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6 juin 1944. La délivrance

« Ok, let’s go » finit par décider Dwight Eisenhower après un instant de réflexion. Calme mais convaincu, le commandant en chef suprême des forces alliées vient, ce 5 juin 1944, de lancer la plus grande invasion de l’Histoire de la guerre : l’opération Overlord.

Que retenons-nous de cet événement majeur qui précipite la fin de quatre longues années d’occupation ? Des noms de lieux (Utah Beach, Omaha Beach, Sainte-Marie l’église…) ; des noms d’opération (Overlord, D Day, Fortitude…) ; des généraux (Eisenhower, Montgomery, Patton…) ; des titres de films cultes (« Le jour le plus long », « Il faut sauver le soldat Ryan »…) ; des messages codés empruntés à Verlaine et des immensités de verdure parsemées de croix blanches… Que sais-je encore ! Tant d’images, de témoignages, de  livres meublent ce temps d’un seul jour qui n’est en fait qu’un maillon de la liberté à retrouver. Un maillon entre l’avant et l’après, susceptible de rompre ou de tenir pour sentir le souffle glacé de la défaite ou le vent léger de la victoire.

Mais il y a, au-delà de tout ce que l’Histoire retient, les noms de tous ces anonymes venus combattre. De ces hommes partis de Grande-Bretagne, des Etats-Unis, du Canada et d’ailleurs ; de ces Français retrouvant le sol natal. De tous ceux-là, nous ne savons rien. Ou presque. De leur vie avant-guerre ? S’ils avaient des femmes et des enfants ? S’ils étaient ouvriers, paysans, enseignants, ingénieurs ou militaires ? Que sont-ils devenus ces hommes qui, serrés dans les longues barges de débarquement lancées dans le roulis des vagues et sous l’infernale mitraille, ont posé leurs pas sur ces plages de sable fin ? Sont-ils morts, frappés de plein fouet ? Ont-ils continué d’avancer, mus par le souffle du courage ? Les noms de lieux, d’opérations, les sigles et les codes sont sans aucun doute des points d’ancrage de l’histoire du débarquement. Mais n’oublions pas que ce sont ces quelques 150 000 hommes débarqués ce 6 juin 1944 en Normandie qui en font sa richesse.

Eisenhower et l’état-major le savent mieux que quiconque. Le D Day de l’opération Overlord est dépendant des conditions météorologiques. Et ce 4 juin 1944, jour prévu à l’avance, le temps sur la Manche est exécrable. Vent violent, forte houle, peu de visibilité. L’opération est reportée. Ce début de mois de juin est pourri. Comme si le temps devenait un ennemi supplémentaire. Imprévisible. Sauf qu’une fenêtre de 36 heures, entre le 5 et le 6 juin, offre une relative accalmie. Ne plus perdre de temps. Pour les hommes engagés. Aux risques aussi que les services de renseignement allemands découvrent le vrai lieu du débarquement.

« Let’s go » ! Pour les soldats confinés dans leurs embarcations depuis le 4 juin, c’est le signal du départ. Ce pourquoi ils sont venus se battre. Et nul ne sait de quoi sera fait leur destin les heures suivantes. Pourtant, ils n’ont pas peur. Sauf peut-être d’échouer !

Mais avant. Bien avant que la mer les emporte de l’autre côté de la Manche, tout a été pensé, observé, disséqué, préparé puis planifié par d’autres hommes, dans des bureaux enfumés de cigares ; sur des cartes posées aux murs, remplies de stratégies. Des organismes ont été créés pour diriger tout ça : C.O.S.S.A.C. (Chief of Staff to the Supreme Allied Commander) puis S.H.A.E.F. (Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force). Des hommes en ont pris la direction. Le commandement. Des diplomaties se sont mises en action pour régler l’avant et coordonner l’après. Des hommes de terrain aussi car si « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre », ce sont les soldats et les armes qui en déterminent l’issue.

Alors, quand la Grande-Bretagne, en 1941, a fini par repousser l’invasion allemande au prix de cruels bombardements ; quand les Etats-Unis ont enfin décidé d’entrer dans la guerre après le désastre de Pearl Harbor ; quand un second front s’est ouvert à l’est et que l’U.R.S.S. est devenu un allié après avoir pactisé avec le diable, il a fallu aux Etats passer des accords secrets, militaires, économiques et financiers. Il a fallu ensuite acheminer du matériel de guerre depuis les Etats-Unis pour concurrencer la production allemande. Il a fallu encore trouver des hommes décidés à se battre pour le seul prix de la liberté. Les loger. Les nourrir. Les habiller. Les armer. Leur fournir des loisirs et des femmes. Des terrains d’entraînement et des instructeurs. De l’argent pour financer tout cela. La guerre n’exonère pas les dépenses. Non plus d’enrichir les marchands de guerre. Et tout cela dans le plus grand secret. Sur une île de 209 331 km2, il a fallu cacher des milliers d’hommes (156 200 fouleront le sol français), d’avions), de navires et de chars ; des tonnes de matériel (11 900 tonnes de bombes sont larguées sur les côtes normandes). Songeons qu’au jour J, une tonne de munitions, de vivres et de carburant est prévue par homme et par jour.

La communication, ce nerf de la guerre, s’est mise au diapason. Elle porte un nom : « Fortitude » (« Courage »). Pour faire croire à un débarquement allié sur le Pas-de-Calais, une concentration de leurres (blindés en baudruches gonflables, avions en bois) a été positionnée en face, trompant les photos aériennes des avions-espions et grugeant les services de l’Abwehr. Nous savons tous, parce que les livres d’histoire nous les racontent, qu’Hitler était persuadé d’un débarquement dans le Nord ; que la majeure partie des divisions allemandes étaient positionnées dans ce secteur et que Rommel – commandant du Mur de l’Atlantique des Pays-Bas à la Loire – est parti ce 6 juin en Allemagne, souhaiter l’anniversaire à son épouse. Ca tient parfois à des détails, la guerre !

