« La crise de Foi » de mademoiselle Couédon

Quelle horreur ! s’exclame madame de Maillé en apprenant la stupéfiante nouvelle. Quelle épouvantable catastrophe vous m’apprenez là ! Mademoiselle Couédon avait donc bien raison. Et dire que personne n’a crû en sa prophétie. »

Quelques heures plus tôt, rue Jean-Goujon, près des Champs-Elysées, le Bazar de la Charité a flambé comme fétu de paille, provoquant une immense panique parmi les centaines de visiteurs, pour la plupart représentants de l’aristocratie parisienne, venus faire œuvre de charité chrétienne pour soulager la misère des pauvres. Cent vingt-neuf cadavres, pour la plupart carbonisés, ont été retirés des décombres encore fumants, dont celui de la duchesse d’Alençon, petite sœur de l’impératrice Sissi. Le feu, selon les premières constatations, a pris dans la salle de projection du tout nouveau cinématographe des frères Lumière. Un assistant qui craque une allumette ; l’éther alimentant la lampe de projection qui s’enflamme et le feu qui embrase en quelques minutes le décor de velum et de tentures. L’absence de toute sécurité et le sauve-qui-peut général ont accentué le mouvement de panique. Paris et la France sont en émoi. Dans sa chambre, Henriette Couédon pâlît à l’annonce de la catastrophe. L’archange ne s’était pas trompé, lui qui, depuis plusieurs mois, ne cesse de lui révéler les malheurs qui s’abattront sur le pays si la France ne rentre pas en pénitence et ne s’agenouille pas devant Dieu pour expier ses mauvais penchants républicains, maçonniques et anticléricaux.

Quelques semaines plus tôt. 21 mars 1897. Dans les salons de madame de Maillé, l’effervescence gagne le public d’aristocrates et de mondaines – près de deux cents personnes – attirés, dans le cadre d’une manifestation de charité organisée par les Cercles Catholiques ouvriers, par la présence de la célèbre voyante Henriette Couédon. « Elle se mettra, annonce le carton d’invitation, publiquement en communication avec l’archange Gabriel et donnera ensuite des consultations particulières. » Une présence qui occulte celle du poète parnassien José Maria de Heredia, le chéri de ces dames en temps ordinaire. C’est que la sibylle jouit d’une extrême popularité depuis qu’elle consulte au domicile de ses parents, 40 rue du Paradis. Un nom prédestiné pour celle qui durant toute sa vie souhaitera le retour de la royauté et prédira une série de catastrophes, conséquences de la main de Dieu venue punir les hommes. Un pathos comparable à celui du laboureur Martin quelques décennies plus tôt (Voir à ce chapitre).

Rue du Paradis, le rituel est immuable. Les consultants qui se pressent quotidiennement à son domicile font d’abord les cent pas dans la petite cour de l’immeuble, évoquant les paroles bibliques de la voyante et devisant sur cette république sans Foi, tombée entre les mains de la franc-maçonnerie et de la juiverie. Un étonnant mélange sociétal que cette basse-cour, attirée par le merveilleux. Des mondains et demi-mondaines côtoient des ouvrières des ateliers parisiens tout proches. Des curieux aussi et même quelques personnalités du monde littéraire et scientifique : la voyante madame de Thèbes ; Edouard Drumont ; Gaston Méry, Emile Zola ou Marcel Prévost. Pour voir, comprendre, croire ou douter. L’auteur de « L’Assommoir », qui s’est fait prédire sa future entrée à l’Académie écrit dans Le Figaro que « le cas de cette demoiselle, si puéril en lui-même, prend tout d’un coup une ampleur terrifiante par le retentissement qu’il a au fond des âmes », évoquant à travers ses prédictions une « crise de Foi » de la société française pècheresse. Marcel Prévost, s’appuyant sur le témoignage d’une proche, n’y va pas non plus par quatre chemins pour montrer combien est bien huilé le numéro de l’entreprise Couédon. « Il semble que ce soit une machine bien montée, où des rôles ont été donnés à tout le monde. »

