VIII- Coupables
Rodez. Un piton. Une cathédrale dressée par l’orgueil des évêques. Jaugeant du haut de son clocher plat un paysage de calcaire et de granit, de l’aube claire jusqu’à l’embrasement du coucher. Un leurre d’architecture. Cathédrale de rêve et d’enchantement maquillant le présent. Car, autour de cet écrin, collées comme des maladresses urbaines, se dressent des masures grouillantes. Des cabarets interlopes. Des écuries et des soutes à cochons. Décrotteurs d’immondices puantes. Et tout un monde qui vit dans ce décor d’ombre. Gosses échevelés et morveux. Femmes de bonne et de mauvaise vie. Flopée de petits métiers dont la vie se résume à la stricte nécessité du quotidien alimentaire. Il s’en amuse, le journaliste Hyacinthe Thabaud, de ce décor, quitte à enfreindre toute déontologie pour verser dans un romantisme à la mode et un persiflage mystificateur : « Rodez, bâti sur le sommet d’une montagne, paraît s’appuyer à des montagnes plus élevées encore ; et derrière elle, un soleil couchant de novembre dorait l’horizon, en laissant au-dessous se dessiner en noir les vieux murs de la capitale du Rouergue. Après des circuits sans fin, des gorges à passer, des côtes à gravir ou à descendre, on arrive ; et, en venant de Paris, on aborde une partie de la cité, où les maisons, hautes et serrées, interceptent le jour de très bonne heure. » Il en joue à foisons pour divertir les lecteurs de La Gazette de France. Il s’en délecte dans ses « Lettres du sténographe parisien », inaugurant le reportage judiciaire à la manière de Détective un siècle plus tard et contribuant au sordide de l’affaire. Allant même jusqu’à inventer une évasion de Bastide. Déclenchant un vent d’indignation parmi la population comme cette lettre adressée par un Ruthénois au journal La Quotidienne : « C’est vous-même qui, par la peinture outrageante que vous faites de notre cité, mettez tous les esprits en rumeur, soulevez tous les cœurs contre vous. Accoutumé à répandre dans vos écrits le sel de la critique, vous avez crû fort mal à propos que Rodez subirait patiament vos loix rigoureuses. On n’a pu vous entendre dire sans indignation que cette ville est environée de rochers, qu’elle est inondée de chauve-souris, que les gens y sont sauvages, que les femmes y sont peu jolies… »
Le journaliste à l’habit fleur de pensée, à collet de velours noir et revers châle, cravate haute et chapeau à longs poils large de bords, laisse durant les deux procès de Rodez et d’Alby, couler son encre fantasque sur les feuillets imprimés, substituant à l’éclat de la vérité, la fabrication fascinante d’un tourbillon médiatique.
On connaît le nom de la victime. On apprend le nom des coupables. Et tout cela exige des mises en scène. Des scénarios de vie jetés en pâture. Dévoiler les noms demande une fine progression. Une montée en puissance pour tenir le lecteur en haleine. Du riche et du pauvre. Des enviés et des laissés-pour-compte. Des notables et de la canaille. Un « melting pot » de la hiérarchie urbaine.
Bastide. Son nom est en haut de l’affiche. Pas seulement parce qu’il est grand et riche. Mais parce qu’il est le meneur. L’organisateur. Du moins considéré comme tel. Fort en gueule aussi. En deux jours, il devient le suspect numéro un. Et donc la caution de la rumeur. Et donc le coupable idéal de la justice, qui ne le lâchera plus. Bastide a la gueule de l’emploi : « moins deux pouces ayant six pieds », c’est dire qu’il ne passe pas inaperçu. Regard pénétrant et bouche épaisse. Un type qui ne s’en laisse pas compter. Fait pour diriger. Même les plus funestes desseins. On dit qu’il peut être violent. Mais que ne dit-on pas ? Propriétaire du domaine de Gros. Ami de Fualdès. Plus encore. Presque son fils adoptif. Il mange et loge chez le procureur quand il est en vadrouille sur le piton. Un homme de confiance auquel Fualdès n’hésite pas à confier ses effets de commerce pour qu’il les vende. Mais bon Dieu ! Quelle raison aurait pu inciter Bastide à l’assassiner ? Trop de proximité fait office de culpabilité. Bastide a été vu avec Fualdès une partie de la journée précédant le crime. Il a été vu encore le lendemain, pénétrant dans la maison du procureur. Mais quoi de plus normal quand on connaît ses liens avec la famille. Pas vu, pas pris ! L’adage s’inverse pour Bastide.
C’est aussi sur cette place de la Cité, à l’angle de la rue de l’Ambergue, que logent Jean-Joseph Jausion, son épouse, ses trois enfants et sa belle-sœur, veuve d’un notaire. A 75 mètres de la maison Fualdès. Ce n’est pas la seule proximité entre les deux familles. Une amitié les lie depuis une vingtaine d’années. On se reçoit bien sûr. On parle de la vie à Rodez. De politique et qui sait si la période est complexe. Mais surtout on discute affaires. Echanges. Ventes. Effets de commerce et d’escompte. Titres et fortunes personnelles. Et, à ce titre, Jean Joseph Jausion en connaît un rayon. Il est agent de change. Désigné par ses pairs négociants de la bourse de commerce de Rodez, créée en 1804. Place importante que celle de Jausion. Un notable de la ville. Qui reçoit chez lui. Conseille. L’homme porte beau. Grand, maigre, la cinquantaine, des yeux bleus et vifs, il plait en société. Bien que… On le jalouse. Pour sa réussite. Pour sa raideur d’affairiste. Pour la beauté de son épouse Victoire, la plus belle femme de Rodez dit-on. Et puis, une sale histoire colle à la peau de cet usurier de Jausion. Un infanticide commis avec la complicité de sa maîtresse, Marie Fraisse. Rodez se nourrit au début des années 1810 de cette affaire qui n’est pourtant que racontars et mensonges.
Le voici maintenant se dirigeant vers chez Fualdès. Victoire et sa belle-sœur à ses côtés. Nerveux. Le pas rapide. Peut-être même inquiet. Des condoléances et de la compassion. Mais surtout une attitude ambigüe. Que vont fureter Victoire et sa sœur dans les pièces de la maison ? Dans quel but Jausion fait-il sauter le tiroir d’un meuble de la chambre des Fualdès pour en tirer un sac rempli d’écus. Pour le dépouiller bien sûr ! Mais non ! Tout simplement pour assurer à Marianne Fualdès quelques subsides pour voir venir. C’est du moins ce qu’il déclarera.
Bastide sera l’homme-clef de l’affaire. L’exécutant. Jausion, la tête pensante. Reste plus qu’à leur accoler quelques fripons pour la basse besogne. Et là, c’est l’engrenage. Ils s’appellent Collard, Missonnier, Bach, Bousquié. Des professions de sacs et de cordes. Travailleur de terre ; contrebandier ; coutelier ; homme de peine. Collard est à la colle avec Anne Benoit. Missonnier, un niais « employé dans les drames à distraire les spectateurs et tempérer l’horreur de l’action ». Bach et Bousquier : deux roublards qui trempent dans de minables combines pour arrondir leurs fins de mois. Au soir du 19 mars, ils tirent séparément une bouteille au cabaret de la Rose Féral. On ne peut guère trouver mieux pour s’acoquiner. Bach et Bousquier attendent la livraison de balles de tabac. Collard et Missonnier pour finir la soirée avant de rentrer se coucher. Ce qu’ils feront d’ailleurs vers 21 heures. Pour tous les deux, la roue de l’infortune commence à tourner. Car Bach et Bousquier, arrêtés, font de l’incontinence verbale. Racontent comment ils se sont tous les quatre retrouvés chez les Bancal ; évoquent le cadavre déjà exsangue de Fualdès ; la descente vers l’Aveyron ; désignent Bastide comme le chef. La charrette de l’expiation est pleine. Reste à porter sur ces coupables, le glaive de la justice. Ceux qui tirent les ficelles de ce théâtre de marionnettes ont bien travaillé !
Reste l’imprévu ! L’imprévisible ! Qui est une femme. Clarisse Manzon. Sa vie est une chronologie de l’ennui. Gamine perdue dans la claustration d’un vieux château familial. Mélancolique avant de devenir romantique. Un premier émoi avec un maître-valet. Avant un mariage de raison. Un désoeuvrement pour fuir le fardeau familial. « J’ai pris un mari comme on prend une pilule ». Une maternité quand même mais sans amour maternel. Et puis la fuite à Rodez, chez une tante. Loin de cette vie trop fade. Clarisse veut vivre. Aimer. Et surtout sortir de l’anonymat. Le crime du procureur lui offre le rôle de sa vie.
