Jacques Aymar à la baguette !
La nuit ensevelit depuis de longues heures la cité lyonnaise dans une obscurité inquiétante. Des rues, presque désertes, sue une atmosphère suspecte que le moindre bruit transforme en un frisson qui vous déchire l’échine. Un remugle flotte dans l’air, montant de la fange des rues, qu’accentue une chaleur pesant depuis plusieurs jours sur la ville, en cette fin de juillet 1692.
Pour qui aurait seulement mis le nez à la fenêtre a pu apercevoir six ombres se glissant furtivement entre les maisons, avec l’allure discrète de ceux qui préfèrent ne pas être reconnus. Les suivant avec curiosité, ils auraient pu être étonnés de les voir pénétrer dans une bâtisse bourgeoise à l‘intérieur de laquelle s’est joué, quelques semaines plus tôt, un drame qui a bouleversé toute la contrée.
L’affaire remonte au 5 juillet. Ce jour-là, le propriétaire de la maison, marchand de vin de son état, ainsi que son épouse, trouvent une mort affreuse, sauvagement tués à coups de serpe dans la cave et vidés de leur sang, répandu sur le sol comme une flaque de vin échappé d’un tonneau. Depuis lors, les enquêteurs n’ont guère avancé dans leurs recherches. Aucun indice, aucune piste ne permettent de remonter aux malfaiteurs. Il fallut bien en convenir ! Le crime resterait impuni. Le procureur du Roi en dresse le terrible constat quand un jeune homme qui demande à l’entretenir est introduit dans son cabinet. Vendeur de vin comme son collègue assassiné, « épouvanté de ce double meurtre et voyant que toutes les diligences que les officiers avaient faites pour en découvrir les auteurs avaient été vaines », il affirme à l’autorité judiciaire connaître un habitant de son pays capable de résoudre l’énigme avec pour seul moyen… une baguette. Déjà, à plusieurs reprises, cet homme a réussi à faire éclater la vérité et son aura a fini par dépasser les montagnes dauphinoises. Inutile de dire que le procureur reste dubitatif face à cette proposition. Puis, réflexion faite, il se dit qu’il n’a rien à perdre à faire venir ce gaillard, en prenant toutes les précautions pour ne pas friser le ridicule au cas où…
C’est ainsi que Jacques Aymar, maçon de son état, voit arriver chez lui, à Saint-Véran, près de Saint-Marcellin (Isère), deux émissaires partis à brides abattues de Lyon avec ordre de ramener le rabdomancien et sa baguette dans les plus brefs délais. Le temps de vider un verre, de remplir son baluchon de quelques affaires et Jacques Aymar suit les deux hommes, fier comme Artaban. En route pour la gloire !
A la lueur vacillante d’une bougie, les six hommes pénètrent donc à l’intérieur de la maison du crime, Jacques Aymar en tête, suivi de deux policiers, du lieutenant criminel et du procureur du Roi en personne. La baguette, qui n’a pas encore émis de vibrations, se met à trembler dans les mains de Jacques Aymar dès que la petite troupe emprunte les escaliers de la cave. Ce qui suit nous est raconté avec force détails par le procureur de Grenoble, M. de Vagny, dans un ouvrage paru à cet effet : « Histoire merveilleuse d’un maçon qui, conduit par la baguette divinatoire, a suivi un meurtrier pendant 45 heures sur la terre et plus de 30 heures sur l’eau » et dont le « Dictionnaire infernal… », écrit en 1825, nous offre un résumé : « Il [Jacques Aymar] parut très-ému en y entrant ; son pouls s’éleva comme dans une grosse fièvre ; et sa baguette, qu’il tenait à la main, tourna rapidement dans les deux endroits où l’on avait trouvé les deux cadavres du mari et de la femme. Après quoi, guidé par la baguette ou par un sentiment intérieur, il suivit les rues où les assassins avaient passé, entra dans la cour de l’archevêché, sortit de la ville par le pont du Rhône et prit à main droite le long de ce fleuve.
