Ces voyantes qui empoisonnèrent la vie du Roi

Paris, le vendredi 23 février 1680. « Je ne vous parlerai que de Mme Voisin ; ce ne fut point mercredi, comme je vous l’avais dit, qu’elle fut brûlée, ce ne fut qu’hier. Elle savait son arrêt dès lundi, chose fort extraordinaire. Le soir elle dit à ses gardes : “Quoi ? Nous ne faisons pas médianoche ?” Elle mangea avec eux à minuit, par fantaisie, car ce n’était point jour maigre ; elle but beaucoup de vin, elle chanta vingt chansons à boire. Le mardi, elle eut la question ordinaire, la question extraordinaire : elle avait dormi huit heures. Elle fut confrontée à Mme de Dreux, Le Fréron, et plusieurs autres, sur le matelas de torture : on ne dit pas encore ce qu’elle a dit. On croit toujours qu’on verra des choses étranges. Elle soupa le soir, et recommença, toute brisée qu’elle était, à faire la débauche avec scandale : on lui en fit honte, et on lui dit qu’elle ferait bien mieux de penser à Dieu, et de chanter un Ave Maris Stella, ou un Salve Regina, que toutes ces chansons. Elle chanta l’un et l’autre en ridicule, elle mangea tout le soir et dormit.
Le mercredi se passa de même en confrontations, et débauches, et chansons. Elle ne voulut point voir de confesseur.
Enfin le jeudi, qui était hier, on ne voulut lui donner qu’un bouillon : elle en gronda, craignant de n’avoir pas la force de parler à ces Messieurs. Elle vint en carrosse de Vincennes à Paris. Elle étouffa un peu, et fut embarrassée ; on voulut la faire confesser – point de nouvelles. A cinq heures on la lia ; et, avec une torche à la main, elle parut dans le tombereau, habillée de blanc : c’est une sorte d’habit pour être brûlée. Elle était fort rouge, et on voyait qu’elle repoussait le confesseur et le crucifix avec violence.
A Notre-Dame, elle ne voulut jamais prononcer l’amende honorable, et devant l’Hôtel-de-Ville elle se défendit autant qu’elle put pour sortir du tombereau : on l’en tira de force, on la mit sur le bûcher, assise et liée avec du fer. On la couvrit de paille. Elle jura beaucoup. Elle repoussa la paille cinq ou six fois ; mais enfin le feu augmenta, et on l’a perdue de vue, et ses cendres sont en l’air présentement. Voilà la mort de Mme Voisin, célèbre par ses crimes et son impiété. On croit qu’il y aura de grandes suites qui nous surprendront. »

Ainsi se termine par le feu et par les cendres, sous la plume vive de Madame de Sévigné, l’un des plus grands scandales de la monarchie, dans un Grand Siècle qui n’en fut guère avare.

En ce temps-là, Paris regorge de devineresses en tout genre. Près de 400, cartomanciennes, chiromanciennes et liseuses de bonne aventure qui profitent de la crédulité publique pour proposer onguents, philtres d’amour et « poudre de succession » pour satisfaire aux désirs de leur clientèle. Un commerce fort juteux fréquenté par des marquis, des duchesses, des princes et des seigneurs sans scrupules, prenant commandes dans ces cabinets obscurs pour éliminer un mari importun ou une rivale encombrante. Voyance et criminalité font dès lors bon ménage. Sans règlementation des produits toxiques et sans moyen d’en déceler les traces, empoisonner est un jeu d’enfant. Jusqu’à l’affaire des poisons qui éclabousse des membres de la noblesse et l’entourage du roi Louis XIV.

Tout débute en 1672 quand la police met la main, lors d’une perquisition, sur la cassette du chevalier de Sainte-Croix qui vient de rendre l’âme. Et ce qu’elle trouve ne manque pas d’intérêt. Le chevalier, un drôle de personnage, alchimiste à ses heures, coureur de jupons et embastillé durant seize jours, révèle comment sa maîtresse, la marquise de Brinvilliers, a fait goûter à des membres proches de sa famille le bouillon de onze heures. Comme quoi, la vengeance est un plat qui se mange comme qui dirait… « froid » !

Les preuves sont accablantes. Des lettres et les aveux de Sainte-Croix suffisent à lancer un mandat d’arrêt contre la marquise. Trop tard ! La Brinvilliers a filé à Londres pour éviter la question. Jugée par contumace, elle est condamnée à mort en 1673. L’empoisonneuse n’est pourtant pas à l’abri à l’étranger. Repérée à Liège, elle est enlevée et ramenée de force en France où un second procès décide de son sort, le 16 juillet 1676. L’exécution ne traîne pas. Le lendemain, elle est décapitée en place de Grève, clamant toujours son innocence et montant avec courage sur l’échafaud au point de faire pleurer l’immense public venu assister à son trépas !

La question, les fourches patibulaires, la décapitation ou l’écartèlement se voulant dissuasifs, on pourrait croire que devineresses et empoisonneuses, réunies dans une même engeance, se tiendraient désormais à carreau. Que nenni !

Un an s’est à peine écoulé que les limiers de la police royale, lieutenant de La Reynie en tête, mettent la main sur une lettre anonyme déposée à la sauvette par une inconnue dans un confessionnal de l’église des Jésuites, rue Saint-Antoine. Une poudre blanche qui doit être placée sur « la serviette de qui vous savez » met la puce à l’oreille du lieutenant. Et si le roi Soleil était visé par un complot aux vastes ramifications ? Du coup, une enquête est diligentée dans le milieu des voyantes et autres faiseuses de poudres malfaisantes.

Fin 1678, Marie Bosse, qui a un peu trop tiré sur la bouteille lors d’une soirée chez un avocat parisien, se met subitement à fanfaronner : « Le beau métier ! Chez moi accourent duchesses et marquises, princes et seigneurs. Encore trois empoisonnements, et je me retirerai, fortune faite ! »

Les murs ont des oreilles. La bonne Marie Bosse ne croit pas si bien dire en évoquant l’imminence de sa retraite. Arrêtée, questionnée, connaissant parfaitement le sort qui lui sera réservée – on n’est pas voyante pour rien – elle déballe tout son saoul d’informations et de révélations, balançant – par solidarité sans doute ? – le nom de sa consoeur, Catherine Deshayes, veuve Voisin, tout en se repentant de ses empoisonnements effectués à l’aide d’un savon à l’arsenic et de sous-vêtements trempés dans ce poison. Il fallait y penser !

« Le roi, écrit-elle, ne saurait faire un plus grand bien à Paris et à son royaume que d’exterminer toutes ces sortes de gens qui regardent à la main, parce que c’est la perte de toutes les femmes, tant de qualité que des autres ; que la devineresse connaît bientôt quel est leur faible et que, par là, elle sait les prendre et les mener où elle veut… C’est la perte de bien du monde, et je crois qu’il y a plus de quatre cents personnes qui s’en mêlent à Paris. »

Quand on est sage-femme comme Catherine Deshayes mais qu’on gagne mal sa vie, on change de crèmerie et l’on se fait devineresse le jour et faiseuse d’anges la nuit. Dans le quartier du Marais, son cabinet ne désemplit pas. Du petit peuple certes mais, pour qui possède un œil averti et curieux, quelques belles dames, de beaux messieurs et un étrange personnage, mi ange, mi démon, l’abbé Guibourg, plus porté à trinquer avec le diable qu’à boire le sang du Christ.

Pour satisfaire cette clientèle huppée La Voisin, comme on l’appelle dans le quartier, et son fieffé curé renégat ne reculent devant rien : Evangiles récités sur les têtes des dames ; messes noires sur le nombril nu ; envoûtement à la figure de cire ; arsenic, eau de pavot ou de morelle. Un vrai panier garni pour envoyer dans l’autre monde des maris gênants et cocus et ainsi se faciliter la tâche pour annoncer un avenir radieux aux consultantes.

Catherine Deshayes est arrêtée le 12 mars 1679 à la sortie de la messe. Questionnée à son tour, elle vide son sac à poisons, avouant la fourniture de « poudre de succession » à près de 2350 personnes. De quoi entrer par la grande porte dans le livre des records. « Les unes, racontent-elles, demandaient si elles ne deviendraient pas bientôt veuves, parce qu’elles en épouseraient quelque autre, et presque toutes demandent et n’y viennent que pour cela. Quand ceux qui viennent se faire regarder dans la main demandent quelque autre chose, ce n’est néanmoins que pour venir à ce point et pour être délivrés de quelqu’un… »

Une tueuse en série dont le récit circonstancié glace d’effroi le roi. Aux grands maux, les grands remèdes ! Louis XIV, qui dut faire vérifier si les savons royaux n’étaient pas parfumés à l’arsenic, crée une commission spéciale : le tribunal de l’Arsenal, populairement appelé du doux nom de « chambre ardente ». Au menu fretin s’ajoutent désormais, au fil de l’enquête et des aveux, quelques noms bien connus de la noblesse dont celui de madame de Montespan, ex-petite amie du roi, qui vient de se faire voler la couche royale par une donzelle effrontée, mademoiselle de Fontanges, propre à assouvir le galant monarque dont on connaît l’appétit sexuel.

Quand le scandale pointe son nez au sommet du pouvoir, il est de tradition d’accélérer le cours de la justice, d’envoyer dans l’au-delà les seconds couteaux afin d’étouffer l’affaire puis de brûler les dossiers compromettants. Condamnée avec une trentaine de comparses, la Voisin est brûlée vive le 22 février 1680 ainsi qu’en témoigne Mme de Sévigné. Mais déjà, d’autres devineresses pointaient le bout de leur nez. Ce qui provoqua l’ire de Colbert et la création, en 1682, d’une ordonnance royale contre tout devin, magicien, sorcier et empoisonneur.

Ainsi donc, à l’aube du siècle des Lumières, la voyance rentrait dans l’ombre et dans la clandestinité. Pour peu de temps, le merveilleux revenant vite à la mode. Désormais, la voyance tient salon. Cagliostro, le comte de Saint-Germain, Mesmer et Eteilla alimentent les conversations au milieu des discussions philosophiques. L’art de prédire possède donc encore de beaux jours devant lui. Ce dont le clairvoyant Jean de La Fontaine ne manque pas de railler dans une fable à ces dames consacrée.

Les Devineresses

C’est souvent du hasard que naît l’opinion ;
Et c’est l’opinion qui fait toujours la vogue.
Je pourrais fonder ce prologue
Sur gens de tous états ; tout est prévention,
Cabale, entêtement, point ou peu de justice :
C’est un torrent ; qu’y faire ? Il faut qu’il ait son cours.
Cela fut et sera toujours.
Une femme à Paris faisait la Pythonisse.
On l’allait consulter sur chaque événement :
Perdait-on un chiffon, avait-on un amant,
Un mari vivant trop, au gré de son épouse,
Une mère fâcheuse, une femme jalouse ;
Chez la Devineuse on courait,
Pour se faire annoncer ce que l’on désirait.
Son fait consistait en adresse.
Quelques termes de l’art, beaucoup de hardiesse,
Du hasard quelquefois, tout cela concourait :
Tout cela bien souvent faisait crier miracle.
Enfin, quoique ignorante à vingt et trois carats,
Elle passait pour un oracle.
L’oracle était logé dedans un galetas.
Là cette femme emplit sa bourse,
Et sans avoir d’autre ressource,
Gagne de quoi donner un rang à son mari :
Elle achète un office, une maison aussi.
Voilà le galetas rempli
D’une nouvelle hôtesse, à qui toute la ville,
Femmes, filles, valets, gros messieurs, tout enfin,
Allait comme autrefois demander son destin :
Le galetas devint l’antre de la Sibylle.
L’autre femelle avait achalandé ce lieu.
Cette dernière femme eut beau faire, eut beau dire,
Moi devine ! on se moque ; Eh messieurs, sais-je lire?
Je n’ai jamais appris que ma croix de par Dieu.
Point de raison ; fallut deviner et prédire,
Mettre à part force bons ducats,
Et gagner malgré soi plus que deux Avocats.
Le meuble et l’équipage aidaient fort à la chose :
Quatre sièges boiteux, un manche de balai,
Tout sentait son sabbat et sa métamorphose :
Quand cette femme aurait dit vrai
Dans une chambre tapissée,
On s’en serait moqué ; la vogue était passée
Au galetas ; il avait le crédit :
L’autre femme se morfondit.
L’enseigne fait la chalandise.
J’ai vu dans le Palais une robe mal mise
Gagner gros : les gens l’avaient prise
Pour maître tel, qui traînait après soi
Force écoutants ; demandez-moi pourquoi.

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