VI- Le grand vent
En ce début d’année 1817, Rodez frémit de crainte et de peur. Le grand vent de la Révolution est passé. Mais il a déposé des poussières de rancune. Des scories de vengeance. Que la Restauration attise.
Pour mieux comprendre ce qui nous échappe, pour percevoir ce qui respire au cœur des rues et des demeures, au final pour dresser un état des lieux, il faut remonter à la source. A ce réveil des consciences. A ce tourbillon qui a renversé le vieil ordre. A ce basculement des esprits.
- Rodez, c’est un rassemblement de 6000 individus. Des négociants et notables de fonction. Notaires, avocats, magistrats. Propriétaires d’hôtels bourgeois, de terres, de châteaux et de belles demeures à la campagne. Un monde qui s’observe. Se jalouse. Méfiance de la réussite de l’autre. Mais qui se côtoie pour chasser l’ennui d’une ville sans lumière. Tapis de grisaille automnale et printanière. Glace hivernale. Eté sans fard. Impression claustrale au cœur des couvents, des institutions, des remparts. De cette masse cathédrale qui écrase les toits ardoisés.
Et puis à leurs côtés, le petit peuple des gens de peine, des domestiques, des gens de métiers et, au plus bas de l’échelle, les indigents. Nombreux. Véhiculant leur mendicité au gré des rues. Visages émaciés. Ridés. Vêtements loqueteux. Mains tendues aux portails des églises.
On dit la ville fidèle au Roi. Mais on oublie que dans les salons cossus, la flamme des Lumières éclaire les conversations. Que les esprits basculent. Véhiculent leurs idées. Les poussent à agir. Certes pas de Bastille ici à prendre. Crainte de sombrer dans le désordre et la violence. Et puis le peuple a faim. Du coup, l’absolutisme s’envole d’une simple bourrasque qui balaie la cathédrale.
Alors tout s’enchaîne. Les libéraux avancés prennent à présent le pouvoir municipal à la place des modérés. La ville républicaine s’oppose à la campagne, plus réactionnaire. En 1793, la Terreur divise ceux qui ont adhéré aux idées de la Révolution. Regardez le juge Teulat, maire de Rodez en 1791. Montagnard puis royaliste à la fin de l’Empire. En 1817, c’est lui qui dirige l’instruction du meurtre de Fualdès. Pareillement pour l’avocat Mainier ou le magistrat Delauro-Dubez. A contrario, Fualdès, Monseignat ou Sasmayous ne renient en rien leurs idées républicaines.
Et tout se déchaîne. Avec la vente des Biens nationaux, les bâtiments des congrégations religieuses changent de mains. La Chartreuse est transformée en haras nationaux ; le couvent des Capucins, en prison ; celui des Jacobins, en caserne. La cathédrale, en poudrière. Mutation idéologique et urbaine. Renonciations et émigration. Le temps n’est plus à la réflexion. L’action la détermine. Parfois dans la terreur et l’excès. Guillotine dressée au gré des places. On dit que le sang coule en rivière à travers les rues pentues. Trop de sang en vérité pour si peu de cadavres décapités. Trop quand même.
Et puis se calme la tempête. Recherche d’un nouvel équilibre. Sans absolutisme et sans république. Les fonctions changent de mains. Joseph-Régis Delauro, ultra-royaliste, est favorable à un retour des Bourbons. Le voilà pourtant nommé maire de Rodez en juin 1813, renouvelé lors de la première Restauration avant de donner sa démission durant les Cent Jours, remplacé durant cette période du 10 avril 1815 au 10 juillet 1815 par quatre maires successifs (Merlin, Panassier, Richard puis Merlin à nouveau). Delauro retrouve son poste avec le retour du roi et le gardera jusqu’en septembre 1824. Etonnamment, quand Louis XVIII renouvelle en décembre 1814 quinze conseillers municipaux, il nomme une dizaine d’anciens révolutionnaires comme Carrère, Richard, Bergougnan et… Fualdès. Veut-il alors faire taire le procureur qui diligente l’enquête sur l’attaque de la diligence d’Espalion en lui proposant ce poste ? Plus bizarre encore, durant les Cent Jours, Fualdès n’intègre pas la liste des conseillers municipaux alors qu’il a signé l’adresse à Napoléon le 23 avril 1815 et qu’il organise la mobilisation des Fédérés sur le département. Pourtant, malgré son soutien à l’Empereur, Fualdès retrouve son poste de conseiller avec le retour de Delauro avant d’être destitué de cette fonction en avril 1816. Tout cela est bien étrange ! Mais la politique possède des travers insoupçonnés !