« Il fut éclairci du nombre des assassins, en arrivant à la maison d’un jardinier, où il soutint opiniâtrement qu’ils étaient trois… »
Pierre Garnier, médecin de Montpellier, auteur d’une « Dissertation physique sur la baguette », précise à ce propos : « Dans cette maison, Aymar désigna une table et trois bouteilles comme ayant été touchées par les assassins. Ce fait fut certifié par deux enfants qui les avaient vus se glisser dans la salle… »
« On continua donc, précise M. de Vagny, de poursuivre les meurtriers avec plus de confiance… » Toutefois, selon le Mercure Galant d’août 1692, « avant de l’envoyer plus loin, on crut qu’il était à propos de faire une expérience plus particulière. Comme on avait trouvé la serpe dont les meurtriers s’étaient servis, on prit plusieurs autres serpes de la même grandeur et on les porta dans le jardin de M. de Mongivrol, où elles furent enfouies en terre et sans que cet homme les vît. On le fit passer sur toutes les serpes, et la baguette tourna seulement sur celle dont on s’était servi pour le meurtre. »
Le jeu de pistes continue donc au rythme des vibrations de la baguette et d’une foule de plus en plus nombreuses de curieux, au point de nécessiter la protection de plusieurs archers et d’un greffier.
« La trace de leurs pas, indiquée sur le sable par la baguette, montra qu’ils s’étaient embarqués. Aymar les suivit par eau, s’arrêtant à tous les endroits où les scélérats avaient pris terre, reconnaissant les lits où ils avaient couché, les tables où ils s’étaient assis, et les vases où ils avaient bu. Après avoir longtemps étonné ses guides, il s’arrêta enfin devant la prison de Beaucaire et assura qu’il y avait là un des criminels. Parmi les prisonniers qu’on amena, un bossu qu’on venait d’enfermer ce jour même pour un petit larcin commis à la foire, fut celui que la baguette désigna. On conduisit ce bossu dans tous les lieux qu’Aymar avait visités : partout il fut reconnu. En arrivant à Bagnols, il finit par avouer que deux Provençaux l’avaient engagé, comme leur valet, à tremper dans ce crime ; qu’il n’y avait pris aucune part ; que ses deux bourgeois avaient fait le meurtre et le vol, et lui avaient donné six écus et demi… »
Il reste désormais à trouver les deux malandrins. La baguette pousse Jacques Aymar et sa suite jusqu’à Toulon où tout ce petit monde s’embarque avant de revenir à bon port au bout de quelques jours, faute de vibrations. Le duo ne sera jamais retrouvé mais le malheureux bossu paiera de sa vie pour ses complices, roué vif à Lyon , le 30 août 1692, sur la place des Terreaux.
Avant de quitter la cité des canuts, Jacques Aymar se distingue une seconde fois en retrouvant le butin d’un vol commis chez le lieutenant général du bailliage, désignant sans la moindre hésitation la chambre d’un domestique et par là-même le coupable.
L’affaire conclue, Jacques Aymar peut enfin s’en retourner à Saint-Véran, auréolé d’une réputation qui dépasse largement les monts du Forez pour parvenir jusqu’à Paris où ses dons prodigieux divisent les scientifiques et étonnent les personnalités du royaume.
Pour les philosophes religieux, il s’agit ni plus ni moins d’une œuvre diabolique ; pour certains scientifiques, les mouvements de la baguette sont attribués à des causes purement physiques. « Voilà comment je pense que cela se fait, écrit encore Pierre Garnier. Dans tous les lieux où les meurtriers ont passé, il est resté une très grande quantité de corpuscules, sortis par la transpiration du corps de ces meurtriers ; le meurtrier n’agissant jamais de sang-froid, ces corpuscules sont disposés autrement qu’ils ne l’étaient avant le meurtre et ils agissent très vigoureusement sur le corps et spécialement sur le corps d’Aymar… »
Bien que totalement erronée, la théorie a au moins le mérite d’une explication rationnelle. Quoiqu’il en soit, Paris désire voir à son tour l’homme à la baguette magique et vérifier les prodiges colportés à son sujet. Est-ce l’air parisien qui déroute sa baguette ? Les nombreuses expériences auxquelles il est soumis et qui finissent par le fatiguer ? Les ragots qui sont bientôt propagés à son encontre, l’accusant de tenir ses découvertes de compères payés à cet effet. ? La campagne de Paris n’est guère couronnée de succès et dès le printemps 1693, le maçon de Saint-Véran regagne la tranquillité de son Dauphiné, laissant sa baguette œuvrée au fil des demandes de ces concitoyens, bien loin du tapage médiatique qui a couvert une hallucinante enquête menée… à la baguette.


Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !