12 août 1961. Le cauchemar de Berlin (2)
Le Mur. Ses images. Comme un roman-photo d’une histoire honteuse faite d’exploits et de drames. De rires et de larmes. De séparation et d’absence. Parmi tant d’autres, celle de Conrad Schumann. 19 ans. Caporal est-allemand. En faction à l’intersection de la Ruppiner Strasse et de la Bernauer Strasse. Le Mur n’est vieux que de deux jours. En fait, une simple rangée de barbelés à cet endroit. De l’autre côté, le reporter photographe Peter Leibing tient prêt son Exacta. Il a compris. « J’ai gardé mon objectif braqué sur lui pendant plus d’une heure, raconte-t-il. J’avais le sentiment qu’il allait sauter. Je le sentais instinctivement. » Le soldat finit par s’élancer. Sa course. Son envol au-dessus des barbelés. Un souffle vers la liberté. Comme lui, 417 Berlinois de l’Est franchiront le Mur durant le premier mois, profitant des failles du système.
Regardons cette autre photo. L’immeuble sert de frontière. Il suffit d’ouvrir la fenêtre. De s’élancer. Cette femme n’a pas hésité. Nous sommes le 24 septembre 1961. Un Vopo la retient par la main, l’empêchant de sauter. Debout sur le rebord de la fenêtre de l’étage inférieur, un jeune homme de l’Ouest la tire à lui. Sous le regard de la foule, son sort est suspendu entre ces deux hommes. Sa volonté fera le reste. Elle finira par chuter. Il était temps. Les autorités est-allemandes mureront bientôt portes et fenêtres des immeubles frontaliers. Avant de les détruire. Le pays comme une prison.
Un musée à Checkpoint Charlie – ancien siège du quartier général civil – retrace le fil des évasions les plus célèbres. L’histoire de ceux et de celles qui ont franchi le Mur en voiture, à la nage, en lançant un train à grande vitesse. En montgolfière ou en creusant des tunnels. La belle histoire que celle d’Hans Meixner, cet Autrichien tombé amoureux d’une Berlinoise de l’Est. Pour sauver Margit et l’épouser, il utilise une Austin Sprite qui a l’avantage de passer sous les barrières de protection. Au nez et à la barbe des douaniers. Quelques secondes de peur pour une vie de bonheur.
Mais avant tout, le Mur est assassin.
Le 24 août 1961, Günter Liftin, 24 ans, est abattu près de Friedrichstrasse. Le premier tué du Mur. Après Ida Sieckman, tombée de la fenêtre de son appartement frontalier en tentant de s’échapper. Ingo Kriger, lui, ne reverra pas sa dulcinée. Le 11 décembre 1961, ce champion de plongée de 21 ans tente de franchir la Spree. L’eau est glaciale. Trop glaciale. Il est repêché par les gardes sous le regard lointain et affolé de sa fiancée.
Regardons cette photo de la tentative avortée de Peter Fechter. L’une des plus célèbres. Des plus dramatiques. Prise le 17 août 1962. Son corps est emporté par quatre soldats est-allemands. Corps et rêves brisés. A 18 ans. Alors qu’il va franchir le Mur, il est fauché à la jambe par une balle. Personne ne veut intervenir. Son agonie durera plus d’une heure avant d’être récupéré.
Les morts se perpétueront jusqu’au 8 mars 1989. Winfried Freudenberg détient le triste privilège d’être le dernier. Son ballon s’écrase au sol avant de franchir le Mur. Aujourd’hui, le nombre de tués s’élève selon le Mémorial du Mur de Berlin à 136 tués. Quand 50 000 Est-Allemands ont réussi à franchir le Mur.
Le Mur. Ses paroles. C’est John Kennedy, le 26 juin 1963 qui, depuis le Rathaus Schöneberg, déclare : « Il y a 2000 ans, la déclaration la plus fière était Civis romanus sum (Je suis citoyen romain). Aujourd’hui, dans le monde libre, la déclaration la plus fière est “Ich bin ein Berliner” (Je suis un Berlinois).
Beaucoup de gens dans le monde ne comprennent pas vraiment, ou prétendent ne pas comprendre, quelle est la grande différence entre le monde libre et le monde communiste.
Qu’ils viennent à Berlin.
Certains disent que le communisme est la vague du futur.
Qu’ils viennent à Berlin.
Et il y a ceux qui disent, en Europe et ailleurs, qu’on peut travailler avec les communistes.
Qu’ils viennent à Berlin.
Certains reconnaissent que le communisme est un mauvais système, mais qu’il permet le progrès économique.
Qu’ils viennent à Berlin.
“Lass’ sie nach Berlin Kommen !”
La liberté est souvent difficile et la démocratie n’est pas la perfection. Mais nous n’avons jamais dû ériger un mur pour enfermer notre peuple et l’empêcher de s’enfuir… »
Kennedy a commis une faute, employant par erreur l’article ein dans “Ich bin ein Berliner”, ce qui signifie « Je suis un beignet » et non « je suis un Berlinois ».
Vingt-quatre ans plus tard, Ronald Reagan en appelle à Gorbatchev, le 12 juin : « […] Monsieur le secrétaire général Gorbatchev, si vous voulez la paix, si vous voulez la prospérité pour l’Union Soviétique et l’Europe de l’Est, si vous voulez le libéralisme, venez jusqu’à cette porte ! Monsieur Gorbatchev, ouvrez cette porte ! Monsieur Gorbatchev, démolissez ce mur ! » Gorbi ouvrira les portes. Toutes les portes.
C’est aussi le Président du Conseil d’Etat de la R.D.A., Erich Honecker, qui s’exprime, dans une phrase évasive et énigmatique : « Le Mur sera encore là dans cinquante, voire cent ans. Si les raisons de son existence duraient… » Nous sommes le 18 janvier 1989. Me revient alors cette réponse d’un Berlinois de l’Ouest en 1986. A la question posée : « Pensez-vous que le Mur séparera encore longtemps Berlin ? », il répond : « Très longtemps. Beaucoup trop longtemps. »
Alors que les événements s’enchaînent durant l’année 1989, le chancelier Helmut Kohl reste prudent et pragmatique devant la liesse populaire : « Nous nous trouvons maintenant devant l’épreuve de vérité. Au cours de ces journées, nous n’avons cessé de recevoir de nos compatriotes d’en face, de R.D.A., de Berlin, de Leipzig, de Dresde et de bien d’autres villes, un message de prudence – un message qui dit qu’en ce moment heureux, mais aussi difficile, de l’histoire de notre peuple, il est important de rester prudent et d’agir avec sagesse. […] Agir avec sagesse signifie à présent prendre l’exacte dimension de l’évolution internationale, européenne et allemande. »
Reste cette image d’un Rostropovitch jouant du violoncelle devant le Mur, le 11 novembre 1989 tandis que « les pics de mur » travaillent à le démanteler avec pioches et masses.
Le Mur. Métamorphose. Il existe dans l’histoire du Monde des enchaînements irréversibles. Des déferlantes qui emportent tout sur leurs passages. Trop tôt dans la Tchécoslovaquie de Dubcek en 1968. La Pologne de Solidarność en prélude. Vint Gorbatchev en 1985, sa glasnost et sa perestroïka. De Prague à Budapest, de Varsovie à Berlin Est, les peuples comprirent que le temps était venu. Qu’une nouvelle page s’ouvrait. Le séisme fut immense. Solidarność est le premier syndicat légalisé à l’Est. Le Rideau de fer, si étanche, se déchire le 2 mai à la frontière de l’Autriche et de la Hongrie. Une brèche ouverte dans laquelle s’engouffrent des centaines de milliers d’Européens de l’Est.
Le 17 octobre, Erick Honecker est remplacé par Egon Krenz. « Des sorties de territoire sont possibles à tout moment à tous les postes frontières entre la R.D.A. et la R.F.A. y compris Berlin », annoncent les médias le 9 novembre. Des milliers de Berlinois se ruent aussitôt vers le Mur et le franchissent sans intervention policière. La liesse s’empare de la foule. Le vent de l’Histoire vient de tout emporter. Du 9 au 12 novembre, trois millions d’Allemands de l’Est passent à l’Ouest.
La vague touche en même temps la Tchécoslovaquie. La Révolution de velours porte à sa tête l’écrivain Vaclav Havel (29 décembre 1989). Dubcek se tient à ses côtés. Comme un symbole. A Bucarest, les Ceausescu n’ont rien compris, enfermés dans leur palais de béton, dans leur certitude et leur règne de terreur. La mise en scène de Timisoara et la colère populaire ont raison du couple, exécuté le 25 décembre 1989 après un procès expéditif.
La réunification de l’Allemagne est en marche. Tout va très vite ! Tant de temps à avoir attendu cet instant ! Dès le 28 novembre, Helmut Kohl énonce un plan pour l’unité allemande en dix points. Un an sera nécessaire pour officialiser la réunification (3 octobre 1990). Durant toute cette année, le Mur s’est désagrégé. Vendu en morceaux. Devenu souvenirs ou objets pour touristes. Les statues des dirigeants marxistes tombées de leur piédestal. Une cicatrice vieille de 28 ans se refermait.
D’autres murs, depuis, se sont élevés. A Chypre et en Israël. Le président Trump aux Etats-Unis en a fait un slogan de bataille face au voisin mexicain. Pourtant, depuis la vieille muraille de Chine, il n’est point de murs qui ne peuvent tomber ! Les chefs d’état devraient le savoir !
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