C’est alors que la machine se met en marche. Immense, puissante, fantastique quand soudain, au point de rencontre de Piccadilly Circus, à la zone Z précisément, à 30 kilomètres au sud-est de l’île de Wight, la mer se couvre de 4266 navires de transport et de 722 navires de guerre, voguant ensemble pour former la plus incroyable armada de l’Histoire. Sur mer mais aussi dans les airs. 11 500 avions de combat et de transport traversent la Manche pour bombarder les positions ennemies ou larguer hommes et matériel sur leurs arrières.

Et les Allemands dans tout ça ? 300 000 soldats assurent la défense des côtes normandes mais seulement 50 000 sont sur place à cet instant. Cela fait 17 divisions sur 50, les 33 autres attendent plus au nord. Pour eux, l’image qui reste gravée apparaît soudainement vers 6 heures du matin quand, dans un souffle d’air chassant la brume, sortent soudain telle une furieuse apparition, des milliers d’embarcations. Un monde naviguait vers eux, mu par une puissance mystérieuse, dans l’aube d’un jour nouveau.

Oh ! Tout ne fonctionna pas aussi bien que les stratèges l’avaient prévu sur le papier. Déjà, à 19 kilomètres des côtes, un vent fort avait coulé une dizaine de navires. Des troupes aéroportées chargées de s’emparer des ponts et des carrefours à l’arrière de l’ennemi étaient tombées au milieu des marécages ou au centre de Sainte-Mère l’église. Mais cependant, dans l’éclat du soleil levant, au prix de milliers de morts, l’objectif est finalement atteint : assurer une tête de pont entre l’Orne (Caen) et la Vire (Saint-Lô), sur les plages d’Utah et d’Omaha Beach occupées par les divisions d’infanterie américaines ; sur Sword, Gold et Juno, prises par les troupes anglo-canadiennes et françaises du commandant Kieffer.

Il existe dans chaque affrontement, dans chaque combat, pour chaque guerre, un basculement qui fait pencher la victoire d’un côté ou de l’autre. Et ce soir-là, dans le crépuscule du 6 juin 1944, sur ces plages jonchées de cadavres, dans les gémissements des corps blessés, dans cette odeur de sang et de poudre mêlés, sur ces 35 kilomètres de front, la victoire venait de choisir son camp. Après tout ça, il ne restait plus qu’à s’accrocher à ce petit coin de France libéré et à écrire une nouvelle histoire. Il fallait continuer d’harceler l’ennemi puis de s’enfoncer dans le pays. Profiter des actes de sabotage de la Résistance dont on ne dira jamais assez le rôle crucial dans la réussite du débarquement. On en était seulement aux plages libérées que déjà on pensait aux premiers villages à délivrer ; à marcher sur Caen puis à foncer vers Paris. Il est curieux voire indécent de constater que plusieurs villages de cette côte normande se disputent aujourd’hui le droit d’avoir été le premier à être libéré. Quelle importance, mon Dieu, en comparaison du nombre d’hommes à avoir sacrifié leurs vies pour occuper une ferme, un hameau, s’emparer d’un village et offrir aux habitants le droit de pavoiser leurs rues de drapeaux bleu, blanc, rouge.

Rommel, lui, est arrivé trop tard. Averti du débarquement, il a foncé depuis l’Allemagne en voiture, couvrant 800 kilomètres pour parvenir, à 22h30, à son poste de commandement. Pourtant, il croit encore que la Normandie n’est qu’une diversion. Que le vrai débarquement aura lieu au nord. « Le renard du désert » venait de faire fausse route !

Une solide tête de pont est désormais installée, permettant d’acheminer hommes et matériel. Le débarquement de Normandie vient de réussir. Comme un an plus tôt, le 10 juillet 1943, quand Bernard Montgomery débarque avec neuf divisions en Sicile pour conquérir l’Italie qui capitulera en deux mois, le 3 septembre 1943. Un même temps suffira pour atteindre Paris depuis la Normandie. Entre-temps, en Provence, l’opération Dragoon débutée à Fréjus, permet d’ouvrir un second front en France, prenant les troupes allemandes en tenaille. Pourtant, neuf mois seront encore nécessaires pour enfoncer les lignes allemandes et les faire reculer jusqu’à Berlin.

La joie de la Libération, au fil des kilomètres qui jalonnent l’avancée des troupes alliées, occulte le prix du sang versé durant ce 6 juin 1944 et les jours qui suivirent. Le D Day aura coûté en vie 10 600 soldats alliés et 6500 Allemands. Le bilan s’alourdira les jours et les semaines suivantes, jusqu’au 1er septembre 1944 et la prise de Dieppe dans ce que l’on nomme la bataille de Normandie. Sur 2 052 299 soldats alliés engagés, 37 000 trouvent la mort et 163 000 sont blessés. Les pertes, côté allemand, sont plus importantes : 80 000 tués, 170 000 blessés et 200 000 prisonniers. Dans les bombardements et lors des combats, entre 35 000 et 50 000 civils décèdent.

Aujourd’hui, les côtes normandes ont retrouvé la paix. Mais le poids de la guerre et des combats est toujours présents. Il pèse en nombre de cimetières, de blockhaus surgissant parfois des marées descendantes, de mémoriaux et de commémorations. Dans les villages martyrs, on entend parler aussi bien français, qu’anglais, canadien et allemand. La victoire et les morts étaient à ce prix afin que les peuples puissent fraterniser !

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