Adieu la vie !
La Grande Guerre inaugure le reportage photographique de guerre, ce que nul conflit n’avait réalisé auparavant, favorisé à la fois par l’évolution des techniques, par la présence nouvelle de la Section photographique de l’Armée créée en 1915 ainsi que celle de plusieurs reporters-photographes sur les lieux de combats, autorisée par le ministère de la Guerre, toujours soucieux quand même d’éviter des images pouvant heurter le moral de la population. Hors de ce cadre officiel toutefois, de nombreux soldats immortalisent par la pellicule leur quotidien, la violence des combats et les dures conditions de vie dans les tranchées.
Ces témoignages de l’Histoire permettent de voir la guerre dans toutes ses dimensions, dramatiques, intimes et parfois humoristiques. Ces clichés se perpétueront après la guerre, au-delà des tranchées et des combats, montrant que la souffrance ne s’est pas arrêtée avec le silence des armes. Les gueules cassées, les mutilés et ceux qui ont sombré dans la folie sont photographiés. Presque exhibés dans des poses voulues.
Trois de ces photos, choisies parmi des milliers d’autres, incarnent ces drames humains.
Incroyable cliché que celui montrant un homme transpercé à l’épaule par une baïonnette. La cause n’est pas banale et la mention manuscrite permet d’étayer une explication : « Baïonnette française fracturée par un obus allemand et projetée en l’air. En tombant elle se plante dans l’épaule et s’enfonce de 15 centimètres. »
On pourrait presque rire de cette malchance et de sa conséquence. D’autant plus que ni médecins, ni infirmiers, ni la victime, assis dans son fauteuil roulant, ne semblent inquiets de la situation. La délivrance est pour bientôt. Un premier diagnostic a déjà été réalisé : l’arme, dont on imagine la redoutable efficacité, s’est enfoncée dans la chair de 15 centimètres. Reste désormais à la retirer !
On se dit alors que l’homme s’en est bien sorti ! Que sa cicatrice ne restera qu’un souvenir de guerre et que toute occasion ne manquera pas d’en restituer l’histoire. Qu’il y aura peut-être une certaine fierté à la montrer plus tard à ses enfants et à ses petits-enfants ! Que l’on est parti « la fleur au fusil » et revenu la baïonnette fichée dans l’épaule comme une tige métallique. Sain et sauf ! A la différence des millions d’autres gars qui égrènent leurs noms sur les monuments aux morts.
15 000 ! Le chiffre est froid. Implacable ! 15 000 gueules cassées parmi les 300 000 blessés mutilés français. Un éclat d’obus, une balle de mitrailleuse ont éclaté les mâchoires, haché les chairs, pulvérisé une multitude d’os. Des visages déformés à jamais. « Il n’avait plus de visage, écrit Jean Giono dans « Le Grand Troupeau ». Plus de bouche, plus de nez, plus de joues, plus de regard : de la chair broyée et des hérissements de petits os blancs. Il restait juste un peu de front et c’était en train de se vider dans la terre. »
On imagine, à voir cet homme posant sur sa chaise, les bras croisés, au visage remodelé et recousu, ce que furent les premières souffrances, physiques et morales. Maurice Genevois écrit : « Le premier n’avait plus de nez. Il courait en baissant la tête, penchant vers les feuilles mortes ce trou béant, saignant, où éclosaient de grosses bulles roses. Le second le suivait à quelques mètres. Une balle lui avait fait sauter la moitié inférieure du visage. Une seule balle ? Je me rappelle m’être demandé si cela était possible : un minuscule lingot de métal, et aussitôt cette bouillie rouge, gargouillante ; et au-dessus les yeux, leur stupeur, leur détresse, leur regard insoutenable. »
Adieu la vie ! Adieu l’amour ! Adieu jeunesse et beauté ! Pour ceux qui n’ont jamais accepté et se sont suicidés ! Pour ceux qui ont décidé de fuir le monde et la lumière, se réfugiant dans l’ombre de la solitude, retirés dans les hôpitaux, dans des maisons spécialisées créées pour eux ou cloîtrés chez eux. Erich Maria Remarque écrit dans « Après » « Il dit, en gargouillant : “Vous ne me reconnaissez plus, n’est-ce pas ?” J’examine le visage, si l’on peut encore appeler cela un visage. Sur le front, court une cicatrice, large et pourpre, qui descend vers l’orbite gauche. La paupière est boursouflée, au point que l’œil paraît minuscule, enfoncé dans le creux de l’orbite. Mais il y est encore, tandis que l’œil droit est fixe : il est en verre. Le nez a disparu ; à la place, un bout d’étoffe noire. En dessous, la cicatrice reparaît et fend, en deux endroits, une bouche dont les lèvres boursouflées ont cicatrisé de biais. »
Et puis il y a eu ceux qui ont choisi de continuer, aidés par l’Union des Blessés de la Face et de la Tête, créée à cet effet et présidée par le colonel Picot. Des médecins, démunis devant tant de drames, ont entrepris leur reconstruction faciale. Ont essayé, sans grand moyen, à redonner à leur visage, un semblant d’humain, qui ne soit plus de sang et de chair béante. « Il n’a plus de nez, écrit Maurice Genevois dans « Sous Verdun » : « À la place, un trou qui saigne, qui saigne… Avec lui, un autre dont la mâchoire inférieure vient de sauter. Est-il possible qu’une seule balle ait fait cela ? La moitié inférieure du visage n’est plus qu’un morceau de chair rouge, molle, pendante, d’où le sang mêlé à la salive coule en filet visqueux. Et ce visage a deux yeux bleus d’enfant, qui arrêtent sur moi un lourd, un intolérable regard de détresse et de stupeur muette. »
Ces médecins-chirurgiens ont utilisé de vieux procédés qui n’ont pas fait véritablement leurs preuves comme la greffe italienne, découpant un lambeau de peau du bras pour le poser sur le visage défiguré, maintenant le bras collé à la plaie pour éviter tout rejet. Et puis, comme cela ne suffisait pas, on a inventé des instruments barbares, comme le casque de Darcissac, la gouttière de contention ou le procédé des sacs pour ressouder tout cet imbroglio d’os et de chair. Alors, après des semaines et des mois, faits de douleurs et de pleurs, il a fallu s’accepter tel quel, sortir du cocon fraternel de la salle d’hôpital et affronter le regard de la rue. « Les civils n’y font plus attention, s’insurge Roland Dorgelès dans « Les Croix de bois » ; ils disent comme ça que maintenant ils ont pris l’habitude. Les gars l’ont pas, eux, l’habitude, tu peux en être sûr… J’avais un social qui avait le bas de la tête enlevé, il n’osait pas se montrer, il avait honte. » Il a fallu s’évader de cette curiosité malsaine du passant, de leur condescendance appuyée ; des regards fuyants ; se révolter mais accepter d’être repoussé d’un cinéma, d’un théâtre ou d’un restaurant. En repartir la rage au ventre. Humilié ! Vivre sans doute mais n’être plus humain ! S’accepter tout en étant rejeté !
Pour les plus atteints, des maisons spécialisées les accueillent. En 1927, à Moussy-le-Vieux (Seine-et-Marne), voit le jour la Maison des Gueules Cassées, financée par une tombola. Trois ans plus tard, un centre de recherche maxillo-faciale est ouvert à l’hôpital Lariboisière. En 1934, un second centre est ouvert à Coudon (Var).
Et puis l’Etat est devenu compatissant ! Pour financer les associations de victimes de la guerre est lancée en 1935, la Loterie Nationale, en remplacement d’une souscription nationale mise en place dès 1931 par l’Union des Blessés de la Face et de la Fête. Aujourd’hui, la Française des Jeux a remplacé la Loterie Nationale mais cela fait bien longtemps qu’elle ne finance plus les Gueules Cassées.
La prise de vue de la troisième photo se déroule le 14 juillet 1919. Ce jour-là, la Fête nationale est devenue la fête de la Victoire. Au milieu des maréchaux en tenue d’apparat, des armées alliées et françaises, un millier de mutilés est invité à défiler sur les Champs-Elysées, sur des brancards, en fauteuils roulant, marchant sur des béquilles, les visages déformés, médailles au veston, drapeaux flottant au vent. Jean Galtier-Boissière, le créateur du « Crapouillot », préfère lui exprimer son opinion sur une huile sur toile, leur accordant toute leur place, en hommage au sacrifice de leurs corps et en critique aux atrocités de la guerre qu’il a vécus lui-même au front.
L’homme qui repose sur ses deux jambes sectionnées pose pour le photographe. Regards fiers et orgueil mêlés. Quelques mois plus tôt, on imagine sa destinée. Debout dans la tranchée. Baïonnette au canon ! L’ordre est venu ! L’assaut est donné ! Le champ de bataille s’est ouvert devant lui. Il a couru avec ses camarades. Couru encore. Puis la mitraille a fondu sur eux. Coupé leur élan. Les obus ont sifflé avant de creuser la terre, voler en éclats et hacher les hommes. Deux jambes sectionnées d’un seul coup. La chance pour lui d’avoir été récupéré, brancardé puis hospitalisé ? Celui qui quelques minutes plus tôt était un combattant n’est rien de plus désormais qu’un cul-de-jatte rendu à la vie civile. A-t-il retrouvé une épouse ? Des enfants ? Un travail ? Le voilà désormais obligé de vendre des petites décorations en papier ce 14 juillet 1919.
A-t-il entendu ce jour-là le mot de Clemenceau : « Qui a vu ce jour a vécu ».
Adieu la vie !


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