« Vous êtes la guérilla contre la mort climatisée qu’on veut vous vendre sous le nom d’avenir » écrit le grand romancier latino-américain, Julio Cortázar, à propos du mouvement de 68. Comment les Aveyronnais vécurent ces événements ? Retour sur ces mois qui oscillèrent entre espoir et désillusion.

17 juillet 1959 : Mary Leakey découvre en Afrique orientale le crâne, vieux de 1,8 million d’années, d’un hominidé appelé Australopithecus boisei. Dix ans plus tard, presque jour pour jour, le 21 juillet 1969, Neil Armstrong pose le pied sur le sol lunaire devant des millions de téléspectateurs ébahis devant leur lucarne magique. « C’est un petit pas pour l’homme, mais c’est un bond de géant pour l’humanité », déclare l’astronaute américain.

Car, comment ne pas voir dans cet exploit humain et technologique, le signe d’une nouvelle ère dont le progrès sera le moteur de la richesse, à portée de tous. Pourtant, tout n’est pas si simple. Des Trente Glorieuses, la décennie des « Sixties » est celle qui cristallise la plus grande ambivalence : progrès contre refus des biens matériels incarnés ; contestation des systèmes et des pouvoirs politiques contre maintien des classes dirigeantes ; désir de vivre en paix contre crises mondiales à répétition.

Ainsi, au Vieux Monde s’oppose désormais le désir de construire un homme nouveau. Le premier est représenté par les dirigeants issus de la Seconde Guerre mondiale. Mais les uns et les autres disparaissent à tour de rôle. Après Staline, c’est le tour d’Eisenhower, de Churchill puis de de Gaulle, en 1969. Le temps est venu d’idéaliser de nouvelles figures, capables de porter les aspirations de la nouvelle génération. Le Tiers-Monde, en pleine décolonisation, se donne des leaders : Mao Zhe Dong, l’oncle Hô, Patrice Lumumba, Fidel Castro ou Ahmed Ben Bella. Le Che et sa gueule d’ange romantique symbolisent cette volonté au même titre que Jim Morrisson, Jimmy Hendrix ou Janis Joplin. Les enfants de l’après-guerre parlent de la libération des mœurs et de l’amour voués à remplacer les guerres qui fleurissent pourtant aux quatre coins du Monde (Algérie, Bangladesh, Israël et Vietnam). Ces figures sont reprises en Europe et idéalisées. Trop sans doute et avec naïveté ! A travers eux se dessinent l’espoir de voir se lever un homme nouveau, issu d’un monde révolutionnaire qui est celui de la liberté. Mao et sa Révolution culturelle ; l’Albanie et son « modèle » de socialisme ; Fidel Castro et son opposition à l’oncle Sam ; le printemps de Prague portent ces aspirations. Cependant, en Amérique, en Europe ou en France, ces aspirations n’ont guère de traduction politique. Vaille que vaille, malgré les mobilisations non-violentes, les Américains partent s’embourber au Vietnam ; le printemps de Prague sombrera sous les chars soviétiques triomphants, laissant Yan Palach s’immoler par le feu comme ultime désespoir ; mai 68 avortera « d’élections pièges à cons » qui verront la droite traditionnelle sortir largement vainqueur, poussée par la frilosité populaire même si plus rien ne serait comme avant. Quant au socialisme à visage humain, il finira par périr avec l’assassinat de Salvador Allende au Chili et la mise sous séquestre du pouvoir et de la liberté en Chine, en Albanie, au Vietnam ou à Cuba.

Progrès et refus des biens matériels marquent également la décennie 1960. Les premiers sont multiples : la pilule (1960), si déterminante dans la révolution sexuelle ; le laser (1960) ; le premier homme dans l’espace (1961) suivi du premier homme marchant sur la Lune (1969) ; les premiers robots dans l’industrie ; la greffe du cœur (1967) par le professeur Barnard ; le paquebot France (1960) et le Concorde (1969). Ceux qui militent pour le second traduisent l’angoisse de l’homme de ne pas être dominé par la machine. Ils préconisent le retour à la nature, symbolisé par le mouvement hippy qui se perd dans une vision floue du monde, accentuée par les psychotropes qu’ils voient comme « un moyen d’élargir la conscience ».

