Un train par la fenêtre Paris. 22 octobre 1895
En 1872, le Grand Larousse Universel donne sa définition du fait divers : « Sous cette rubrique, les journaux groupent avec art et publient régulièrement les nouvelles de toutes sortes qui courent le monde : petits scandales, accidents de voiture, crimes épouvantables, suicides d’amour, couvreur tombant d’un cinquième étage, vols à main armée, pluies de sauterelles ou de crapauds, naufrages, incendies, inondations, aventures cocasses, enlèvements mystérieux, exécutions à mort, cas d’hydrophobie, d’anthropophagie, de somnambulisme et de léthargie. Les sauvetages y entrent pour une large part et les phénomènes de la nature y font merveille, tels que veaux à deux têtes, crapauds âgés de quatre mille ans, jumeaux soudés par la peau du ventre, enfants à trois yeux, nains extraordinaires… » Pour Louis Chevalier, auteur de l’ouvrage « Splendeurs et misères du fait divers », il n’est que « le marché aux puces de l’Histoire » dans lequel puise abondamment la presse. Et quoi de plus fantastique que le spectacle offert, ce 22 octobre 1895, par la locomotive vagabonde pendue au-dessus de la verrière explosée de la gare de l’Ouest, tel un Léviathan sorti des bouches de l’enfer. Spectacle propice à faire couler l’encre des plumes des journalistes. Scène sidérante que quelques photographes immortaliseront sur leurs plaques de verre, l’offrant à la postérité.
Etre là au mauvais moment. Au mauvais endroit. Destin ou hasard ? Marie-Augustine Aguillard, femme de 36 ans et mère de deux enfants, vend sur la place de Rennes, en contrebas de la gare, les journaux pendus à une perche. Entre l’arrêt du tramway et les voyageurs prenant le train, la clientèle ne manque pas. Ce jour-là, elle remplace son mari. Ses enfants doivent la rejoindre. Il est 4 heures de l’après-midi. Le temps est doux. Rien ne laisse présager… Quand tout à coup… !
Paris, en cette fin de XIXe siècle, est desservi par six gares ferroviaires dont celle de la gare de l’Ouest que des étudiants facétieux ont affublée du nom de Mont-Parnasse. Edifiée en 1852 par l’architecte Victor Lenoir, la gare offre, surplombant la place de Rennes de neuf mètres, une imposante verrière, point final des six voies en cul de sac du hall accueillant les lignes de l’ouest.
Annoncé pour 15h55, le train n°56 en provenance de Granville accuse un retard de quelques minutes. Dans la locomotive 721, le chauffeur Victor Garnier et le mécanicien Guillaume Pellerin ont bien tenté de regagner les quelques minutes perdues. Trop vite sans doute ! Quand, au passage à niveau de la rue du Château, à l’approche de l’entrée en gare, le système de freinage ne répond pas, c’est la panique. Les deux hommes tentent plusieurs manœuvres pour ralentir puis stopper le train. En vain ! Composé de la locomotive, du tender et de quatorze wagons dont dix renferment 123 voyageurs, le convoi déboule dans le hall de la gare à la vitesse de 40 km/h. Trop vite ! Beaucoup trop vite pour stopper sa course folle ! Devant des voyageurs médusés attendant sur le quai, la locomotive devient incontrôlable. D’autant plus que chauffeur et mécanicien se sont éjectés hors de l’habitacle avant d’être broyés. Le butoir en bois et le béton du terre-plein ne résistent pas à l’impact de la machine infernale. La façade de la verrière explose sous le choc, déversant une averse de verre en contrebas. En quelques secondes, l’étroite terrasse s’effondre. La Bête Noire bascule dans le vide, son museau planté dans le sol, écrasant la station de tramway, le tender encore accroché et en équilibre. Dans le hall, les wagons, par bonheur, n’ont pas déraillé. D’immenses blocs de pierre tombent sur la chaussée. Quelques secondes plus tôt, les chevaux du tramway, poussés par leur instinct de survie, ont éloigné le convoi rempli de voyageurs, les sauvant d’une mort certaine. Au sol, écrasée par un bloc de pierre et par le cendrier de la locomotive gît la masse sanglante de la vendeuse de journaux. « La poitrine était défoncée, les intestins apparaissaient parmi les vêtements lacérés ; la tête n’était plus qu’une bouillie rouge où nageaient les yeux et les dents », révèle crûment Le Matin.
