

« Il n’a rien à gagner à cela : rien que d’avoir fait un grand effort et d’avoir ainsi montré une plus grande et plus naïve affection pour ceux qu’il va visiter, » dira de lui Emile Sedeyn dans la préface du livre paru après son incroyable performance.

 

Avant d’accomplir cette prouesse sportive, Sylvain Dornon est avant tout un folkloriste passionné de ce moyen de locomotion typiquement landais qui permet aux agriculteurs de cette région d’assurer plus efficacement la surveillance de leurs troupeaux et d’arpenter plus facilement des terres plus ou moins marécageuses. Aussi, quand il prend l’envie à notre berger de quitter la lande pour s’établir boulanger à Arcachon, il emporte avec lui ses échasses. Germe alors l’idée, dans cette station de villégiature, de présenter un spectacle d’échasses devant des touristes ébahis par une telle dextérité à évoluer sur ces bâtons, à 1,20 mètres du sol, marchant, dansant ou courant comme un échassiers des marais voisins.

Premier succès donc qui donne des idées à Sylvain Dornon. Le mitron a des fourmis dans ses échasses et se verrait bien arpenter les rues de la capitale. D’autant plus que l’Europe entière a rendez-vous à l’Exposition universelle qui a ouvert ses portes, du Trocadéro aux Invalides, dominée par un curieux monument, véritable toile d’araignée de fer, objet de toutes les discussions de bistrots parisiens.

Sylvain Dornon, pour qui les échasses n’ont plus aucun secret, possède aussi un sens inné de la communication. Débarquant à Paname, il convoque la presse devant la Tour Eiffel et, ni une, ni deux, se met à grimper mille six cents marches sur ses échasses devant un public médusé. Formidable coup de pub qui servira à l’Arcachonnais pour son exploit à venir. En attendant, retour au bercail car le pain ne lève pas tout seul et il faut bien nourrir sa petite famille. Sans toutefois abandonner ses tournées d’échasses à travers la région.

Mais il est clair que la popularité titillée à Paris par Sylvain Dornon l’incite à renouveler une expérience encore plus marquante qui lui permettra d’atteindre le vedettariat. Quand il apprend qu’un soldat russe vient d’accomplir à pieds le périple Moscou-Paris avant d’être reçu triomphalement dans la capitale, l’échassier se sent pousser des ailes.

« Quand, vers la fin de février 1891, raconte-t-il, un officier russe, le lieutenant Winter, vint à pied à Paris, où il fut l’objet d’une réception enthousiaste, je résolus de lui donner la réplique en faisant mieux encore : je partirais de Paris et irais jusqu’à Moscou, tandis que Winter était parti de la frontière. »

 

Le boulanger d’Arcachon n’est pas homme à perdre du temps. En trois mois, il se fabrique deux bonnes paires de jambe, en expédie une à Moscou en même temps qu’une malle remplie d’affaires de rechange, se procure des cartes plus ou moins approximatives et place dans une sacoche un peu de linge et un revolver. Sait-on jamais ! Sylvain Dornon n’oublie pas non plus de passer un accord avec L’Illustration, qui financera et relatera son voyage de Paris à Moscou.

Béret landais vissé sur son crâne, peau de bique pour le protéger des intempéries, ses échasses bien arrimées aux pieds et voilà notre sportif débarquant à Paris, prêt à réaliser l’exploit de sa vie. Celui qui lui permettra de faire entrer son nom dans la légende.

L’Illustration a bien fait les choses. La nouvelle de son départ a fait le tour des quais de la Seine et c’est devant un public estimé à dix mille personnes que l’échassier s’élance à la conquête de Moscou, le 12 mars 1891.

« A neuf heures et demie, j’arrivai sur la place de la Concorde, à Paris. Mon véhicule ayant été signalé, à cause des échasses qui se trouvaient près du cocher, je fus bientôt entouré par un cercle tumultueux de plusieurs mètres d’épaisseur. Environ trois ou quatre mille personnes m’attendaient là depuis neuf heures, tant était grand déjà le retentissement causé par la presse autour de mon projet. Enfin, arrivé auprès d’une des balustrades qui entourent la place, je sautai à bas de mon fiacre, et je me mis en devoir de chausser les échasses qui devaient me conduire au terme de mon voyage, et, à l’aide de mon grand bâton, je me hissai : j’étais debout, j’étais parti ! Je pris la rue Royale, les boulevards, la rue Drouot ; dans cette dernière se trouvent les bureaux du Figaro, dont toute la rédaction, au grand complet, m’attendait pour m’offrir le vin d’honneur. Les trois mille personnes qui s’étaient obstinées à me suivre se massèrent devant l’hôtel du journal, interceptant la circulation des voitures et poussant des cris et des acclamations diverses. Enfin, après quelques poignées de mains, je reprends ma course par le faubourg Montmartre, la rue Cadet, la rue Lafayette (halte au Petit Journal) et la rue d’Allemagne. À onze heures et demie j’étais hors de Paris ; mais quelques Parisiens me suivaient encore jusqu’à Bondy, où je déjeunai en compagnie de quelques-uns de mes escorteurs. Au bout d’une heure, je me remis en route, à l’effet d’arriver à Meaux dans la soirée, ce que je fis. Je couchai donc à Meaux, à l’hôtel des Trois-Rois, et le lendemain de bonne heure j’étais sur pied pour le départ. »

Partout en France, l’enthousiasme ne se dément pas sur son passage. Le public est à chaque fois au rendez-vous, découvrant ce curieux petit bonhomme perché sur ses jambes de bois. Vins d’honneur et réceptions se succèdent jusqu’à la frontière allemande. Pourtant, Sylvain Dornon a, sans le savoir, mangé son pain blanc. Car les kilomètres qui lui restent à couvrir seront tout sauf une partie de plaisir. L’hiver joue les prolongations, principalement en Russie et c’est parfois sous des tempêtes de neige et par un froid glacial que l’échassier s’avance dans deux pays inconnus, aux langues qui lui sont étrangères et par des routes et des chemins incertains.