Quant à la France, elle vit cette décennie au rythme de cette opposition entre deux générations. La France de grand’papa, celle qui tient le pouvoir, celle qui a vécu les privations de la guerre, celle dont l’esprit est encore incrustée de traditions se heurte à la génération du baby-boom, désireuse de liberté et d’idéal. L’habillement, la longueur des cheveux, la libération sexuelle… témoignent de cette volonté de se démarquer. « La France s’ennuie », écrit Pierre Viansson-Ponte en février 68. Mieux encore, elle étouffe derrière le carcan des traditions ; derrière un pouvoir gaullien qui tient les rênes et diffuse à sa guise l’information à partir de l’unique chaîne de télévision.

En cela, les années « sixties » marquent bien la rupture entre deux périodes même s’il faudra plus qu’une étincelle pour voir s’écrouler le Vieux Monde. Quant à l’homme nouveau, il se perdra au fil des déceptions et des désespoirs qu’engendreront les décennies suivantes. Mais le rêve persiste…

Vu de Paris, sous la plume d’un journaliste du Monde, le département est considéré comme un bastion du conservatisme : « En Aveyron, écrit-il, les seuls drapeaux rouges sont ceux des gardiennes de troupeau ».

A l’inverse de nombreux départements, l’Aveyron n’a pas subi le grand bouleversement des heures de la Libération. Les édiles sont largement restés en place ainsi que les autorités religieuses, à l’exemple de l’évêque, Mgr Chaillol, pourtant favorable au pétainisme. Sagesse de Rouergats ou subtil compromis ? Les résistants, les vrais, ceux qui s’étaient aussi battus pour un autre type de société, se plaindront rapidement de cet immobilisme. Ayant grandi dans cette désillusion, nombreux furent leurs enfants qui se retrouveront au cœur des événements de mai en Aveyron, au côté des fils et filles de républicains espagnols, très nombreux dans le Bassin decazevillois.

Côté paysage politique, le début de la Ve République marque le règne de Roland Boscary-Monsservin, le député maire de Rodez, issu par adoption d’une vieille famille imprégnée de conservatisme. A Villefranche-de-Rouergue, le radicalisme s’est bien maintenu avec l’arrivée de Robert Fabre. A Millau, enfin, l’électorat fluctue entre le candidat M.R.P. Roger Julien, élu en 1962 et l’U.N.R. Louis Delmas, élu en 1967. En règle générale, la gauche aveyronnaise représente un faible poids politique. Le P.C., en particulier, a perdu une partie de son électorat.

Pour sa part, la jeunesse du département garde l’impression de voir toujours la même génération d’hommes politiques gérer le département, bien loin de leurs préoccupations. Aussi s’organise-t-elle ! En 1966, un petit groupe de lycéens où René Duran et Jacques Sérieys jouent un rôle actif, fonde le Pavé, sorte de melting-pot socioculturel où fermentent et s’exposent des courants de pensée divers. De leur local de la rue Saint-Just sortira un grand nombre d’initiatives propres à rassembler la jeunesse.

Les lycéens se prennent aussi en main à l’intérieur de leurs établissements. Rappelons qu’à Rodez, les trois lycées ne connaissent pas encore la mixité même si Foch accueille quelques filles en 1967. Les élèves, eux, se moquent des barrières et les font sauter en créant un journal lycéen grand format, le Trident, imprimé chez Subervie. Le comité de rédaction y est triparti. Les articles portent sur des problèmes d’actualité, sur la musique, etc.… Parallèlement, des clubs se créent. Les élèves, à Foch, s’exercent à l’autodiscipline. Un affichage de la presse permet aussi de se former à la pensée politique et de discuter des problèmes.