Entretemps, l’épuration élimine les révolutionnaires trop compromis des postes majeurs au profit des monarchistes. Dans la charrette, Sasmayous, l’ami de Fualdès, perd son poste de percepteur au profit d’Auguste de Bonald. Monseignat cède sa place au conseil de Préfecture à René de Bonald. Jacques Boyer, fondateur de la loge maçonnique, est écarté de sa fonction de directeur de la poste aux lettres par M. de Saint-Santin. Un nouveau préfet arrive en la personne du comte d’Estourmel alors que le général Pélissier, beau-frère de Delauro, est nommé commandant de l’armée sur le département. Enfin, côté justice, le juge Enjalran venu de Montpellier est installé à la présidence de la cour prévôtale, chargée de juger les affaires relevant de la sûreté de l’Etat. C’est lui qui, au début, aura la charge d’instruire l’affaire et, secondairement, le père de Clarisse Manzon. Celle qui va donner à l’enquête et au procès, son fard dramaturgique. Mais attendons un peu qu’elle entre en scène. Quant à Fualdès, son poste de procureur au criminel est purement supprimé, une mesure prise sur l’ensemble du territoire. A 57 ans, il se retrouve alors sans fonction, obligé de reprendre son métier d’avocat.
Tous ces hommes, qui ont communié ensemble en 1789, se retrouvent dès lors opposés en 1817. Au milieu, la population accablée par la crise des subsistances et la conscription, fatiguée des campagnes napoléoniennes et inquiète des menées ultra-royalistes, aspire à une tranquillité et à un retour à la stabilité économique et commerciale que l’assassinat du procureur vient bouleverser, relançant les rancœurs et les vengeances qui percent depuis le retour des émigrés.
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Comment ne pas penser au rôle de la franc-maçonnerie dans cette métamorphose des esprits ? Quelques heures après la découverte du procureur, c’est bien dans la maison des Maçons que Fualdès est transporté. Que son corps est autopsié. Comme si ses frères désiraient le protéger de ses ennemis.
On raconte que leur présence à Rodez remonterait au milieu du XVIIIe siècle. Que leur influence n’a cessé de grimper sous la Révolution et l’Empire. Passant de 21 membres lors de la création de la Parfaite Union le 3 août 1789 à 38 en 1790, à 67 en 1803 puis à 84 en 1805. Au point que le 17 avril 1794, en dépit du décret de la Convention concernant la dissolution des ateliers maçonniques, la loge achète l’immeuble de la rue Saint-Pierre le Doré (actuelle rue Cusset) pour en faire son siège et son lieu de réunion, ouvert au public sous la forme d’un café. La Maison des Maçons est alors financée par la quote-part apportée par différents frères de la loge.
Qui sont ces frères ? Majoritairement des petits bourgeois favorables aux idées libérales parmi lesquels Sasmayous, ami de Fualdès ; les imprimeurs Carrère et Devic ; Richard, futur fondateur de la première bibliothèque municipale de Rodez ; Rodat et Monseignat… Son principal orateur est le capucin Chabot, futur conventionnel.
On dit que sous l’Empire, les relations à l’intérieur de la loge entre anciens révolutionnaires et royalistes s’enveniment au point de provoquer deux scissions. En 1810, 50 des 80 maçons, parmi lesquels Fualdès et Monseignat, fondent la loge des « Amis réunis » avant de réintégrer la Parfaite Union. Cinq ans plus tard, 53 frères sont exclus. Règlement de comptes. Ceux qui restent, parmi lesquels Fualdès, élu vénérable, et Monseignat représentent l’aile républicaine.
Le 2 février 1817, quelques semaines avant l’assassinat de Fualdès, la loge est dissoute par le préfet d’Estourmel, sur ordre du ministre de la Police, suite à un courrier de l’ultra-royaliste Clausel de Coussergues, dénonçant les agissements subversifs de plusieurs membres de la loge. Le temps de l’épurer de ses membres subversifs et de se reconstituer en 1818.
Le rôle joué par la franc-maçonnerie dans la vie politique ruthénoise apparaît donc clairement en même temps que les rivalités s’accroissent au fil des événements entre anciens révolutionnaires comme Fualdès et J. Cabrol, républicains modérés menés par Monseignat et ultra-royalistes autour de Delauro. De là à dire que ces rivalités ont un rapport avec l’assassinat de l’ex-procureur ?
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Château de La Goudalie. Quinze kilomètres au nord de Rodez. Nous sommes le 17 février 1814 au soir. Un ciel lourd de nuages laiteux s’accroche encore aux toits des bâtiments, recouverts d’une épaisse couverture de neige fraiche. L’homme qui cavale à bride abattue depuis Rodez interpelle un garde :
– Un message urgent pour ton maître.
Hyppolite Goudal se précipite, suivi par son frère René. Il y a là aussi Bancalis de Pruines et Berthier de Sauvigny, chef des Chevaliers de la Foi.
– Le procureur Fualdès est au courant de l’insurrection. Nous sommes trahis, s’exclame Berthier de Sauvigny. C’est le maire Régis Delauro qui nous avertit.
– Que fait-on ? interrogent les nobles aveyronnais.
– La troupe ne devrait pas tarder à arriver. Il faut disperser à tout prix les deux cents mercenaires recrutés pour s’emparer de Rodez et permettre à notre roi d’être couronné dans la cathédrale. Au diable ce procureur et ses indicateurs !
Aussitôt, la cohorte de soldats s’éparpille dans la nature. Quand la troupe se présente au petit matin à La Goudalie, un calme de façade règne sur le château. Seuls, sur le sol craquant de gel, des centaines de pas se dispersent dans toutes les directions.
Ce 17 février 1814, le rêve de voir le roi couronné dans la cathédrale de Rodez s’évanouit.
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Une fois passée l’immense déception, les conjurés s’inquiètent du règlement de la solde des mercenaires. La somme est importante. 25 000 francs. Qu’aucun des nobles ne possède. On ignore qui eut l’idée. Qui organisa l’attentat. Mais le 1er avril de la même année, une patache qui, tous les dix jours, transporte les fonds publics d’Espalion à Rodez, est attaquée par six à huit hommes armés près du château de Vayssettes, à seulement huit kilomètres de la Goudalie. Brève fusillade. Le brigadier Baulès qui commande l’escorte, s’écroule. Les autres gendarmes prennent la fuite. 22 000 francs s’évaporent dans la nature.
Les événements politiques ne laissent pas le temps au procureur Fualdès de diligenter l’affaire. Le 12 mai, Louis XVIII entre dans Paris. Fualdès est dépossédé de ce dossier encombrant. Le 2 septembre 1816, 22 845 francs se volatilisent chez le maire d’Espalion Costes, royaliste convaincu tout comme le sous-préfet d’Espalion Lastic de Saint-Jal, membre des Chevaliers de la Foi. Le hold-up provoque la colère de la population espalionnaise qui y voit la main des ultras. D’autant plus que l’enquête se porte sur quatre notables de la ville hostiles au régime. Epurées de leurs principaux indices, après maintes péripéties politico-judiciaires, les deux affaires se terminent par un double acquittement, le 31 décembre 1817 et le 12 mars 1818.
Mais que sait-on de ces Chevaliers de la Foi ? Qu’ils ont fait du retour du roi sur le trône de France, leur combat. Un retour d’avant 1789. A l’absolutisme. Association du trône et de l’autel. Ne rien concéder. Ni à la République disparue. Ni à l’Empire moribond. Conjugué avec la Terreur blanche. Vengeance du glaive sur les piques de la Terreur tricolore. Vengeance contre « l’ogre corse ».
Société clandestine, fondée en 1809 par Fernand Berthier de Sauvigny. Composée presque exclusivement de nobles qui n’ont pas jeté leurs particules. Qui veulent rétablir leurs titres et leurs privilèges, brûlés dans les bûchers expiatoires de la révolte paysanne. Il y a là dans ce Rouergue royaliste, dans cette « Petite Vendée » du Midi, un cercle de fervents partisans. Les frères Goudal de la Goudalie ; le marquis de Bournazel qui se souvient de son château en flamme ; des piques et des fourches menaçantes de ses paysans aux portes de sa demeure Renaissance ; Louis Cruzy de Marcillac, sous-préfet de Villefranche-de-Rouergue ; l’abbé Marty, cofondateur de la congrégation de la Sainte-Famille avec Emilie de Rodat ; Alexandre de Mostuéjouls ; René de Bonald ; d’autres encore dont les noms restent secrets. Et surtout un nom qui revient comme celui des héros : Louis Bancalis de Pruines. Dit le chevalier de Pruines. Un baroudeur de la contre-révolution qui a rejoint l’armée des émigrés. Agent secret pour la cause royaliste. Casse-cou et Trompe-la-Mort. Arrêté à plusieurs reprises. Evadé aussi souvent. Acquitté par la suite de tous les soupçons qui pèsent sur lui.
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