Madame de Thèbes : voyante ou génie de la conjecture ?
A la fin du XIXe siècle, alors que les apocalyptiques prévoient la fin du Monde en 1900, tous les voyants sont au vert pour la plus célèbre chiromancienne de France, Madame de Thèbes. Agée de cinquante-cinq ans, la pythonisse reçoit dans son cabinet situé dans un entresol de l’avenue de Wagram, à Paris, une clientèle huppée d’artistes, d’écrivains et d’hommes politiques, tous venus lui tendre la main pour connaître les lignes de leur avenir. Le décor tient d’ailleurs du travail manuel de la voyante. « Partout, écrit le journaliste du Figaro Adolphe Brisson, des mains de plâtre, répandues à profusion sur la cheminée, sur la table et sur les consoles, des mains dressées et des mains couchées, des mains de conditions et d’âges divers. La plupart sont des mains de qualité et portent, inscrite au crayon bleu, l’identification de leur origine. La main d’Alexandre Dumas fils a été précieusement placée dans un coffret de cristal. Madame de Thèbes lui a voué une vénération particulière… »
La chiromancienne, qui tâte aussi de l’astrologie et du tarot, doit en effet au célèbre auteur de « La Dame aux camélias », un succès auquel elle n’aurait jamais songé au début de sa vie. Née en 1845, Anne Victorine Savigny se lance d’abord dans une carrière de comédienne, au théâtre du Parc, à Bruxelles, pour laquelle elle n’offre guère de dons exceptionnels. Comment Alexandre Dumas fils remarqua cette belle jeune fille ? Le secret demeure, concours de circonstances dira-t-on ! Quoi qu’il en soit, l’écrivain la prend en mains, si l’on peut dire, en l’initiant à la chiromancie dont il est un fervent adepte depuis sa rencontre avec le célèbre voyant Desbarolles. C’est d’ailleurs ce dernier qui s’occupe d’enseigner à la toute nouvelle Madame de Thèbes – pseudonyme voulu par Alexandre Dumas fils pour faire plus vrai – toutes les connaissances astrologiques et la chiromancie.
« Travaillez bien pendant un an, lui aurait dit son mentor, et je vous soumettrai à une épreuve. Si vous en sortez victorieuse, je me charge d’assurer votre succès. » Faut croire que l’apprentissage porta ses fruits ! Après un stage intensif où l’ex-comédienne amateur joua son rôle de chiromancienne à la perfection, Dumas fils l’invite dans son hôtel particulier où est réunie à souper une douzaine d’académiciens de ses amis. De la table au salon, il n’y a qu’un pas. Dumas a fait dresser pour l’occasion un épais rideau derrière lequel se tiennent les académiciens. Madame de Thèbes, ignorant leurs noms et leurs visages, est introduite. L’apprentie chiromancienne n’en mène pas large devant ses pontes de l’Académie mais elle sait qu’elle joue le rôle de sa vie. A chaque main tendue derrière le rideau, elle trace un portrait précis de chacun. L’étonnement gagne l’assemblée. Tout concorde. Dumas fils sourit ! Il vient de faire de Madame de Thèbes une professionnelle de la voyance. Par l’intermédiaire de ses collègues, il sait que la presse française et européenne parlera, les jours suivants, des dons prodigieux de sa protégée.
De la comédie à la chiromancie, Madame de Thèbes possède désormais toutes les cartes en main. Il ne lui reste qu’à faire fructifier ses connaissances ajoutées à un don exceptionnel d’observation, ce qui ne gâte rien pour une sibylle. Un soir de dîner chez de riches bourgeois, elle prédit tout de go à une vieille bourgeoise toute saupoudrée qu’elle se mariera bientôt avec un homme plus jeune qu’elle. La rombière fait part de son étonnement. S’offusque presque. Quelques mois plus tard, cependant, elle convole en justes noces avec un homme âgé de dix-huit ans de moins qu’elle. Madame de Thèbes a vu juste.
« Comment avez-vous pu deviner ? lui demande-t-on.
-C’est bien simple : la dame qui était placée à côté du jeune homme lui martelait rageusement le pied. Je m’en étais aperçue en ramassant ma serviette. »
En 1900, le cabinet de Madame de Thèbes ne désemplit pas. Vedette de la divination, elle a survécu à la loi du 11 juillet 1895 imposée par le préfet de police de Paris qui interdit aux cartomanciennes, somnambules et autres magnétiseurs de consulter sans autorisation. La voyance s’offre désormais une vitrine commerciale que Madame de Thèbes exploite fort à propos. Après la parution de son ouvrage « L’énigme de la main » qu’elle dédit « à son cher et regretté ami Alexandre Dumas fils », elle publie chaque année, à partir de 1903, juste avant Noël, un Almanach intitulé « Conseils pour être heureux » où elle dispense ses prédictions pour l’année à venir tout en restant suffisamment évasive pour éviter toute erreur chronologique. Ainsi, affirme-t-elle au New-York-Times, qui l’interroge à la suite du naufrage du Titanic, que « l’année 1912 est une année noire. D’autres catastrophes maritimes suivront le Titanic. Des cataclysmes menacent de toutes parts. La mer constitue tout particulièrement une sorte de danger. Cette période dangereuse durera jusqu’au 21 mars 1913. » Ce que l’on appelle la loi des séries se confirmera avec les naufrages du paquebot espagnol Principe de Asturias, du paquebot japonais Kichemaru et du cuirassé Masséna. Mais à l’époque où le commerce maritime est florissant, le risque d’accidents en mer est plus que probable. Comme peuvent l’être de nos jours des catastrophes aériennes.
A propos du Titanic, son nom est maintes fois mentionné dans la presse à propos de deux personnalités disparues lors du naufrage. Elle aurait avoué quelques années plus tôt au médium américain William Thomas Stead qu’il courrait un véritable danger en mer. « Stead s’est moqué de moi en disant qu’il aurait dû être averti par ses familiers du monde spirite si un quelconque danger le menaçait. Depuis cette époque, il a, plus d’une fois, plaisanté sur ses prémonitions, arguant que ses nombreuses traversées s’étaient déroulées sans incident. Je n’ai fait que lui répéter ma mise en garde… » Des informations divergent aussi sur la prédiction qu’elle aurait faite au colonel Astor, juste avant le départ du Titanic, de ne pas revenir en Amérique à son bord.
Constat a posteriori : l’ambiguïté dont elle parsème ses Almanachs ouvre la porte à toutes les interprétations. Comme bien souvent, dans le cas de la voyance, ne sont retenus que les succès des prédictions, les erreurs ou les oublis étant passés sous silence. Basées sur une analyse pointue de l’actualité et de son évolution, les prophéties de Madame de Thèbes s’appuient souvent sur la logique des événements à venir, ce qui fait d’elle un véritable génie de l’observation, sans toutefois la mettre à l’abri d’erreurs, comme le révèlent ses prédictions de l’année 1914, « année fulgurante » selon elle. « La guerre menace toujours. Malgré les diableries méchantes de la trouble influence de Saturne, la concorde finira par triompher de la discorde, l’amour de la haine, et l’entente surmontera les fauteurs de déchirements ». Ce qui provoque l’ironie de quelques journalistes comme Jean Turquis dans Le Petit Comtois : « C’est le propre de toutes les prophéties des voyantes et devineresses qui, tout comme le vulgaire, s’introduisent le doigt dans l’œil chaque fois qu’elles s’avisent de vouloir lire dans le livre impénétrable de l’avenir. Mais comme ça ne fait de mal à personne… »
Madame de Thèbes ne verra pas la fin du drame qu’elle n’avait pas prévu. Elle décède en 1916, laissant une phrase toute empreinte de mystère : « Ce n’est pas mourir que de ne pas mourir absolument ; c’est seulement changer d’état ». Croyait-elle à une vie après la mort ou bien pensait-elle à la postérité de son nom dans l’histoire de la voyance ? C’est oublier que déjà une autre devineresse, madame Fraya, l’a remplacée dans le catalogue des prédictions. Que d’autres, profitant du climat d’angoisse provoqué par les malheurs de la guerre, se découvrent soudainement des talents de médiums, ouvrant des cabinets de voyance qui ont pignon sur rue, jouant de la crédulité des milliers de femmes désirant savoir l’avenir de leurs pious-pious. « Il importe, rapporte un acte d’accusation du 3 août 1915 de la dixième chambre, tant pour l’ordre public que dans l’intérêt général, de protéger malgré elles, les âmes simples contre le charlatanisme de faiseuses qui battent monnaie sur la candeur humaine. » Un pis-aller face aux cinq cent mille disparus français à l’issue du conflit dont profitera la voyance pour se relancer.


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