Cette prise de conscience débouche en janvier 68 par la création à Rodez d’un Comité d’Action Lycéen (C.A.L.), composés de jeunes, politisés à gauche, qui vont apporter le discours politique dans le mouvement socio-éducatif. Ils se feront entendre pour la première fois, le 4 mars 1968, en publiant un tract de soutien à la grève dans l’Education Nationale.

A deux mois de Mai 68, le texte passe sans doute inaperçu. Il démontre toutefois qu’une force s’est organisée bien avant les événements. Elle se retrouvera au cœur du mouvement de Mai 68.

Malgré cela, à l’image de la France, le département s’ennuie, pour reprendre le titre national de Pierre Vianson-Ponte dans le Monde. L’Aveyron possède aussi son lot de petits paysans écrasés par le progrès, de jeunes qui désirent vivre hors des carcans traditionnels, de commerçants et d’artisans ayant crû trop vite au poujadisme pour tenter d’enrayer le combat inégal contre les grandes surfaces. Et si, dans cet état de morosité, la population continue de voter majoritairement pour le Général, c’est plus par tradition et respect de l’homme, à la manière de cette France frileuse qui se donna à Pétain pour soigner ses malheurs. Simple réflexe de peur qui devait encore le sauver en juin.

Encore marginalisés, quelques-uns tentent quand même de tuer leur mal de vivre. Ils rêvent de Katmandou, d’amour, de drogue ou de Cuba, qui vit désormais à l’ombre de l’ombre du Christ de la Révolution, le Che. Pour beaucoup, « parents et grands-parents ne sont plus que les rouages de la machine dont ils ne peuvent plus contrôler ni le fonctionnement ni le but »

Mai, en Aveyron, débute par le traditionnel défilé de la fête du Travail. La mobilisation y semble plus importante que d’habitude. Doit-on y déceler les prémices du futur mouvement ? Ce qui est sûr, c’est que l’on se mobilise fortement dans l’Education Nationale. Le 4 mai, se tient la première assemblée générale étudiants-lycéens qui porte sur les fonts baptismaux le comité d’action des étudiants du département. Le lendemain, une autre assemblée générale, celle des parents d’élèves de l’enseignement public, se déroule à Laurière. L’ambiance est particulièrement déterminée, suite aux affrontements du Quartier Latin, le 3 mai.

Le 6 mai, en réaction à l’exclusion d’un élève, les lycéens de Foch se mettent en grève. Dans la foulée, le 8 mai, une réunion organisée par le comité de rédaction du journal « Le Trident », avec le concours de différentes structures lycéennes (sportives, culturelles…) provoque la création du Comité d’action inter-lycées.

Ainsi, avant que les étudiants parisiens n’embrasent la France entière, des jalons d’organisation et de contestation sont déjà posés. Ils seront déterminants dans le déroulement des événements à venir.

La nuit du 11 au 12 mai au Quartier Latin, marquée par une féroce répression policière, attisera le feu qui couvait sous la braise. Partis de gauche et syndicats ne peuvent pas laisser passer un tel acte. Le 12 mai, c’est le député Robert Fabre qui s’exprime en ces termes à Villefranche, lors d’une conférence de la F.G.D.S. :

« Je crois que l’on n’a pas répondu au souci d’exaltation de la jeunesse. On ne lui a pas donné de grandes entreprises où elle puisse extérioriser son enthousiasme et sa générosité ».