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Quand est-ce qu’une histoire bascule ? Entraîne l’opinion publique à détenir la vérité ? Dans la chronologie de l’affaire Fualdès, la date du 5 mai 1817 n’est pas anodine. Ce matin-là, le procureur royal Juin de Siran, le commandant militaire le général de Vautré, accompagné du lieutenant Clémendot pénètrent dans la salle du conseil de la prévôté. Un coup de force pour dessaisir le juge Enjalran de l’affaire. Qui ne s’en laisse pas compter, éconduisant les trois hommes. Un véritable camouflet qui ne restera pas impuni. Car Enjalran, sans le savoir, possède un talon d’Achille : sa fille Clarisse qui s’est entiché depuis quelques semaines d’un nouvel amant… le lieutenant Clémendot. Un bellâtre celui-là. Qui s’affiche déjà avec la pétillante Rose Pierret. Eh ! Ne dit-on pas d’elle qu’elle est la plus belle femme de Rodez. Encore une !
Se venger de l’affront. Mais surtout provoquer le lieutenant. Faire jaillir de sa cuirasse sa jalousie et partir à sa reconquête. Clarisse est une romantique. Une architecte d’histoires à combler son ennui. Quelques années plus tôt, n’a-t-elle pas demandé à son mari, le brave officier Marc-Antoine Manzon, de lui rejouer chaque soir la scène de l’amour fou sous sa fenêtre avant de lui accorder ses faveurs nocturnes. Le jeu a duré un temps avant d’épuiser le malheureux époux.
Alors, Clarisse raconte au lieutenant une odyssée amoureuse avec un amant d’un soir, toute droit sortie de son imagination. Sa présence dans le bouge des Bancal. Et ce film d’horreur déroulé sous ses yeux. Le malheureux Fualdès allongé sur la table. La lame qui tranche son cou. Le sang qui coule dans le baquet. Sa découverte par les assassins. Le châtiment au cas où elle parlerait.
Du pain béni pour le trio humilié. On imagine la suite. Le complot tramé dans les coulisses de la justice. La pression exercée sur le père de Clarisse, dessaisie de l’affaire. Et sa fille, prise à son propre piège, obligée d’aller jusqu’au bout de son imagination en lieu et place de la risée. L’âme de l’affaire. L’égérie des trois procès.
Au sang, désormais caillé de la victime ; à l’argent, devenu le mobile criminel s’ajoute dès lors la touche rocambolesque. Celle offerte en pâture aux journaux pour fournir à l’affaire une plus grande consistance. Celle enveloppée de mystères pour semer le trouble et ajouter à la confusion. Le berceau d’une terrible erreur judiciaire.
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Est-il besoin de raconter les trois procès de Rodez et d’Albi ? D’en rapporter l’acte d’accusation ? Les témoignages à charge et à décharge ? Le réquisitoire et les plaidoiries ? Quand les sorts de Bastide, Jausion, Collard, Bach, Bousquier, Missonnier, Anne Benoit, Catherine Bancal et Bessière-Veynac sont déjà scellés. Quand la justice n’est plus qu’une complice de l’exécutif ? Bastide et Jausion ont ressenti cette étrange lassitude que tout est joué avant de combattre ; que toute défense est vouée à l’échec ; que toute charge les rapproche du couperet. Collard lui espère. Peut-être parce qu’il aime Anne Benoit et que l’amour lui sert d’exutoire à la peur. Quant à Anne Benoit, elle craint tant pour son homme qu’elle en oublie sa peine. Bach et Bousquier sont des seconds couteaux auxquels la justice est grée d’avoir tout raconté du crime. Des aveux qui leur sauvent la vie mais leur fait perdre leur âme. Les trois autres sont sans intérêt. Parce qu’ils n’intéressent guère la justice.
Reste l’égérie de l’affaire. Témoin au procès de Rodez. Accusée au procès d’Albi. Clarisse Manzon. Extravagante Clarisse. Pierre angulaire du procès. Ange destiné par la Providence. Prophétesse du mensonge. La Folie-Manzon pour évoquer ces caprices architecturaux de la fin du XVIIIe siècle.
En robe noire garnie autour de la gorge d’un tulle blanc, un chapeau de paille délicatement posé sur sa tête d’où descend un voile blanc lui couvrant les trois quarts du visage, Clarisse illumine la salle du tribunal par sa présence et la fulgurance de ses déclarations intempestives et contradictoires. Obscurcissant plus chaque jour les débats mais provoquant, par ses évanouissements improvisés, l’émotion et l’admiration du public. Ne laissant aux accusés que la portion congrue. Les reléguant au rang de faire-valoir. Offrant à la justice, par le meilleur des réquisitoires, trois condamnés à la charrette. Avant que la grande journée de son histoire s’évapore dans le temps !
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