De biens mauvais garçons. 1891
Dans notre toponymie, les lieux de maladrerie évoquent le temps où les lépreux étaient tenus à l’écart des villes et de la société, abandonnés au sort cruel de leur maladie. De nos jours, on parlerait de mouroir.
A la fin du XIXe siècle, la Maladrerie de Villefranche-de-Rouergue n’est plus qu’un hameau de quelques âmes, seulement animé les jours de foire du temps où la sous-préfecture attirait paysans, bétails et portefeuilles bien garnis. Près du pont, l’auberge des époux David tenait lieu de rendez-vous. La mère, Victoire, âgée de quarante et un ans, régnait en maître sur ce petit domaine. Ses deux fils, Joseph, l’aîné, âgé de vingt et un ans et François, de trois ans son cadet, traînaient depuis leur plus tendre enfance la réputation de petits voyous, plus bêtes que méchants d’ailleurs. Le père, depuis bien longtemps, n’avait plus guère droit à la parole. Le voisinage, toujours prêt à se fendre d’une gentillesse, affirmait tout bas que le pauvre diable était même régulièrement battu, selon l’humeur de la maison.
A cette engeance pour le moins peu fréquentable se mêlaient souvent les mauvais garçons du pays. Il n’était pas rare que, certains soirs de beuverie, l’auberge prenne rapidement des allures de bouge mal famé. Les chalands qui passaient à cette heure à proximité accéléraient le pas pour éviter toute mauvaise rencontre. Quant aux voisins, habitués à ces excès, ils se claquemuraient en attendant que le calme et le soleil reviennent. Sait-on jamais !
Mais ce jeudi 29 octobre 1891, à cause de verres aussi vite bus que remplis, le drame était au bout de la nuit.
Ce soir-là, les fils David avaient invité leurs trois amis Bénazet Etienne, Blanc Jean-Pierre et Rossignol Etienne à venir faire bombance sans oublier de vider quelques bouteilles jusqu’à plus soif. Dans la contrée, la petite bande n’avait pas bonne presse. Rossignol et Blanc ne donnaient pas leur part aux chiens quand il s’agissait de se lancer dans la bagarre. Quant à Bénazet, la gendarmerie possédait sur son compte suffisamment de témoignages pour savoir qu’il n’était pas un tendre. A ce groupe s’était joint un autre convive, le dénommé Fallières, qui faillit bien payer de sa vie son acoquinement avec ces meurt-de-soif.
En effet, vers les 23 heures, Fallières décida qu’il était plus que temps de se retirer. Il prit donc congé, mais ses compagnons de bouteille ne l’entendirent pas de cette oreille. Alors que Fallières s’éloignait de l’auberge, poursuivi par les railleries de ses camarades, une bordée de pierres s’abattit sur lui. Pour Fallières, il n’était que temps de prendre la poudre d’escampette.
Les cinq poivrots en étaient encore à se gausser de la conduite de Laguiole exercée à l’encontre de Fallières quand le garçon-meunier du moulin Tranier, le jeune Segonds, croisa malencontreusement leur chemin. Il faillit y laisser la vie. Ballotté de l’un à l’autre, sous les quolibets de ses bourreaux, Segonds réussit tout de même à se dégager et, prenant ses jambes à son cou, fila vers le moulin tout proche. Il connaissait que trop bien ces gaillards-là et se doutait du sort qu’il aurait pu subir en restant entre leurs mains.
Le sommeil tardant à venir, il perçut soudain des éclats de voix en direction de l’auberge. Des pas se traînaient lourdement sur le sol tandis que résonnaient des appels de détresse. Ni tenant plus, le garçon-meunier se précipita vers la porte, qu’il entrebâilla pour tenter d’apercevoir la scène. Deux individus se sauvaient sur la route. Il reconnut parfaitement les frères David qui rentraient chez eux, accompagnés d’un inconnu. La mère les suivait, une lampe à la main. Elle se retournait fréquemment en direction du pont de la Maladrerie, qu’elle inspectait avec une crainte non dissimulée.
Pour le jeune Segonds, il était bien sûr hors de question de se mêler de cette affaire en pleine nuit. D’ailleurs, aussi bien au moulin que dans les maisons voisines, personne n’avait bougé le moindre petit doigt pour intervenir. Cette nuit-là, Jean Segonds ne dormit que d’un oeil.
Que s’était-il donc passé ?
A vrai dire, le jeune Charles Amans avait eu beaucoup moins de chance que Segonds. Rentrant avec son père en voiture de la foire de Villefranche-de-Rouergue, il était descendu pour une raison mal déterminée aux abords du pont de la Maladrerie tandis que la voiture continuait sa route vers La Fouillade. Par malchance, il tomba sur la bande de l’auberge qui, dépitée par leurs précédents échecs, jetèrent sur lui leur dévolu. Bénazet fut le premier à l’empoigner, le jeta à terre et l’accabla de coups de poing. Charles Amans, qui n’était pas le premier venu, se dégagea de son emprise, s’éloigna de quelques dizaines de mètres puis, répondant aux sarcasmes, rebroussa chemin, bien déterminé à donner une leçon à cette bande de petits minables. Ce fut sa perte et son malheur !
Bénazet, d’un bond, lui sauta sur le paletot. Charles Amans tomba lourdement à terre. Sa tête heurta violemment le rebord en pierre de la route. Bénazet, devenu comme fou sous l’emprise de l’alcool, s’acharna sur lui à coups de poing américain, aidé en cela par ses compères Blanc et l’aîné des David. Ils ne stoppèrent leur agression que pour laisser passer une voiture qui arrivait au trot. Les coups redoublèrent aussitôt après, jusqu’au moment où Bénazet brandit un couteau et l’enfonça à plusieurs reprises dans la tête du malheureux Amans qui s’effondra, frappé à mort.
Rossignol, le jeune David et sa mère avaient suivi la scène sans intervenir. D’un seul coup, la scène avait basculé dans l’horreur. Le voisinage avait sans doute tout entendu de la rixe mais aucun témoin ne les avait aperçus commettant l’irréparable. Sans tarder, Bénazet, Blanc et Jules David soulevèrent le corps inanimé et pissant le sang puis, d’un geste brusque, le balancèrent par-dessus le parapet du pont. Un bruit sourd termina la chute.
La mère David, avec sa lumière, éclaira un bref instant le cadavre reposant dans l’eau froide du ruisseau. Son fils ajouta, avant de rebrousser chemin :
-Il est mort !
Pour les uns et pour les autres, le temps était venu de se séparer. Chacun pourrait à loisir réfléchir le restant de la nuit sur les graves conséquences de cet acte prémédité. Tandis que la famille David regagnait l’auberge, Rossignol monta chez un cousin qui habitait à quelques pas de là. Aux questions sur le tapage nocturne qui venait de réveiller une partie du hameau, Rossignol répondit :
-Nous avons eu tapage avec un « péturin ». Il nous a menacés d’un couteau, je le lui ai enlevé. J’ai perdu ma blouse dans la bagarre.
Le lendemain matin, à la première heure, le meunier Tranier sortit de son moulin. Au premier abord, tout paraissait normal. Mais quand il se pencha par-dessus le parapet du pont, il découvrit le corps sans vie d’un homme qu’il reconnut immédiatement. Sur-le-champ, il se précipita à la gendarmerie.
Les constatations établies, le rapport du médecin légiste précisa que la mort était due à une asphyxie par submersion et non aux coups de couteau. La montre de la victime encore dans le gilet et quelques pièces de monnaie ramassées dans une mare de sang permettaient de penser que le vol n’était pas le mobile du meurtre. Une rapide enquête de voisinage fit porter rapidement les soupçons des gendarmes sur les propriétaires et la clientèle de l’auberge. Le jeune Segonds révéla notamment qu’il avait été lui-même frappé par plusieurs hommes dont il fournit sans hésiter les noms. En outre, il affirma qu’une fois rentré chez lui, il vit ces mêmes individus s’en prendre à un inconnu dont il n’avait par contre pu distinguer l’identité.
D’emblée, les gendarmes se rendirent à l’auberge des David. De cette bande-là, il ne fallait pas s’attendre à des aveux immédiats. Mais, sentant que le filet se resserrait autour d’eux, ils portèrent toutes leurs accusations sur Bénazet, seul coupable à leurs yeux du meurtre de l’agriculteur de La Fouillade. Bénazet fut immédiatement arrêté. Ses aveux ne se firent pas attendre. Mais, tout en reconnaissant le crime, il ne se priva pas de dénoncer ses complices, motivant les arrestations de Blanc, de Rossignol, de la mère David et de sa progéniture.
Devant le juge, les uns et les autres se rejetèrent les torts. Les dépositions des témoins n’établirent pas vraiment les responsabilités. Tout ce beau monde se vit donc déférer devant la Cour d’assises de l’Aveyron qui aurait à juger de la culpabilité des divers protagonistes.
Les débats s’ouvrirent le 18 décembre 1891, à l’occasion de la quatrième session. Emile Monsservin en assurait la présidence, entouré de ses assesseurs Gasraud et Champsou. Me Delacour occupait le siège de procureur, assisté du greffier Pierre Benoit, bien connu sur la place publique de Rodez pour ses travaux historiques de grande qualité.
La première journée fut consacrée à la lecture de l’acte d’accusation, à la présentation des témoins ainsi qu’aux charges portées contre les accusés. Comme il fallait s’y attendre quand six accusés se retrouvent côte à côte à la barre, chacun tenta de se disculper au détriment des autres pour sauver sa peau. Seul Bénazet avoua qu’il avait commis le crime. Cependant, il refusa d’en endosser l’entière responsabilité. A plusieurs reprises, il se perdit dans ses contradictions, ce que ne manqua pas de relever le procureur en direction des jurés. Blanc et Rossignol, de leurs côtés, nièrent toute participation et tentèrent, tant bien que mal, de se couvrir.
-J’allais, dit Rossignol, dans la direction de Villefranche lorsque j’ai entendu Bénazet crier : « Il fait avec le couteau ». Je me suis approché, et c’est en voulant les séparer que je me suis taché de sang.
Malgré tout leur aplomb, leurs paroles sonnaient faux. Il ne fallait pas être devin pour comprendre que chacun tentait de sauver sa peau sur le dos de Bénazet, qui leur jetait à chaque fois un regard rempli de haine. Nul doute désormais que la défense de son avocat, Me Colombié, pèserait lourd lors du décompte final.
Après l’audition des témoins et le réquisitoire du procureur, qui évalua les responsabilités de chacun dans cette triste affaire, les avocats de la défense plaidèrent le 19 décembre. Pour Bénazet, Me Colombié refusa que son client porte le chapeau pour ses acolytes.
-Ce Bénazet qu’on nous a représenté comme un brigand de profession, chef d’une bande de criminels, auteur de plusieurs arrestations nocturnes, n’est pas aussi coupable qu’on le dit puisqu’il n’a subi antérieurement aucune condamnation. Il a tué Amans ! Soit ! Mais ce n’est qu’après avoir reçu dans la lutte, un coup de couteau au flanc. Il serait alors tombé dans un excès de rage furieuse, et dans son excitation, il aurait tué Charles Amans. Il y a loin de cette version à l’homicide qu’on lui reproche.
En conclusion, l’avocat demanda à la Cour que soit posée la question d’excuse de provocation en faveur de l’accusé. Demande rejetée par la Cour après délibération, comme le sera plus tard celle de coups et blessures simples posée par Me Gabriac en faveur de Rossignol.
A l’issue des débats, les douze jurés purent entrer en délibération. L’attente ne dura guère. Blanc Jean-Pierre, le plus jeune des David et sa mère, Victoire, étaient acquittés. Rossignol Etienne et David Joseph-Jules, déclarés coupables de crime de complicité avec les circonstances atténuantes, se voyaient condamnés à huit années de travaux forcés. Quant à Bénazet Etienne, déclaré coupable du crime de meurtre, il s’effondra à l’écoute de sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité.
Le procureur pouvait refermer son dossier. De toute cette affaire se dégageait une morale à méditer. Au détour d’un chemin, sans que l’on s’y attende le moins du monde, le crime peut être au rendez-vous. Braves gens, méfiez-vous ! C’est le triste sort que subit Charles Amans !


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