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Trois hommes et le pouvoir

L’arrestation des Chevaliers du Temple, le 13 octobre 1307, ne se résume pas au seul hold-up par le roi de France du trésor des Templiers. Elle s’inscrit aussi au cœur de la lutte que mène le pouvoir royal pour contrecarrer le pouvoir religieux incarné par le pape.

18 mars 1314. Jacques de Molay et Geoffroy de Charnay s’avancent sans broncher vers le bûcher dressé sur l’île aux Juifs, à Paris. Depuis la veille où ils sont revenus sur leurs aveux et clamer leur innocence devant le trio de cardinaux nommé par le pape Clément V, ils connaissent le sort cruel qui les attend. Ils pensent à ceux qui les ont déjà précédés dans la mort et à leurs deux frères du Temple, Hugues de Pairaud et Geoffroy de Gonneville, jugés avec eux mais qui ne sont pas revenus sur leurs aveux.

Eux croupiront à vie en prison tandis qu’ils s’approchent de leurs bourreaux. La suite, c’est le clerc royal, Geoffroi de Paris, qui la décrit : « Le maître, qui vit le feu prêt, s’est dépouillé immédiatement sans peur, et se mit tout nu en chemise. Il ne trembla à aucun moment, bien qu’on le tire et le bouscule. Ils l’ont pris pour le lier au poteau, et lui, souriant et joyeux, se laisse faire. Ils lui attachent les mains, mais il leur dit : “Seigneurs au moins, laissez-moi joindre un peu mes mains, et vers Dieu faire oraison. Car c’en est le temps et la saison. Je vois ici mon jugement, où mourir me convient librement. Dieu sait qui a tort et a péché, le malheur s’abattra bientôt sur ceux qui nous condamnent à tort. Dieu vengera notre mort. Seigneurs sachez que, en vérité, tous ceux qui nous sont contraires par nous aurons à souffrir. En cette foi je veux mourir. Voici ma foi, et je vous prie, que devers la Vierge Marie, dont notre Seigneur le Christ fut né, mon visage vous tournerez.” On lui a accordé sa requête. Et la mort le prit si doucement que chacun s’en émerveilla. »

Vient le tour de Geoffroy de Charnay lequel, avant d’être englouti par les flammes, prononce un vibrant éloge de son maître. Sept ans après la grande rafle des Templiers organisée par Philippe IV le Bel à travers le royaume, l’ordre du Temple n’est plus désormais qu’un tas de cendres qui s’envolera juste pour fournir à la postérité, légendes et fictions. Notamment la fameuse malédiction, attribuée à Jacques de Molay, qui doit s’abattre sur le Roi maudit. Qui n’est pourtant le fait que d’un écrivain du XVe siècle, Paolo Emilio, dont le récit sera plus tard repris par bon nombre d’historiens, dont Maurice Druon dans sa saga des « Rois maudits ».

« Pape Clément !… Chevalier Guillaume !… Roi Philippe !… Avant un an, je vous cite à paraître au tribunal de Dieu pour y recevoir votre juste jugement ! Maudits ! Maudits ! Maudits ! Tous maudits jusqu’à la treizième génération de vos races ! »

Et il est vrai qu’une véritable hécatombe rythmera la suite du règne de Philippe IV : la catastrophique guerre de Cent Ans ; la mort prématurée de ses trois fils, le laissant sans descendance directe ; des brus volages qu’il doit se résoudre à enfermer et, pour finir, une chute de cheval qui l’emporte, le 29 novembre 1314, neuf mois après la crémation des deux chevaliers du Temple. Sans compter les décès du pape Clément V et du chevalier Guillaume de Nogaret, fidèle du Roi.

Alors, pourquoi les Templiers ont-ils été pris en tenaille dans le conflit qui oppose, dès le départ,  Philippe IV et le pape Boniface VIII ?

 Philippe IV le Bel, l’ambitieux

Pouvoir spirituel contre pouvoir temporel ! Telle est la cause de la partie d’échec que se livrent le roi de France et le pape Boniface VIII, chacun avançant ses pions sur l’échiquier de la discorde. Hors de question pour Philippe IV de céder à l’autorité papale, lui qui veut au contraire taxer les biens de l’Eglise dans son royaume. Une hérésie pour le pape qui menace de l’excommunier. Une sanction gravissime que Philippe IV rejette avec dédain, envoyant même une petite armée conduite par Guillaume de Nogaret pour s’emparer, dans sa ville natale d’Anagni, du prélat et le molester au point que le malheureux succombe un mois plus tard, le 11 octobre 1303. Philippe IV a montré sa force. De quoi lui donner de l’ambition pour mettre à bas le troisième pouvoir : celui des Templiers !

 Clément V, le calculateur

Jacques de Molay s’est-il montré trop confiant dans le soutien du pape à défendre son Ordre qui dépend entièrement de son autorité ? Sans aucun doute ! Sauf qu’il existe une clause dans laquelle Philippe IV le Bel s’engouffre : le cas d’hérésie qui relève uniquement de l’inquisiteur, sous autorité royale. A charge donc pour l’inquisiteur Guillaume de Paris de tirer tous les aveux du Grand Maître de l’Ordre.

Le nouveau pape Clément V, premier pape à s’installer à Avignon, sait qu’il ne possède pas toutes les cartes en mains. Au moins tente-t-il de sauver encore ce qui peut l’être du sort des Templiers tout en évitant un conflit armé avec le roi qui tournerait à l’avantage de ce dernier. Le 24 août 1307, il écrit à Philippe IV, exigeant qu’une commission papale enquête sur les accusations proférées à l’encontre des chevaliers du Temple. Refus de Philippe IV. Dans un second temps, il tente d’acquérir les biens des Templiers. Mais Philippe IV ne cède pas. Une entrevue en 1308 entre les deux hommes autorise le pape à interroger les dignitaires templiers. En vain ! Jacques de Molay et ses chevaliers ne rencontreront plus jamais le pontife.

Enfin, au concile de Vienne, devant la menace que fait peser l’arrivée de l’armée française, Clément V prononce, le 22 mars 1312 « l’interdiction perpétuelle des Templiers ». C’en est terminé de leurs chances de pouvoir sauver leur ordre et leurs peaux. Le procès connaît son épilogue en mars 1314. Quatre années d’une parodie de justice durant lesquelles les aveux sous la torture se mêlent aux reniements.

 Jacques de Molay, le Grand Maître

Peu d’éléments percent de la vie de Jacques de Molay avant son entrée dans l’Ordre du Temple. On sait seulement qu’il est né à Molay, dans le comté de Bourgogne, entre 1245 et 1249, d’une famille de la petite noblesse. En 1265, il entre dans l’Ordre à Beaune et part presque immédiatement se battre en Orient. Sans doute est-il présent lors de la perte de Saint-Jean d’Acre puisque on le retrouve à Chypre avec les Templiers réfugiés. C’est dans cette île, après la mort du 22e maître, Thibaut Gaudin, qu’il est nommé Grand Maître du Temple, en avril 1292.

Les historiens s’opposent sur la stratégie de Jacques de Molay à consolider l’action et le pouvoir de l’Ordre. Pour les uns, il n’a pu empêcher l’Ordre de s’affaiblir jusqu’à l’arrestation voulue par Philippe IV. Pour d’autres, il a agi avec diplomatie, peut-être trop proche des Aragonais, ennemis de Philippe IV mais avec un objectif précis : reconquérir les territoires saints aux Mamelouks par une nouvelle croisade à laquelle participeraient toutes les puissances de l’Occident chrétien.

Au demeurant, Jacques de Molay ne porte pas vraiment le roi de France dans son cœur depuis la mort du pape Boniface VIII. Il sait en outre que Philippe IV n’attend qu’une occasion pour mettre la main sur l’Ordre du Temple et ses biens.

Aux rumeurs calomnieuses qui sont proférées contre l’Ordre, accusé de pratiques hérétiques, Jacques de Molay demande qu’une enquête pontificale soit menée pour mettre un terme à ces dénigrements. Réponse favorable le 24 août 1307. Mais il est déjà trop tard. Philippe IV a pris les devants. Le vendredi 13 octobre – jour maudit pour les Templiers – plusieurs centaines de chevaliers sont jetés au cachot puis interrogés. Jacques de Molay, lui-même, est arrêté à Paris après qu’il se soit rendu la veille aux obsèques de l’épouse du frère du roi, Catherine de Courtenay.

Trop confiant dans son pouvoir, le Grand Maître n’a pas vu le piège se refermer. Avec cent quarante autres chevaliers, il est accusé de profanation de croix, d’idolâtrie de tête de chat et de sodomie. Partout, dans le royaume, les chevaliers sont soumis aux interrogatoires et à la torture, les obligeant à des aveux auxquels il cède lui-même. Avant d’être reniés par le plus grand nombre. Ceux-là sont alors déclarés hérétiques et relaps par l’Inquisition. En guise d’exemple, cinquante-quatre chevaliers périssent sur le bûcher, le 11 mai 1310. De quoi impressionner ceux qui voudraient persister !

 De bulle en bulle…

Documents historiques précieux, les bulles pontificales rythment l’évolution du procès de l’Ordre du Temple, montrant au grand jour la crainte du pape Clément V vis-à-vis du pouvoir royal. Le 5 juillet 1308, la bulle Subit assidue met en lumière deux procédures distinctes : l’une concerne les personnes physiques, à savoir les membres de l’Ordre, l’autre vise l’Ordre en tant que personne morale, le but étant de préserver l’Ordre tout en laissant l’Inquisition continuer ses interrogatoires.

Un mois plus tard, le 12 août 1308, la bulle Faciens Misericordiam signe un compromis entre le pape et le roi de France, offrant le droit pour le premier de pouvoir juger les dignitaires de l’Ordre. Cette bulle ne sera pas suivie d’effets, les dignitaires dont Jacques de Molay restant entre les mains de la justice inquisitoriale.

Le 22 mars 1312, lors du concile œcuménique de Vienne, un consistoire secret auquel assistent quelques cardinaux conclut à la dissolution de l’Ordre sans le condamner par la bulle Vox in excelso, seulement rendue publique le 3 avril 1312. Une bulle qui fait suite aux Etats Généraux tenus à Lyon par Philippe IV le Bel.

« Considérant donc l’infamie, les soupçons et les insinuations bruyantes et autres choses précitées qui se sont élevées contre l’ordre, et aussi la réception secrète et clandestine des frères de cet ordre ; que nombre de ces frères se sont éloignés des coutumes générales, de la vie et des habitudes des autres fidèles du Christ, et ceci surtout quand ils recevaient d’autres [hommes] parmi les frères de leur ordre; [que] pendant cette réception, ils faisaient faire profession et jurer à ceux qu’ils recevaient de ne révéler à personne le mode de leur réception et de ne pas quitter cet ordre, en raison de quoi des présomptions se sont fait jour contre eux.

Considérant en outre le grave scandale que ces choses ont fait naître contre l’ordre, qui ne semblait pas pouvoir s’apaiser tant que cet ordre subsistait, et également le danger pour la foi et les âmes ; que tant de choses horribles ont été commises par de très nombreux frères de cet ordre […] qui sont tombés dans le péché d’une atroce apostasie contre le seigneur Jésus-Christ lui-même, dans le crime d’une détestable idolâtrie, dans l’exécrable outrage des Sodomites […] ;
Considérant également que l’Église Romaine a parfois supprimé d’autres ordres illustres pour des faits bien moindres que ceux ci-dessus mentionnés, sans même qu’un blâme soit attaché aux frères : non sans amertume et tristesse de cœur, non pas en vertu d’une sentence judiciaire, mais par manière de provision ou d’ordonnance apostoliques, le susdit ordre du Temple et sa constitution, son habit et son nom par décret irrévocable et valable à perpétuité, et nous le soumettons à une interdiction perpétuelle avec l’approbation du saint concile, interdisant formellement à quiconque de se permettre à l’avenir d’entrer dans ledit ordre, de recevoir ou de porter son habit, ou d’agir en tant que Templier. Quiconque transgressera ceci encourra la sentence d’excommunication ipso facto.
En outre, nous réservons les personnes et les biens de cet ordre à l’ordonnance et disposition de notre siège apostolique, dont, par la grâce de la faveur divine, nous entendons disposer pour l’honneur de Dieu, l’exaltation de la foi chrétienne et la prospérité de la Terre Sainte avant la fin du présent concile. »

Le 2 mai 1312, la bulle Ad providam vient compléter la dissolution de l’Ordre, accordant aux Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem biens et terres de l’Ordre.

 Derniers instants

Auparavant, le 18 mars 1312, Jacques de Molay a écouté la sentence de ses juges. L’abbé de Vertot, dans son « Histoire des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem », rapporte les derniers propos du Grand Maître : « On fut bien surpris lorsque ce prisonnier secouant les chaînes dont il était chargé, s’avança jusqu’au bord de l’échafaud, d’une contenance assurée ; puis, élevant la voix pour être mieux entendu : il est bien juste, s’écria-t-il, que dans un si terrible jour, et dans les derniers moments de ma vie, je découvre toute l’iniquité du mensonge, et que je fasse triompher la vérité. Je déclare donc, à la face du ciel et de la terre, et j’avoue quoiqu’à ma honte éternelle, que j’ai commis le plus grand de tous les crimes ; mais ce n’a été qu’en convenant de ceux que l’on impute avec tant de noirceur, à un ordre que la vérité m’oblige aujourd’hui de reconnaître pour innocent. Je n’ai même passé la déclaration qu’on exigeait de moi que pour suspendre les douleurs excessives de la torture, et pour fléchir ceux qui me les faisaient souffrir. Je sais les supplices que l’on fait subir à tous ceux qui ont le courage de révoquer une telle confession. Mais l’affreux spectacle qu’on me présente n’est pas capable de me faire confirmer un premier mensonge par un second, à une condition si infâme : je renonce de bon cœur à la vie qui ne m’est déjà que trop odieuse. Et que me servirait de prolonger de tristes jours que je ne devrais qu’à la calomnie ?… »

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