Car, à l’évidence, cette petite entreprise ne connaît pas la crise. Le concierge de l’immeuble y trouve même un intérêt en monnaies sonnantes et trébuchantes. Pour un maigre viatique, il permet à quelques gens aisés d’emprunter l’escalier extérieur, histoire de savoir avant les autres à quelle sauce Henriette Couédon va nourrir leur avenir. Pour les autres, dont la bourse n’est pas trop pleine, il faut supporter les bondieuseries de la mère d’Henriette, une bénie oui-oui aux discours de dévotion bien rodés avant de passer entre les mains de son rougeaud de mari, au dialecte de charretier, cassant du curé à tout-va pour mettre en avant le caractère divin et unique des relations que sa fille entretient avec Dieu par l’intermédiaire de l’archange Gabriel. Cette mise en condition effectuée, le consultant peut enfin pénétrer dans la salle à manger où Henriette Couédon, assise sur un fauteuil, entre en communication avec l’archange, déversant des versets, la tête entre les mains, la voix rauque et lente, le souffle presque coupé.

Divagation ou prophéties ? Inspirée ou possédée ? Aimantée par des actions extrahumaines ? Ou simplement malade ou simulatrice ? Un dilemme que la médecine repousse énergiquement : « Oui, écrit un journaliste de la « Revue mensuelle, religieuse, politique, scientifique », Henriette Couédon est aujourd’hui une menteuse, une simulatrice, et nous allons tout de suite la surprendre la main dans le sac. Voyez-la s’asseoir après ce petit manège que je vous ai indiqué au début, coups d’œil furtifs à droite et à gauche pour constater l’effet produit. Tout de suite son attention est celle de la défense, car elle sent bien qu’elle ment et que les gens vont la surprendre et la convaincre… Mais voilà l’ange qui va parler et Henriette perd connaissance. Comment perd-elle connaissance ? Hystériquement ou épileptiquement ? Oh que non, elle a une façon bien à elle pour cela et que nous connaissons bien. Instantanément, elle passe à l’état de conscience à celui d’inconscience sans inhibition préalable, sans bâillement, sans pleurs comme dans l’hystérie, sans aura comme dans l’épilepsie et surtout, notez-le bien, sans perte de connaissance. Mais attirez son attention d’un autre côté, et sournoisement, pendant une seconde angélisation, préparez votre épingle et essayez de la piquer pour voir si, comme si elle le prétend, l’affirme obstinément et la soutient avec entêtement, elle est extraterralisée, si ses sensations sont abolies. Vous la verrez instantanément revenir à elle, se rebiffer et sa famille avec elle. C’est qu’elle sait très bien qu’elle ment, que son extase n’est qu’une feinte, qu’elle ne pourrait supporter la piqure, la pinçure ou la brûlure prouvant ainsi sa supercherie… »

L’engouement que suscitent les prédictions de la demoiselle ne sont pas sans rapport avec le contexte politico-religieux de l’époque. L’annonce d’une nouvelle apparition de la Vierge à Tilly-sur-Seulles (Calvados), en avril 1896, se situe dans la continuité de celles de Lourdes (1854), de Pontmain (1871) et de Notre-Dame de la Salette (1882). Ce 25 avril, la Vierge apparaît à Marie Martel, âgée de vingt-quatre ans : « Elle était d’une beauté céleste, vêtue de blanc avec une ceinture bleue, des roses d’or étaient posées sur ses pieds nus et sur ses pieds, sur une banderole blanche, elle avait lu ces mots écrits en lettres d’or : “Je suis l’Immaculée”. La demande de la Dame blanche est sensiblement la même que dans les précédentes apparitions : construire une basilique à l’endroit précis de l’apparition et rétablir la Foi au cœur des hommes. Marie Martel ainsi que d’autres personnes seront témoins de plusieurs apparitions entre 1896 et 1899. Quand elle n’est pas en retraite au monastère de Mesnil-Saint-Denis, Marie Martel n’hésite pas à consulter Henriette Couédon. Pourtant, l’Eglise, cette fois, interdira en 1906 toute exploitation du culte de Notre-Dame de Tilly.