« Dès le 19, à Libramon-Recogne, la neige me cloue en place et, malgré l’heure peu avancée, je dois y rester toute la journée…

« Le lendemain à sept heures et demie je me remets en marche. Plus froid que jamais, le vent souffle lugubrement ; une épaisse couche de neige couvre le sol. Je traverse un petit village dont les habitants s’enfuient à mon approche et dont les enfants viennent, sournoisement, me jeter des pierres, pendant que d’autres gens inquiets se barricadent dans leurs basses et misérables cahutes… La neige tombe toujours à gros flocons ; tout essoufflé, je m’abrite un instant sous un rocher que je trouve sur ma route, espérant voir bientôt cesser le temps affreux qui rend mon voyage si dur… »

 

Sylvain Dornon doit aussi affronter l’hostilité des Allemands vis-à-vis de la France. Non qu’il se trouve à cette époque en territoire ennemi mais la montée du patriotisme, exacerbée par la rivalité historique entre les deux puissances, de part et d’autre du Rhin, n’est pas propice à l’accueillir avec autant de fastes que dans la première partie de son parcours.

« Me voilà parti pour Cassel, où j’arrive enfin à dix heures sonnantes ; au milieu d’une foule bigarrée et houleuse, je traverse la ville pour me rendre à un hôtel quelconque. Sur la place Royale j’en trouve un et j’entre ; on refuse de me recevoir ; un peu découragé, je vais à l’hôtel Golze, où on m’accepte cependant. Je suis aussitôt entouré par les membres de la presse allemande venus pour m’insulter. L’un de ces reptiles m’envoie même une carte portant ces mots, reproduits ici textuellement : « Croyez-vous qu’un Allemand oserait traverser la France comme vous traversez l’Allemagne, sans être insulté comme le dis (sic) M. Déroulède et la Ligue des patriotes ? Avez-vous trouvé des barbares ? – Répondez. »

Un événement inattendu le met hors de lui. Répondant à l’invitation d’un cirque qui lui offre le train pour se produire une soirée, Sylvain Dornon est accusé par la presse d’emprunter des moyens de transport illicites. Aussi, c’est sans regret et avec un profond soulagement qu’il quitte le territoire allemand pour pénétrer dans l’immensité russe, la Pologne étant occupée par ces deux nations.

En pleine période d’amitié franco-russe, l’arrivée de l’échassier est considérée tant par le pouvoir tsariste que par la population comme une preuve du lien entre les deux peuples. Sauf que parfois, dans cette campagne reculée, les moujiks prennent peur à la vue de cet énergumène qui les regarde de haut :

« Sur la route que je suivais, et qui, par surcroît, n’était pas une route, je rencontrai une longue file de voitures toutes chargées de poteries diverses en terre. À ma vue, les chevaux prennent peur, s’effraient et s’emballent, les voitures culbutent, la vaisselle tombe, les moujiks crient : c’est un spectacle épique. Enfin on parvient à rétablir l’ordre, les chevaux sont réattelés, et, vérification faite, pas un pot n’est cassé (bien solide la vaisselle, en Russie), ce que voyant, les conducteurs se sauvent en criant que je suis le diable ou le bon Dieu… » Et plus loin :

« Je traverse des pays à demi sauvages où il est impossible d’entrer dans une maison : à ma seule vue les moujiks se barricadent dans leurs pauvres habitations. Je me couvre de ma pelisse et je continue ma route. »

De simples anecdotes car partout ailleurs, ce ne sont que réceptions, vins d’honneur et acclamations d’une foule qui veut voir ce phénomène et l’accompagne sur plusieurs kilomètres.

Le 6 mai, soit cinquante-quatre jours après son départ, Sylvain Dornon parvient en vue de Moscou, le sens du devoir accompli mais épuisé par tant d’efforts et de conditions atmosphériques épouvantables :

« J’avais déjà trop lutté contre la pluie, la neige et les mauvaises routes. Cette fois, harassé et encore mouillé jusqu’aux os des averses des jours précédents, je pouvais à peine me traîner. »

L’entrée officielle du Français, juché sur ses échasses, se déroule le 10 mai, suivie par une foule immense qui l’accompagne jusqu’à l’Exposition universelle qui se tient cette année-là à Moscou. Le pari de Sylvain Dornon est tenu. À raison de cinquante kilomètres par jour, il a parcouru 2850 kilomètres en échasses. Un authentique exploit, unique dans les annales !

L’échassier séjournera encore quelques semaines en Russie, visitera Saint-Pétersbourg  avant d’être reçu par le tsar Alexandre III. Le 28 juin, le boulanger retrouve sa famille à Arcachon qui ne lui réserve aucun accueil digne de son exploit. Qu’importe ! Sylvain Dornon vient d’accomplir son rêve. Modeste, il continuera de promouvoir à travers le pays l’usage des échasses, proposant même à l’armée de constituer un corps d’échassiers. En vain !

Son aventure – celle de la vie – s’arrête en 1900, la mort venant subitement le terrasser à l’âge de quarante ans. Nul ne sait s’il emporta ses échasses pour le grand voyage. Elles auraient pu éventuellement l’aider à courir d’un nuage à l’autre, lui le rêveur de grands espaces.

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