Eugène Viala. La force obscure d’un esprit torturé
Au début du XXème siècle, dans ce Rodez qui commence à peine sa mue urbaine, une silhouette se glisse dans les rues étroites qui cernent la cathédrale, projetant sur les murs médiévaux son ombre étrange. « Cette silhouette, se souvient le peintre Tristan Richard, vêtue en hiver d’une longue peau de bique aux poils hérissés et coiffé d’un feutre sombre rabattu sur les yeux », c’est Eugène Viala. « Tel un éperon, sa barbe pointant en avant achevait de lui donner, entre chien et loup, l’allure d’un personnage de sabbat. »
Rien, cependant, ne le prédispose à devenir ce bohème insouciant si éloigné du caractère rouergat. Car, avant l’homme devenu, il faut connaître l’enfant pour comprendre « ce peintre du crépuscule », celui qui pose sur ses eaux-fortes, un voile d’ombre sur l’impression des paysages. Sans doute doit-on trouver dans l’éducation rigide d’un père trop rigoriste la révolte épidermique d’un adolescent hostile à tout pouvoir, à tout dirigisme, à tout compromis.
Alors, dans ce Lévézou qui le voit naître, le 8 septembre 1859, à Salles-Curan, l’enfant Viala préfère au contact des humains, celui plus enivrant et plus sauvage de la nature. Ses premiers regards se portent sur les puechs fleuris de genêts et de genévriers ; sur les villages coiffés de clochers ou sur les ponts ancestraux. L’enfant Viala s’évade, glisse sur les pentes, se fraye un passage parmi les ronciers, le regard déjà un peu fou mais ô combien illuminé par cette nature pour laquelle il éprouve un profond respect.
Mais l’enfance n’est qu’un temps qui vient se perdre dans l’enfermement des pensionnats. Chez les jésuites de Saint-Gabriel à Saint-Affrique d’abord, au petit séminaire de Saint-Pierre puis au lycée de Rodez ensuite. Il y vit sans doute ce que Jean Vigo a retracé dans « Zéro de conduite ». L’école autant que l’armée représentent cette autorité, insupportable à ses yeux. Il les refuse autant qu’elles le rejettent. Eugène Viala aurait pu sombrer dans le nihilisme et l’affrontement violent contre la société bourgeoise ; il préférera se réfugier dans la peinture pour expulser ses révoltes et ses angoisses.
Libéré de la tutelle paternelle, il part faire les beaux-arts à Montpellier puis à Paris, « cette bête énorme et pléthorique, écrit-il avec rage, monstre insatiable et toujours grandissant, qui dévore la pauvre France, atrophiée, vieillie ». Viala n’est pas à l’aise dans ce monde-là. Plus encore dans cette révolution industrielle qui bouleverse les traditions et ronge les paysages. Ecologiste avant l’heure, il en perçoit tous les dangers. Prémonitoire, il écrit en janvier 1909 : « Il a plu beaucoup ces derniers temps ; à toute époque on vit pleuvoir, à un certain moment de l’année, mais vit-on tant de fleuves débordés, tant de plaines lugubrement couvertes d’eau aux abords des pays montagneux ?… Plantez, plantez des arbres, dirons-nous à ceux qui les ont abattus ; ce à quoi ils répondent : si nous avons encore des arbres, nous allons nous hâter de les détruire. “Quant à replanter, non, monsieur, nous ne replanterons pas”. Et les hommes publics ont assez à faire à s’occuper de leurs familles et de leurs amis, pour avoir cure du danger. »