Chez la voyante, les visions et ses conversations avec l’archange expriment également un antisémitisme qui n’a cessé de grandir en France avec l’affaire Dreyfus (1894). D’ailleurs, les deux plus fidèles soutiens d’Henriette ne sont-ils pas le journaliste antisémite et antidreyfusard Edouard Drumont, auteur de « La France juive » ainsi que son disciple Gaston Méry qui possède le triste privilège d’avoir inventé le mot « racisme » dans son roman « Jean Révolte ». Fondateur de la revue « L’Echo du merveilleux », Méry consacre de nombreux articles aux apparitions de Tilly et une suite de brochures sur les visions d’Henriette Couédon. Dans le numéro du 1er janvier 1898, il se fait l’écho de certaines annonces que l’Ange a faites à Henriette Couédon sur l’apparition de Tilly : « Une chose doit s’y passer/Je vous vois tous y aller…/Des miracles vont se passer/Du ciel seront envoyés…/Des prodiges vont se passer. » Et sur les catastrophes à venir, la punition divine est bien présente : « Un incendie s’élever/Des enfants y seront brûlés…/L’autre ne sera rien à côté/Je vois des mères éplorées/C’est un endroit qui n’est pas haut monté…/Le vent va y aider/Et l’eau va manquer…/Les chairs vont s’émietter…/Beaucoup de livres seront brûlés/Des parchemins aisés…/C’est une calamité/Des enfants vont y aller/De velours habillés/Car c’est une fête aisée…/La richesse est donnée…/Dieu, on va l’accuser/Jésus est irrité/Jésus est blasphémé/Il faut bien vous rappeler/Que son sang il a donné. » Des prophéties versifiées que ne renieraient pas les auteurs des populaires complaintes, si en vogue au XIXe siècle.

C’est donc précédée d’une solide réputation qu’Henriette Couédon se présente, ce 21 mars 1897, devant le parterre d’invités rassemblés dans le salon de madame de Maillé. Des invités triés sur le volet, foi catholique rivée au corps et attendant un improbable retour de la monarchie. Un parterre tout acquis à sa cause mais qui attend de voir. Henriette Couédon ne va pas les décevoir. La voilà qui entre en extase, offrant à ses interlocuteurs une terrible vision : « Près des Champs-Elysées/ Je vois un endroit pas élevé/Qui n’est pas pour la pitié/Mais qui en est approché/Dans un but de charité/Qui n’est pas la vérité/Je vois le feu s’élever/Et les gens hurler/Des chairs grillées/Des corps calcinés/J’en vois comme par pelletées. »

Une révélation pas forcément du goût du poète José Maria de Heredia. Caustique, il interpelle la voyante : « C’est peut-être impressionnant, mais c’est de la bien mauvaise poésie. » Sur quoi, la devineresse ne manque pas de rassurer son auditoire : « Toutes les personnes présentes aujourd’hui seront épargnées. » Ouf !  « Les bulles de champagne pouvaient à nouveau pétiller/les petits fours, être savourés/En attendant que le Bazar de la Charité ne devienne un immense brasier. » (Prédiction de l’auteur a posteriori, à l’image de celle de mademoiselle Couédon parue dans la presse après le désastre.) Un journal italien accusa même la sibylle de s’être inspirée d’un article paru dans ses colonnes. Qu’importe ! Sa renommée était faite. « Ce qui n’empêcha pas la République de continuer/Dreyfus d’être réhabilité/De tout cela, l’archange Gabriel resta muet./Quant à Henriette Couédon, son incontinence verbeuse finit par s’épuiser./ Avant de se taire, dix-huit ans après l’incendie du Bazar de la Charité. » (Seconde prédiction de l’auteur a posteriori)

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