Sur la pointe du puy. Eugène Renaux
En 1907, les frères Edouard et André Michelin lancent un véritable défi au monde de l’aviation sous la forme d’un prix de 100 000 francs – une sacrée somme – au pilote qui posera son engin sur le sommet du Puy de Dôme (1465 m). Le tout en moins de six heures, après un départ de Paris et un passage au-dessus des flèches de la cathédrale basaltique de Clermont-Ferrand, accompagné d’un passager. Autant dire un sacré exploit qu’aucun aviateur n’est, à cette date, capable d’accomplir. Voler sur une telle distance et à une telle hauteur est à cette époque impossible. Sans compter le lieu d’atterrissage, réservé aux seuls grands rapaces planant au-dessus des monts d’Auvergne.
Au-delà du risque énorme encouru, les frères Michelin ne suivent qu’un but : conquérir l’empire des airs. « Car le pays qui le premier, écrit André Michelin, possédera cet empire aura sur tous les autres une supériorité tellement grande que nul d’entre eux n’osera l’attaquer. »
Le défi était lancé et il ne tenait qu’à des aviateurs intrépides de le relever, les progrès techniques aidant. Charles Weymann, un pilote haïtien, est le premier à tenter l’aventure. En septembre 1910, il échoue, perturbé par le mauvais temps, à une dizaine de kilomètres du but, sans pouvoir se poser. Mais la distance parcourue est déjà un progrès gigantesque. Ce ne sera pas le cas un mois plus tard, le 15 octobre, quand les frères Léon et Robert Morane se lancent à l’assaut du sommet. Peu après leur décollage d’Issy-les-Moulineaux, leur Blériot biplace s’écrase, occasionnant aux deux intrépides fous volant de sérieuses blessures.
De quoi rendre le prix hors de portée et provoquer la crainte des organisateurs. « J’étais, avoue le même André Michelin, extrêmement inquiet de l’épreuve qui allait être tentée. Les nombreux désastres de l’année dernière, l’accident des frères Morane, l’affirmation de notre ami Leblanc que l’épreuve était extrêmement dure, en disproportion avec l’état d’avancement de la construction actuelle, que l’atterrissage au sommet du Puy de Dôme était des plus dangereux, tout cela me faisait craindre un nouveau désastre… »
Jeune pilote fraîchement diplômé – juillet 1910 – Eugène Renaux n’est pas homme à se laisser impressionner par ce double échec. Sportif dans l’âme, il a déjà tâté du vélo, de la motocyclette avec laquelle il a battu plusieurs records du monde et gagné de grandes épreuves avant de s’essayer avec le même succès aux courses automobiles. Un sacré compétiteur, qui n’a pas froid aux yeux, excelle dans la préparation minutieuse de ses projets et fait fi des avis qui repoussent la réalisation d’un tel exploit à une dizaine d’années.
Eugène Renaux sait qu’il faut de la méthode, de la maîtrise et de l’audace pour réussir dans son entreprise. Il achète d’abord un biplan Maurice Farman équipé d’un moteur d’une puissance de 60 chevaux. Il se renseigne sur les conditions atmosphériques au sommet du Puy de Dôme, sur la nature du sol et l’exiguïté du terrain d’atterrissage (à peine cent mètres). Le choix de son équipier se porte sur Albert Senouque, qui vient de participer à l’expédition Charcot.
Le départ se déroule depuis l’aérodrome Maurice Farman à Buc (Yvelines). Il est 8 heures 55, ce 7 mars 1911, quand le biplan décolle avant d’aller virer au-dessus du parc Saint-Cloud, point de départ officiel. Il est désormais 9 heures 12 minutes 34 secondes. L’aventure commence. La suite, c’est Eugène Renaux qui la raconte au journal L’Auto : « Mon voyage ne fut pas exempt de péripéties. Il faut vous dire qu’au départ de Paris, était-ce l’émotion ou le froid, mais j’ai commencé par souffrir d’effroyables crampes d’estomac. En outre j’avais à travailler ferme, les remous nous secouaient terriblement et à un moment donné lorsque je reconnus Montargis, j’éprouvais une réelle envie de descendre. Par bonheur la brume se dissipait, le temps devenait meilleur et le courage renaissait. Je décidais de continuer. Mon vaillant compagnon, fort occupé à lire la carte, m’encourageait aussi par sa crâne attitude. Nous coupions la Loire aux environs de Cosne et peu après, nous apercevions Nevers où j’avais installé un ravitaillement. L’ami Daillens avait prévu un atterrissage remarquable. Au bout de vingt minutes on se remettait en route. Et guidés par les fleuves : la Loire, l’Allier, je trouvais aisément mon chemin. Hier, je disais à mes amis que si j’avais le bonheur de réussir, je ferais le parcours en cinq heures un quart. Mais une fois en l’air, j’étais moins rassuré. Quel temps allais-je trouver à cette ligne d’horizon que je scrutais anxieusement du regard ? A Gannat, toutefois, j’apercevais le Puy De Dôme qui me donnait courage encore. A partir de Gannat, je commençais à m’élever progressivement de 700 mètres à 1.800 estimant qu’il convenait de descendre sur le sommet. Le ciel était clair à souhait. Je voyais aussi, après Riom, la fameuse cathédrale dont les flèches figuraient le dernier pylône qui me restait à doubler et en moins de 10 minutes nous étions au-dessus de Clermont. Ah ! Je vous avoue que le cœur me battait à ce moment. Je touchais au but. Allais-je réussir ? Désormais, la silhouette rébarbative des montagnes se dressait devant moi et malgré moi je ne pouvais m’empêcher de songer à l’infortuné Chavez qui paya de sa vie sa gigantesque victoire. Je montais toujours, si bien que je me vis soudain beaucoup trop haut. Je surplombais à ce moment la Baraque et la Fourche des routes qui mènent l’une à la Moreno, l’autre à Ceyssat. Vous voyez que je connais le pays. L’instant suprême approchait. Je descendis un peu, un peu encore. Les banderoles rouges m’indiquaient désormais nettement l’atterrissage. Je coupais l’allumage et… vous savez le reste : conformément au règlement, je vins me poser sur le sol. C’est à ce moment que vous m’avez aidé à descendre de mon appareil. Je suis bien heureux, bien content, je le dis sans fausse modestie. »
Il est 14 heures 23 minutes. Cinq heures dix de vol ont suffi à l’équipage pour couvrir les 340 km à vol d’oiseau. L’événement est immortalisé par les nombreux journalistes et photographes qui l’attendent au sommet. L’avion n’a roulé que sur cinq ou six mètres. « Il s’est posé comme un aigle » écrit La Revue Aérienne tandis que l’un de ses confrères évoque « une colombe évangélique » descendu du ciel.
Eugène Renaux reçoit le prix de son exploit un mois plus tard, à la Sorbonne. Le 8 juillet 1923, une stèle commémorant cette extraordinaire performance est inaugurée au sommet du Puy de Dôme en présence du président Alexandre Millerand et des deux héros. Eugène Renaux décède le 25 novembre 1955, à l’âge de soixante-dix-huit ans mais son regard, figé dans la pierre, continue à scruter l’horizon des puys d’Auvergne dans l’attente d’un improbable avion capable de renouveler son exploit.
Quant à la prophétie d’André Michelin de voir l’aviation jouer un rôle majeur dans les guerres à venir, elle deviendra vite réalité.
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