Sa vie de libertaire – on dirait aujourd’hui de marginal – cesse en 1888 dès lors qu’il contracte mariage et doit assurer la vie du ménage, fort bientôt de quatre enfants. Eugène Viala n’a jamais rompu avec sa terre natale. Il décide qu’il est temps de s’établir afin de donner à sa famille la stabilité à laquelle elle a droit. De retour à Rodez, il s’établit au 7, rue Paraire, proche de l’asile d’aliénés puis au cœur de la cité, au 7, de la petite rue Saint-Vincent, que prolonge la rue Séguy et face au clocher. Parfait accord entre sa personnalité et l’austérité architecturale de la ville. Tandis que son atelier de photographie lui fournit le viatique nécessaire, c’est dans les paysages de son enfance que son esprit torturé trouve ses plus belles inspirations. D’abord en contemplant, depuis les « fenestras » ruthénoises, l’immensité de la campagne. Avant d’en arpenter tous les sentiers, préférant la solitude des bois et des landes au contact des hommes qu’il fuit et maudit. Evitant de les projeter dans ses compositions. Leur préférant les arbres, l’eau et la pierre, fondement de ses eaux-fortes. « Une récréation qui lui sert à traduire tous ses sentiments et toutes ses pensées », écrit Jacques Bousquet. Lui avoue à Maurice Fenaille, dans une lettre de 1903 : « C’est de la souffrance, de l’ombre et des rayons, écrit au hasard de vue et de la pointe, sans grande prétention de la technique ni de l’idée que je laisse interpréter comme bon le semble à chacun. » Avant d’ajouter : « L’eau-forte, c’est de l’encre, de l’acide et de la souffrance. »
Parfois, délaissant la peinture, il se lance dans l’écriture avec une rage féconde. C’est ainsi qu’il fonde, en 1908, un journal éphémère, Le Cri de la Terre, treize numéros entre 1908 et 1909, où chaque ligne transpire d’une révolte jamais assouvie.
Un homme va pourtant, à partir de 1903, lui donner l’occasion de manifester tout son talent. Cet homme, ami des arts, fortuné, se nomme Maurice Fenaille. Le mécène commence par lui obtenir quelques commandes avant de lui procurer, à ses frais, un atelier à Neuilly où il pourra se consacrer entièrement à son art et surtout ne plus se débattre dans des difficultés matérielles qui le suivront toute son existence. Dix années durant lesquelles son talent et son œuvre commencent par être reconnus dans cette capitale des arts qui a trop tendance à oublier ceux ou celles qui vivent loin d’elle.
Malheureusement, alors qu’il séjourne à Paris depuis trois mois, un accident de tramway le blesse grièvement. Sentant sa fin proche, il demande à rejoindre Rodez où il s’éteint, le 5 mars 1913.
Reconnu comme peintre aquafortiste, Eugène Viala laisse aussi une œuvre poétique importante, proche de ses tableaux tourmentés : « Loin des foules » (1897) ; « Paysages » (1908). Notons aussi un récit de voyage : « A travers le Vieux Rouergue » et une étude : « Figeac en Quercy ».
L’Aveyron lui offrira post-mortem sa reconnaissance. D’abord à Rodez, en 1930, avec ce buste placé dans le square de la Boule d’Or, face aux monts du Lévézou. Puis dans sa ville natale de Salles-Curan où sa statue trône depuis 1957, œuvre du sculpteur Marc Robert.
Parce qu’il manifesta toute sa vie une volonté farouche d’indépendance et un esprit permanent de révolte ; parce que son art, tant pictural que littéraire, s’épanouit dans ce refus de l’ordre établi ; parce que la force obscure de ces eaux-fortes reflète ses angoisses intérieures, Eugène Viala reste ignoré de son temps, n’obtenant qu’une reconnaissance aux marges de sa vie et bien plus encore quand, de l’artiste, il ne reste plus qu’une oeuvre.
A lire :
AUSSIBAL, Jean-Louis et Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron, Eugène Viala à Rodez : un artiste dans la cité (1889-1911) : Études Aveyronnaises 2016, Société des Lettres, sciences et arts de l’Aveyron, 2017
RAMADIER, Paul, Eugène Viala, poète des solitudes, Rodez, Georges Subervie, 1922
ROUSSANNE, Albert (préface de Jean Adhémar), Eugène Viala : graveur du fantastique, 1859-1913, Rodez, Subervie, 1985


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