La vague qui emportera tout sur son passage avant de venir mourir sur la plage débute le lendemain par une grève nationale dans l’ensemble des secteurs. Suite à l’appel des syndicats et partis de gauche un tract, publié par le Comité d’Action Lycéenne, demande à son tour aux lycéens et aux normaliens de participer à la manifestation de Rodez, à 18 h. A la même heure, des défilés similaires se déroulent à Capdenac, à Millau et Villefranche-de-Rouergue. Mais c’est à Decazeville, tradition oblige, que le mouvement semble le plus suivi. Trois orateurs interviennent le soir, place Decazes. Delmas, pour les étudiants, affirme qu’il existe deux conceptions de l’enseignement : « celle du gouvernement qui consiste à encadrer, à intégrer et à rendre dociles par tous les moyens et celle des jeunes travailleurs intellectuels ayant droit de revendications et de participation aux réformes ». Pour Lucien Orsane, porte-parole de la F.E.N., « les faits conjoncturels, les réformes incohérentes, les problèmes du chômage des jeunes diplômés, le mauvais climat social n’ont fait que hâter le mûrissement. Mais la contestation a des causes plus profondes. C’est la société de consommation qu’ils répudient, cette société où l’homme devient l’esclave de besoins artificiels ».

Après le 14 mai, il n’échappe à personne que la spontanéité des étudiants s’oppose à l’improvisation totale du pouvoir, qui n’a pas vu venir le mouvement de contestation. L’ébullition utilisera à plein ce flottement au point que la rue, les campus et les usines deviendront bientôt des lieux parallèles de pouvoir.

Le 16 mai, convoqué par le Comité d’action inter lycées, un meeting étudiants-lycéens réunit 1000 participants, salle de la mairie à Rodez. Des jeunes, bien sûr mais aussi des enseignants. « Personnellement, j’attendais ça depuis vingt ans », déclare l’un d’entre eux à la tribune. Le conflit des générations s’exprime désormais au grand jour et la jeunesse revendique ses droits à l’expression à l’intérieur des établissements. Les étudiants de Toulouse sont venus aussi apporter leur soutien et présenter leurs revendications : « Nous voulons être libres dans une Université ou un lycée à nous, comme les ouvriers veulent être libres dans leurs entreprises. Il s’agit d’une remise en cause du régime capitaliste libéral. ». Sous les applaudissements nourris d’une salle qui ne demande qu’à s’enivrer de bonnes intentions, on parle aussi d’un changement radical des méthodes d’enseignement allant jusqu’à la suppression des examens et à l’instauration d’une Université autonome gérée par tiers par professeurs, assistants et étudiants.

Le 20 mai, à l’appel du C.A.L. national, la grève générale avec occupation des locaux est décidée dans les lycées de Millau, de Villefranche, à Decazeville (P. Ramadier) ainsi qu’au lycée Foch et à l’école normale. Le lendemain, la grève est générale dans les établissements ruthénois auxquels s’est joint un petit groupe de Sainte-Marie où l’on remarque Bertrand Delanoë. Le soir même, après une représentation théâtrale, un grand meeting a lieu au Palace où sont présentées les propositions pour le département en matière d’éducation et de société.

Le jour même, la création d’un comité autonome d’études et de décisions est approuvée par les participants. Cette structure délibérative de l’enseignement se compose de 90 élus formant un bureau de 21 membres et 5 secrétaires. Preuve, s’il en est du sérieux avec lequel sont traitées les réformes à apporter et de la liquéfaction des administrations de l’Etat, ce comité est reçu dès le 22 mai au rectorat comme s’il avait déjà remplacé l’Inspection Académique.

A partir du 24 mai, jour de grève générale, à la crise étudiante se greffe une crise sociale et politique. Ce jour-là, de Gaulle doit en effet annoncer à la Nation « ce qu’il pense de tout cela ».

Un climat insurrectionnel déferle sur le pays. Tout est désormais possible. Un plan de contrôle militaire est même mis en place dès le 23 mai pour s’emparer des points névralgiques de Rodez au cas où…

Ainsi que l’annonce La Dépêche du 25 mai, en Aveyron comme partout ailleurs, « Le mouvement s’amplifie ». Les P.T.T. comptent 95 à 98 % de grévistes avec piquet de grève. Aux Ponts et Chaussées, 100 % des employés ont voté pour une grève illimitée avec occupation des locaux. A la S.N.C.F., la situation est un peu différente, les non-grévistes représentant encore 60 % des effectifs. Une frénésie de communiqués et de motions de tous les corps de métiers s’abat sur les quotidiens régionaux qui les regroupent maintenant sur une page entière. Les infirmières, les personnels communaux, les ouvriers du cuir, les enseignants du privé et les ouvriers des différentes entreprises entrent à leur tour dans la contestation. Pour bien montrer leur volonté de changement, les lycéens de Foch rebaptisent leur établissement « Lycée Lénine » tandis que la Vierge de l’Institution Sainte-Marie se voit revêtue d’une robe rouge. Tout un symbole !

