IV- Naissance

Rodez est née de la rivière. La rivière d’un accident géologique. Un couple bimillénaire. Un rêve de grandeur des hommes. De bâtisseurs. De maisons gauloises. Bois et torchis. Disparues puis parfois ressuscitées sous le pinceau des archéologues. Idem pour l’héritage romain : forum, agora, amphithéâtre, aqueduc, tessons d’amphores, ossements, fibules… Des traces. Une nomenclature de ce qui exista. De ce qu’on ignorait. Qui permet d’échafauder des hypothèses. De remettre en question. De raconter. Des objets comme des signes de vie.

De ces premiers points d’impact humain s’est dressée une cité. Des cités : médiévale, Renaissance, révolutionnaire et contemporaine. Une trame urbaine. Concentration d’hommes et de femmes. D’enfants et de vieillards. Un cœur qui bat. Entre comédie et tragédie. Des plans se sont établis. Celui de 1495 cerclé de remparts et de tours. Ville close. Claustrale. Sillonnée « de petites rues, étroites, obscures, sinueuses ». Sol fangeux des jours de pluie et de neige. On imagine, sur ces traits de crayon, des hôtels particuliers de notables ; des masures de pauvres ; des granges et des remises ; des églises et des couvents ; des cimetières et même des tripots. Des bourgeois bien mis ; des ecclésiastiques qui fourmillent autour de la cathédrale et de l’évêché ; des bouchers, tripiers, boulangers, cabaretiers, vendeurs de chandelles, lingères, marchands de vin et de primeurs, de la gouaille et des étalages ouverts au chaland. Artisans laborieux, tailleurs de pierre, chaudronniers, cordonniers, dinandiers, rémouleurs, tous gens de peine. Des mendiants qui racolent quelques pièces et gueux maraudant. Des catins et des jean-foutres. Les plans des villes nous soufflent des mises en scène. Des théâtres de papier.

Celui de 1810. Qui nous concerne. Plus précis. Chiffré. Nominatif. Celui de l’affaire. Les yeux y recherchent les acteurs du drame. Les Fualdès, Bancal, Jausion, Bach, Collard, Anne Benoît, Missonnier, Clarisse Manzon  et j’en passe. Des plus ou moins connus. Tous et toutes, peu ou prou, agglutinés autour de la cathédrale. Centre historique aujourd’hui. Centre-ville en leur temps. C’est étrange comme tous ces gens-là ont pu se croiser, peut-être se saluer d’un geste discret. Ou s’ignorer. S’effleurer dans les ruelles étroites saignant la ville. Avant de tomber ensemble dans le grand baquet de la justice. Regards perdus sans comprendre quand plus rien n’a de logique. C’est à travers la forêt de leurs témoignages que leur destin se touche dès lors. Que leurs destins nous touchent. Que leurs noms nous parviennent. Et incidemment tout ce qui les concerne : adresses, dates et lieux de naissance, professions. La géographie des lieux dresse les contours de l’affaire. Nous autorise à tirer le portrait de la ville. De ce qui a bien pu se passer, ce 19 mars 1817. De saisir sur le vif, la gestuelle du crime. De pénétrer au-delà du muet pour se laisser emporter par le silence des rues. Des voix et des chuchotements. De traverser la rumeur qui sue des lourds battants des portes ; qui suinte derrière les fenêtres ; qui vomit son fiel, fait trembler les hommes et finit par intoxiquer la justice.

De cette rue des Hebdomadiers. De l’Ambergue haute et basse. De Saint-Pierre le Doré. Dans le détail de ces numéros cadastraux. Des noms de propriétaires, il faut se frayer un difficile chemin pour aboutir à ce qui fut et à ce qui est désormais. Ce qui a disparu et ce qui existe encore. Transformé ou dans son jus. Rechercher la maison Bancal, c’est exhumer un cadavre pour l’autopsier. Mais le cadavre a disparu sous les coups de pioche en décembre 1962. Sans laisser d’adresse. Sans que nul ne s’en émeuve. Sans que nul n’immortalise l’instant, d’un cliché. On ne prête pas aux lieux criminels l’obligatoire préservation de leur patrimoine. On l’éradique plutôt. Sauf à l’auberge de Peyrebeille, en Ardèche. « L’Auberge rouge » conserve la même silhouette, la même respiration, la même poussière du temps. Semblable épouvante. Imaginons ainsi la maison Bancal. Son rez-de-chaussée crasseux, ses deux étages à l’escalier brinquebalant et son grenier servant de chambre. Autant de pièces à manger, à boire, à dormir, à s’accoupler, à pisser, à chier ou à vomir. Hors du luxe, de la mode et du beau. Du mobilier de pacotille : tables, chaises, lits, tous bancals. Nippes souillées. Vaisselles usées. Suffisamment pour vivre. Ici, les Bancal, Saavedra, Collard, Anne Benoît, tous locataires de ce Vernhes propriétaire et boucher n’illustrent que leur pauvreté. Leur promiscuité. Passé, présent, futur, ils semblent ne rien entrevoir d’autre qu’une effrayante certitude à accepter leur sort. C’est du moins ce qui est écrit, repris, illustré, multiplié à l’envi dans les journaux du temps. Dans ces complaintes avides de sensation. Une obsession traumatisante sur le théâtre des faits. Mais qui sait la valeur de ce stigmate ? La maison Bancal mal famée, la rue des Hebdomadiers sordide ne sont peut-être que des préjugés. Et en somme, des préjudices à l’affaire et à notre conscience.

Toute différente. La maison du procureur assassiné s’élève encore au 2, rue de Bonald. Banalité architecturale. Façade neutre. Sans relief. Sans ornementation. Le clinquant bourgeois se trouvait sans doute à l’intérieur. Bien que… Un procureur impérial, c’est fait de rigueur, de sentiments refoulés, d’ordre et de rangement. Rien d’ostensible donc, pas plus sur sa personne que sur le mobilier. Un procureur, ça va à l’essentiel. Et tout le reste suit. Difficile, dès lors, d’imaginer quand tout commence dans une telle austérité.

Dès lors, peut-on croire trouver la vérité dans ce qui fut ou dans ce qui est encore ? Dans cette déambulation à travers le temps et l’espace ? Dans le disparu ou l’existant ? N’apprend-on pas finalement que les murs sont insondables. Qu’il ne s’agit que de masses inertes. Que les écrits ne sont jamais paroles d’Evangile. Que ce soir-là, le 19 mars 1817, qu’il fasse doux ou froid, qu’il gèle ou qu’il pleuve, que Fualdès file comme une ombre à travers rues et caniveaux, seuls les hommes ont vu. Vision parcellaire ou totale. Fictive plus tard. Qui a vu dira ! Ou se taira ! Une avalanche de mots ou un silence de cathédrale. L’affaire Fualdès naît de cette fascinante contradiction.

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