Depuis des millénaires, l’eau fascine l’homme, qui lui voue en retour une passion débordante. Le long des rivières, il a édifié ses premiers sanctuaires. Les antiques Condatomag (Millau) et Segodunum (Rodez) se prosternaient déjà devant sa puissance. De tout temps, nos ancêtres lui prêtèrent des vertus extraordinaires qu’une sensibilité à fleur de peau transformait parfois en de soudaines colères. Conscients de leur impuissance, les hommes s’en remettaient une fois de plus à Dieu pour que cesse pareil châtiment. Vain combat : l’eau n’en faisait qu’à sa tête en se moquant des oraisons.

Rien n’est plus secret que les eaux dormantes d’une rivière. L’homme, qui n’est pas tombé de la dernière pluie, a toujours appréhendé ses pulsions soudaines et imprévisibles. De brusques changements pluviométriques, un accroissement spectaculaire du débit dû à la quantité trop importante d’eaux tombée en un temps très court et survient la catastrophe. Les saisons intermédiaires sont particulièrement redoutées soit parce que la terre, gorgée d’eau, n’absorbe plus le trop-plein soit parce que les sols, durcis par la sécheresse estivale, laissent s’écouler les eaux d’orage. Alors les eaux mugissantes dédaignent les rives, emportent les digues, déracinent les arbres, envahissent les usines et se répandent au loin, couvrant la campagne de deuil et de tristesse. A ces quantités d’eau imprévisibles s’ajoutent des particularismes propres à chaque bassin hydrographique. Le Lot et le Tarn présentent des risques majeurs. Leurs régimes, essentiellement torrentiels, sont profondément marqués par l’excessive déclivité des terrains formant les versants de leurs vallées et par l’influence exercée par leurs affluents.

A chaque siècle, sa crue et son cortège de malheurs. Dans la mémoire collective, les inondations de 1875 ont laissé un souvenir durable. Cette année-là, la situation fut tellement dramatique que l’évêché de Rodez lança une souscription à laquelle le pape répondit en envoyant la somme de 6000 F. Quelques années plus tard, les pluies torrentielles des 28, 29 et 30 septembre 1900 occasionnèrent une crue subite et imprévue. Le bureau télégraphique de Florac, subitement envahi par les eaux du Tarn, ne put expédier à temps une dépêche annonçant la crue. Les riverains furent surpris au milieu de la nuit par l’irruption de la rivière déchaînée. Plusieurs personnes ne purent être sauvées qu’au prix des plus grands dangers.

D’Aguessac à Broquiès, les riverains ont fait des crues historiques les jalons d’une vie. Au défi de l’eau répond souvent la fatalité du désespoir. Rien n’a jamais pu arrêter le Tarn et la Dourbie quand les veines qui les abreuvent leur haussent la tension artérielle. Témoin impuissant, Millau porte sur elle les stigmates de ces inondations éphémères mais cruelles. Le Pont-Vieux est son talon d’Achille. Construit au XIIe siècle, cet ouvrage se composait à l’origine de dix-sept arches, parfaitement arc-boutées au-dessus de la rivière. Mais depuis bien longtemps, les roulants n’empruntent plus sa chaussée. Le Tarn, par assauts successifs, a eu raison de ses mensurations. A ce grand mutilé, la « Grando Tarnado » causa d’abord de graves blessures à l’automne de l’année 1351. Survinrent les deux crues de 1705 et de 1758 qui balayèrent quatre arches d’un seul coup. Enfin, s’élevant de 8,77 m, le Tarn finit de tout emporter le 18 octobre 1766 jusqu’au niveau de l’ancien moulin. « Pendant tout le jour, raconte un témoin, on vit passer dans la rivière du Tarn une quantité innombrable de gerbes, de poutres, d’arbres ainsi qu’un cheval harnaché et une paire de bœufs attelés. »

En 1875, une main anonyme a voulu marquer le territoire de l’eau en gravant dans la pierre la limite de la crue du 13 septembre. Peine perdue ! Record battu ! Celle de 1982 a fait monter la barre vingt-trois centimètres plus haut. Noyée du chagrin des cieux, Millau se donna cette année-là des airs de cité lacustre, engloutie à mi-corps, se débattant dans des torrents de boue. Le Tarn et la Dourbie avaient fait le saut, « le saoutadou ».

 
Au nord, le Lot sort aussi de son lit avec le même désir violent de tout emporter. En 1705, la rivière souleva une telle frayeur à Espalion que le curé fut obligé d’aller en procession au fond du pont, brandissant le reliquaire de la Sainte-Epine pour tâcher d’apaiser la colère de Dieu. La même année, à Saint-Geniez d’Olt, le 19 août exactement, les autorités de la ville relevèrent neuf victimes qui s’étaient dangereusement aventurées sur la grève. En 1806, la crue emporta le pont de Saint-Côme, faisant pivoter en partie la pile du milieu, détruisant les arceaux qu’elle soutenait.

   Saint-Geniez, Espalion et Entraygues connurent aussi l’angoisse de la montée des eaux, plus encore la nuit. Le 6 mars 1782, l’eau parvint subitement à 2 heures du matin au troisième étage des maisons. Hommes, femmes et enfants furent avertis du péril par les chocs de leurs lits contre les murs. Quelques minutes plus tard, les toits se couvrirent d’infortunés dont les cris de désespoir se confondaient avec les mugissements des vagues.

De son côté, le bassin de l’Aveyron n’est pas soumis aux mêmes contraintes géographiques. La rivière des Ruthènes, qui cultive la raison depuis que les révolutionnaires l’ont érigée en département, trouve son équilibre en amont de Rodez avant de se faire un peu plus sauvageonne vers Belcastel et Villefranche-de-Rouergue. Les crues n’y sont généralement pas très fortes et ce n’est qu’exceptionnellement que les dégâts sont importants. Les inondations majeures se situent surtout à Villefranche où les eaux débordent dans le faubourg interrompant, comme en 1904, le trafic ferroviaire après que le niveau de l’eau fut passé quatre mètres au-dessus de l’étiage.

C’est ainsi que depuis toujours la vie de l’eau se confond avec celle des hommes. Mariage d’amour, sans doute ! Mais tout aussi conflictuel ! A perdre la raison, jusqu’à bâtir sur son onde des légendes, des dictons et toute une littérature qui s’échappent de l’imaginaire du conteur.

Des conteurs d’eau, en somme !

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