A Viviez, les ouvriers de la Vieille Montagne se sont mis en grève, entraînant dans le mouvement les Tuileries Bories ou les travailleurs de chez Cullman. Capdenac n’est pas en reste. Chez Raynal et Roquelaure, tout travail a cessé alors qu’un meeting se tient chez Forest.

Dans le Sud-Aveyron, la grève est particulièrement suivie. On compte 100 % de grévistes sur l’ensemble des secteurs. Le 24, à midi, les pompistes, les garagistes et les cafetiers se joignent au mouvement. L’après-midi, la Maison du Peuple de Millau bourdonne de revendications émanant des organismes professionnels.

Plutôt enclins à ne pas se mêler à un mouvement contestataire qui dépasse ses propres objectifs, les responsables de la F.D.S.E.A. (Marcel Bruel, Valadier, Lacombe, Cayrel…) appellent d’abord à se rassembler mais sur des bases strictement professionnelles : « Lançons un avertissement à Bruxelles afin de soutenir le prix du lait et d’obtenir un bon règlement pour la viande ». Mais le lendemain, devant la gravité de la situation, les délégués décident la constitution d’un comité d’action chargé de suivre l’évolution de la situation, de prendre les décisions qui s’imposent et d’assurer le contact avec les centrales syndicales ouvrières.

Le jour même, à 16 h, la salle de la mairie du chef-lieu est pleine à craquer (2000 personnes) pour un débat lycéens-adultes. Comme au temps des clubs révolutionnaires de 1789, une folie oratoire s’empare de l’assemblée. Trente personnes montent à la tribune. Certains y font leur autocritique : « Il est bien certain que les parents ont exercé une tutelle souvent regrettable dans le passé » ou bien encore, en guise d’auto flagellation : « Nous avons un passé, vous avez un avenir. Nous sommes en train de faire notre mutation. Nous devons vous enrichir et vous devez nous empêcher de nous scléroser ». D’autres, comme Me Monteil, appellent à la vigilance : « Ce qui me navre, c’est de voir la position des élèves fléchir. On ne fait pas disparaître le vieil homme aussi facilement ». Pour un peu, face à la jeunesse contestataire, la vieille société prononcerait son propre suicide collectif comme le firent ces nobles saupoudrés qui abandonnèrent tous leurs privilèges, une nuit du 4 août 1789.

Hormis ces mea-culpa somme toute courageux, la discussion porte aussi sur la représentativité des uns et des autres au comité départemental. Les lycéens demandent un quota de sièges égal à 50 % pour sauvegarder, disent-ils, un pouvoir « jeune ». Ils devront se contenter d’une représentation quadripartite : 40 % d’élèves, 30 % d’enseignants (15% issus des établissements et 15% issus des syndicats), 15 % de parents et 15 % de personnels administratifs. Clôturant les débats, une manifestation unitaire défile dans les rues de la ville derrière une pancarte : « Etudiants, lycéens, travailleurs, tous unis ! ». Le jour même, une réunion de 200 personnes crée un nouveau mouvement politique, « Le mouvement du 24 mars » qui regroupe des lycéens, des étudiants et des militants déçus par le jeu trop frileux des partis de gauche.

Toute la fin du mois est marquée par une ferme résolution. Secteurs publics et entreprises privées ne fonctionnent plus. L’hôpital psychiatrique de Cayssiols est occupé le 28 mai. Aux défilés succèdent les meetings et les réunions de travail. Des intervenants s’y affirment comme Jacques Sérieys ou Jean-Louis Chauzy. Tout, cependant, se déroule dans le calme. Un seul incident est à déplorer. A Millau, dans la nuit du 27 au 28, des vandales crèvent à coups de couteau les pneus d’une cinquantaine de voiture et saccagent complètement le stade scolaire. Provocation ? En ville, la tension monte d’un cran. Le maire, Maury, se demande même s’il ne faut pas être amené, en cas de récidive, à organiser une milice populaire pour entretenir l’ordre dans la ville.

La paralysie de l’économie, des administrations et de l’enseignement provoquent bien entendu des perturbations inévitables dans la vie des Aveyronnais. Le courrier n’est plus distribué dans une grande partie du département ; des rumeurs circulent sur la réquisition de stocks d’essence pour certaines professions ; les épreuves facultatives du bac et les C.A.P. sont reportés ; la grève des agents du Trésor provoque des difficultés financières dans les familles et chez les retraités. Dans les magasins, les étagères se vident proportionnellement à celles des caves qui se remplissent. Pour ne rien arranger, de violents orages s’abattent sur une partie du département, occasionnant d’importantes inondations et des tracas supplémentaires.

Si Mai 68 peut parfois être considéré comme une grande fête de la contestation, il ne faut pas oublier son caractère empreint de sérieux dans l’élaboration de nouveaux projets pour la société. C’est notamment le cas dans l’enseignement où les comités sont particulièrement actifs. Ainsi cette motion des élèves des lycées Ramadier et technique de Decazeville qui propose :

-Une salle ouverte en permanence dans le lycée (libre réunion) des élèves ;

-Vers une autodiscipline (par la collaboration professeurs-élèves) ;

-Participation des élèves : au choix des programmes ; au conseil de classe (intégrer le conseil de discipline au conseil de classe) ; au conseil intérieur d’administration (comité de gestion) ; à l’élaboration de l’emploi du temps ;

-Suppression des notes des compositions (devoirs surveillés à faire) du classement ; de la distribution des prix dès 1968 (remplacée par un bal…) ;

-Que le passage en classe supérieure découle seulement des appréciations et du travail annuel ;

-Suppression des devoirs à la maison ;

-Les élèves prépareront les leçons à la maison et en classe (schémas de pensée) ;

-Ils feront la leçon en classe. Le professeur aura un rôle d’animateur ; donc, stages de professeurs en dehors des vacances pour acquérir une véritable formation pédagogique ;

-Travail de recherche par groupes ;

-Révision des règlements dans les lycées (les professeurs, les élèves, l’administration y participeront, ainsi que les parents d’élèves) ;

Ce foisonnement d’idées fonctionne d’une manière très démocratique. Des rapports sont élaborés par les divers comités locaux puis examiner par les commissions similaires du comité départemental et les décisions débattues en commission plénière. Parfois poussés à l’excès, les débats s’enlisent dans des discussions stériles. C’est sur cette question que le C.A.L. de l’Aveyron fait son autocritique en annonçant la création de son journal : M24 (mouvement du 24 mars). « Ce jour-là, nous avons pris conscience de l’importance de la tâche que nous nous étions assignée. Nous avons banni les discussions dans lesquelles nous nous perdions, les palabres inutiles pour, enfin, établir des programmes et agir efficacement. »

Le 28 mai, 300 personnes appartenant à tous les milieux, se réunissent à Rodez afin de se concerter et d’étudier les diverses formes d’action imposées par le contenu du discours gouvernemental. A cette fin, un comité d’action est créé alors qu’à Decazeville se met en place un comité de vigilance.

N’allons pas croire cependant que les débats se concentrent en priorité dans les points chauds du département, autour de quelques groupes d’intellectuels ou de militants. Partout, des réunions s’ouvrent et accueillent de nombreux participants. A Baraqueville, Roquefort (300 personnes), Naucelle (350) et Rignac (250), les discussions portent en particulier sur les multiples problèmes de l’enseignement. Les débats y sont intenses et riches en matières. Les plus engagés y oublient la fatigue, les nuits trop courtes et un engagement permanent.

Malgré la détermination accrue, malgré la persistance du malaise social et idéologique, malgré les occupations, les manifestations et les réunions fiévreuses le pouvoir, un temps déstabilisé, va cependant peu à peu reprendre les choses en main. D’abord en essayant de séparer le mouvement syndical du mouvement étudiant. Ce seront les accords de Grenelle que la base refusera de suivre. Ensuite, en agitant le spectre d’une guerre civile que déclencheraient des organisations irresponsables. C’est ce qu’exprime une partie de ce communiqué émanant de l’union locale de la C.G.T. : « Il est de l’intérêt du mouvement étudiant de se dégager des éléments irresponsables ou provocateurs qui dénaturent le sens de leur action ».

Devant les divisions qui commencent à fissurer la belle unité du mouvement, entre les partisans du jusqu’au-boutisme et les partis traditionnels favorables à des élections législatives anticipées, de Gaulle comprend bien vite qu’il est temps, désormais, d’abattre ses cartes politiques.

Les élections législatives officiellement fixées au 23 et 30 juin, les syndicats et les partis politiques de gauche vont désormais jouer sur une stratégie de reprises, fixant leurs priorités sur la victoire des urnes. L’idée de révolution a fait florès. Le reflux est amorcé. Il faudra moins de quinze jours pour revenir à une situation presque normale.

En Aveyron, la journée du 4 juin marque un tournant dans le mouvement de grève. Dans de nombreuses entreprises, les travailleurs procèdent à des votes à bulletin secret sur la reprise ou non du travail. Dans La Dépêche, on peut lire que « le climat général semble s’orienter vers une détente avec toutefois des points chauds à Rodez et Decazeville ». De fait, la crise sociale évolue. Dans la plupart des administrations, la reprise est décidée. Les Postiers, très impliqués dans le mouvement, décident le 6 juin de reprendre à leur tour. Dans les usines, la relance est plus lente. Les ouvriers de l’U.C.M.D. retrouvent le chemin des machines mais à la Vieille Montagne, à Vallourec et à la C.E.P.R.O. de Rodez, la grève est maintenue. Dans l’Education Nationale, la situation reste au point mort et les établissements scolaires occupés. Il en va de même à Cayssiols.

Au C.A.L., on s’interroge et on s’inquiète de ce reflux : « Les étudiants et les travailleurs vont-ils abandonner leur lutte juste contre l’ordre établi parce que le pouvoir a avec lui, non seulement l’argent mais aussi la force policière » ?

Les partisans de la majorité gouvernementale, silencieux depuis le début du mouvement, retrouvent leurs voix  dès les défilés de soutien à de Gaulle, le 30 mai.

Le 4 juin, suite à une réunion privée animée par Pierre Riom et Michel Astoul, des tracts sont distribués en ville appelant les Ruthénois à aller ensemble, dans le recueillement et dans l’ordre, avec les drapeaux tricolores, déposer une gerbe à la statue de la Liberté.

La réponse ne se fait pas attendre, par l’intermédiaire des comités d’action :

« Ne confondez pas gaullisme et République, dictature et liberté, exploitation du peuple et véritable démocratie…

« Ne soyez pas dupes de ses informations mensongères : apolitique signifie politique de droite.

« Ne vous y trompez pas : quand on apporte en ce moment une gerbe à la statue de la Liberté, c’est pour son enterrement ».

Mais c’est une bouteille à la mer que les étudiants et les lycéens jettent au monde du travail. Tandis que l’on enterre Bob Kennedy aux Etats-Unis, les cheminots et les hospitaliers de Cayssiols reprennent le travail. Le 7 juin, c’est au tour des ouvriers de la C.E.P.R.O. Dans l’enseignement, les syndicats sont très divisés et obéissent aux mots d’ordre nationaux. Le S.N.I. et la F.E.N. annoncent la fin de la grève pour le 7 juin mais le S.N.E.S. et le S.G.E.N. continuent. Dans les trois lycées de Rodez et à Decazeville, où ces deux derniers syndicats représentent la quasi-totalité des enseignants, la grève persiste.