Partout, c’est l’affolement. Sur le quai ! Dans les wagons des voyageurs où l’on prend enfin conscience de la réalité ! Place de Rennes à la vue de la locomotive qui a perdu la tête et qui menace, en équilibre, d’entraîner le tender dans sa chute. « Les 123 voyageurs, relate L’Illustration, ont été quittes pour la peur et quelques rares contusions. Quant au mécanicien et au chauffeur, ils avaient été projetés de leur machine, au moment du choc sans se faire aucun mal. »
La rumeur de l’accident fait le tour de Paris. Dans les heures qui suivent, la foule des curieux afflue vers la place de Rennes, attirée par la scène insolite décrite avec un certain humour par le journaliste du Matin dans l’édition du 23 octobre : « Si l’on n’avait à déplorer la mort d’une pauvre femme dans l’accident qui s’est produit hier à la gare Montparnasse, le fait en lui-même soulèverait parmi les foules d’inextinguibles rires. En effet, quoi de plus cocasse, de plus outrancièrement fantaisiste que cette locomotive, remorquant un train tout entier, indocile à la manœuvre des freins, renversant tous les obstacles semés sur sa route par des ingénieurs à l’esprit enfantin, sautant finalement par une fenêtre et dévalant sur une place publique, d’une hauteur de 10 mètres avec l’aisance d’une chatte descendant d’une gouttière. »
La locomotive suspendue fait la une des grands journaux nationaux qui consacrent plusieurs colonnes à l’événement. « Un accident inouï, invraisemblable et tel qu’on en avait encore, croyons-nous, jamais vu à Paris, s’est produit hier à quatre heures de l’après-midi », rapporte Le Petit Journal tandis que Le Temps écrit : « On chercherait vainement dans la liste pourtant si longue des accidents de chemins de fer, un fait aussi extraordinaire que celui dont la gare de Montparnasse a été le théâtre… C’est là, sans doute, un spectacle fantastique, que seul aurait imaginé un auteur de fééries, – et qu’ont pourtant vu, effrayante réalité, se dérouler hier les employés de la gare, comme les promeneurs de la place de Rennes. »
Durant quatre jours, il faut canaliser la foule, chaque jour plus nombreuse, en plaçant des barrières et des agents aux entrées de la place. Le temps pour les ingénieurs et l’expert de trouver le moyen de descendre la locomotive et le tender, en les faisant glisser sur un lit de madriers puis de les évacuer.
Tenus pour responsables, le chauffeur et le mécanicien sont traduits devant le Tribunal correctionnel de la Seine, le 25 janvier 1896. A l’issue des audiences, Victor Garnier est condamné à cinquante francs d’amende et deux mois d’emprisonnement pour avoir dépassé les vitesses autorisées tandis que Guillaume Pellerin est condamné à 25 francs d’amende pour ne pas avoir actionné le frein avant l’entrée en gare.
La catastrophe de la gare de l’Ouest avait eu des antécédents beaucoup plus meurtriers. Le 8 mai 1842, pour ce qui représente la première catastrophe ferroviaire en France, 55 personnes trouvent la mort à Meudon, après le déraillement de leur train. En 1891, un télescopage en gare de Saint-Mandé, suivi d’un incendie, fait cinquante morts.
Aujourd’hui, la gare de l’Ouest, appelée par la suite gare Montparnasse, n’existe plus. Détruite dans les années 1960 pour laisser place à la Tour éponyme. Reste cette photo d’une locomotive, symbole des progrès technologiques du XIXe siècle, réduite à l’état d’une bête fragilisée. Abattue. Presque ridicule dans son attitude.
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !