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Victor Dijols de Lacassagne. L’encagé du Mont Saint-Michel

L’abbé Cosson, curé du Mont Saint-Michel, note sur le registre paroissial en date du 26 août 1746 « avoir inhumé le corps du nommé Dubourg, âgé d’environ trente-six ans, décédé de cette nuit dernière dans une cage située dans le château de cette ville où il était détenu par les ordres de sa Majesté Louis le XVème ». Une cage scellée à même la paroi rocheuse, qui « mesure huit pieds tant en hauteur qu’en largeur et profondeur », obligeant le prisonnier à une quasi immobilité.

Ainsi se terminent les aventureuses péripéties de Victor Dubourg, en réalité Dijols de Lacassagne, né dans une famille de notables espalionnais.

Voué à une carrière de juriste, l’étudiant en Droit romain obtient facilement son diplôme, y ajoutant les licences d’anglais, d’italien et d’allemand ! Mais voilà qu’ayant passé le cap des vingt années, notre homme part à la conquête de Paris avec dans ses poches des lettres de recommandation arrachées à un ami de la famille, Balthazar de Cambon, conseiller au Parlement de Toulouse. Portant beau dans son « habit cavalier », il s’introduit dans les milieux littéraires qui, au cœur du siècle des Lumières, frissonnent d’une fièvre libertaire hostile au pouvoir monarchique incarné par la Cour de Louis XV.

Victor approche, entre autres gloires à la mode, l’octogénaire Fontenelle et l’auteur dramatique Prosper Crébillon. Ce dernier le recommande à son fils Claude qui aborde une carrière de romancier en se taillant une réputation « d’auteur licencieux », ce qui lui vaut quelques succès faciles. Victor l’imite en ajoutant l’impertinence à la grivoiserie, ce qui va attirer l’attention du public… mais aussi celle du Comte d’Argenson, confident du Roi qui lui a confié la responsabilité de la « Librairie », autrement dit de la Censure des Publications !

Celles de Victor Dijols (qui signe sous le pseudonyme de Dubourg) sont désormais interdites. De rage, le jeune publiciste s’écrie : « Il n’y a qu’un seul moyen de me faire tomber la plume des mains, c’est d’éblouir mes yeux par de l’or !!! »

Ce cri du cœur touche l’oreille d’un certain baron Pahi, personnage énigmatique qui hante volontiers les salons de l’ambassade d’Allemagne à Paris. Le Baron procure au jeune journaliste rouergat une place de traducteur dans les services de l’ambassade. L’emploi est rémunéré au-delà de toute espérance mais le baron Pahi propose bientôt à Victor de fuir la France. Il lui procure un passeport autorisant un séjour à Mayence ou à Francfort, territoires étrangers à partir desquels il pourra impunément publier ses brûlots contre la Cour de Versailles. Victor accepte l’offre du baron. Sans soupçonner un instant que son généreux mécène n’est autre qu’un espion de haut-vol au service de l’Empire autrichien…

L’espion a vite discerné qu’il tient un instrument subversif idéal avec Victor assoiffé de gloire… et de vengeance contre le régime qui a censuré ses écrits. Il manipule son protégé en lui offrant les moyens de faire imprimer un pamphlet virulent contre Louis XV et son allié Frédéric II. Victor, ravi, ne lésine pas : au passage, il dénigre la reine d’Espagne, Elisabeth, qui vient de s’allier avec la Cour de France en offrant en mariage l’infante au fils de Louis XV !

Certes, l’auteur a pris la précaution, dans un « avertissement au lecteur » de préciser que cet ouvrage, intitulé « Le Mandarin chinois », est celui d’un écrivain extrême-oriental qu’il s’est contenté de traduire. Mais il a l’imprudence de signer son travail, Victor Dubourg.

Le livre obtient un tel succès en Allemagne qu’une version française circule bientôt à Paris. L’action, bien sûr, se situe à Pékin mais derrière les personnages de fantaisie (calife, bonze, samouraï ou princesse) transparaissent assez vite les visages du roi de France, de l’empereur de Prusse ou de l’impératrice d’Espagne et de sa fille. Les Services de la Librairie de Louis XV ne sont pas dupes. Informé, le monarque confie le soin d’enquêter sur les origines du pamphlet à son ministre de la Guerre, le comte René-Louis d’Argenson. Le ministre échafaude un plan audacieux, ordonnant à une poignée de mercenaires de franchir la frontière allemande clandestinement pour se saisir de Dubourg avec mission de le ramener vif à Paris. Plan couronné de succès. Victor Dubourg est cueilli comme une fleur dans sa chambre d’hôtel à Francfort et, chargé comme un ballot dans un chariot, se retrouve dans un cachot de la Bastille !

Le prisonnier est rapidement éloigné de la capitale. Avant d’être encagé au Mont Saint-Michel.

Nous voici au printemps de 1746. Victor est épuisé par sa longue captivité dans des conditions inhumaines, enserré entre les barreaux de cette cage, héritage des « fillettes » inventées par Louis XI. Plusieurs fois soumis à la question, en guise d’aveu, Victor ne consent qu’à cette concession : « Je me reconnais seulement coupable d’une faute, puisque la traduction du “Mandarin chinois” a eu le malheur de déplaire au plus grand des monarques, Louis XV… »

Au prix de cette flagornerie, le malheureux peut croire avoir apaisé le courroux de son souverain. En effet, les mois passent sans qu’il soit question de nouvel interrogatoire ou de procès. En haut-lieu, on a fait un choix plus cruel en abandonnant le prisonnier à son triste sort. L’oubli s’avèrera préférable à un débat public aux conséquences diplomatiques imprévisibles…

Sombrant dans le désespoir, l’encagé refuse dès lors de s’alimenter et se laisse mourir dans l’horrible cachot au soir du 26 août 1746, loin de son Rouergue natal. Sa tombe n’a jamais été retrouvée dans le cimetière du Mont Saint-Michel où l’abbé Cosson l’a inhumé en désignant le défunt comme étant Victor Dubourg.

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