Les enseignants ne reprendront les cours que le 14 juin, quelques jours après les deux dernières entreprises encore en grève : Vallourec et Vieille Montagne. Pourtant, le jour même, les lycéens de Foch, réunis en assemblée générale, votent pour la grève illimitée. Le 19 juin, l’établissement n’enregistre encore que 75% de présents.

Est-ce un symbole ? En pages locales, La Dépêche du 12 juin ne consacre plus une ligne à la crise. Cela en est fini des motions et des communiqués, de cette vaste prise de conscience et d’expression qui fit la richesse de cette période. En mai, aussi, dis ce qu’il te plait !

Place désormais aux élections, « Piège à cons » pour les organisations d’extrême gauche, seule voie démocratique pour les partis de gauche si l’on veut changer les choses. Au pouvoir de la rue succèdent donc les tribunes libres des candidats aux élections.

On peut s’interroger sur le vote des Français à l’occasion de ces élections législatives qui ramena à l’Assemblée Nationale une large majorité gaulliste (293 sièges, 38 % des voix) quelques semaines après que la France fut en situation d’insurrection générale. Sentiment de peur sans doute face à une guerre civile et de crainte d’une France pas vraiment prête à épouser des idées de révolution. Appel aussi au boycott de la part des organisations d’extrême gauche, ce qui fut une erreur stratégique. Vote à vingt et un ans, empêchant les jeunes de s’exprimer par les urnes.

En Aveyron, on prend les mêmes et l’on recommence. Boscary-Monsservin, élu député depuis 1951, passe au premier tour avec 76 % des voix. A Villefranche, Robert Fabre est élu difficilement au deuxième tour. Enfin, à Millau, c’est le conseiller général de Salles-Curan Louis Delmas, candidat U.N.R., qui est élu dès le premier tour.

Pour tous ceux qui s’étaient investis et avaient cru que…, le retour à la normale est cinglant, surtout parmi les individus qui ne possédaient pas encore une culture politique affirmée. Les autres rebondiront et, après une analyse théorique du mouvement, affirmeront haut et fort qu’une révolution était désormais possible. Critiquant le spontanéisme du mouvement de mai, ils préconiseront la création d’une organisation révolutionnaire, seul moyen à terme pour faire tomber la société capitaliste. C’est en particulier ce qu’affirme le bulletin d’août 1968 du Pavé et du Mouvement du 24 mars qui propose un tel projet d’organisation politique. Jamais, elle ne devait voir le jour.

Que reste-t-il, cinquante ans plus tard, de ce grand chambardement ? Sans doute un prodigieux bouillonnement d’idées en rupture totale avec une société à bout de souffle mais s’accrochant à ses certitudes. A cette société vieillissante, la jeunesse opposa des idéaux : le Che, la Chine de Mao, le Vietnam de l’oncle Ho ou les Khmers Rouges de Pol Pot. Si pour beaucoup, la désillusion allait se révéler bien cruelle, elle permit à toute une génération de rêver d’un monde nouveau. Quant aux travailleurs, ils profitèrent des acquis sociaux.

Mai 68 se pose ainsi comme le détonateur qui accéléra les nécessaires mutations de la société. Pour chacun des protagonistes, il restait un chemin à tracer. Certains suivirent des sentiers tortueux et sans issue tels les militants d’Action Directe ; d’autres, dont l’espérance avait été trop forte, ne survécurent pas à cette normalisation et se suicidèrent ; les plus nombreux se fondirent dans le moule ; quelques-uns, enfin, accédèrent à des postes importants.

Reste à savoir si Mai 68 ne marque pas non plus la fin d’une contestation romantique et idéaliste ? A moins qu’il ne soit que « l’insurrection de notre révolution ».

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