Jacques Cazotte ou le repas des condamnés
Dans sa cellule de la prison de Bourg-Egalité (Bourg-la-Reine), Nicolas de Condorcet sait que sa vie ne tient plus désormais qu’à un fil : celui du couperet de la guillotine. Deux jours plus tôt, le philosophe des Lumières a été arrêté à Clamart alors qu’il tente de fuir Paris et la Terreur. Celui qui a défendu à l’Assemblée le droit de vote pour les femmes ne peut se résoudre à offrir sa tête au bourreau. A la différence de tous ces malheureux qui attendent, la peur au ventre, la prochaine charrette des condamnés, Condorcet possède le moyen ultime d’en finir de sa propre initiative. La bague qu’il porte renferme un poison violent que son ami médecin Cabanis lui a fourni ainsi qu’à tous les chefs Girondins. Au cas où !
En examinant une dernière fois le précieux sésame qui le fera, dans quelques minutes, passer de vie à trépas sans connaître le froid de l’acier décolletant sa tête, Condorcet ne peut s’empêcher de penser à ce fameux repas de l’an 1788 quand la Raison n’était pas encore devenue la raison du plus fou.
Ce soir-là de janvier, le prince de Beauvau tient salon dans son hôtel particulier. A la bonne chère et au vin qui coule à flots – l’ivresse libère les pensées fécondes – se mêlent belles lettres et idées avancées. Les invités, triés sur le volet, écoutent avec délectation ces beaux esprits que sont le marquis de Condorcet, les écrivains de La Harpe et de Chamfort, le magistrat et féru de botanique Malesherbes, l’astronome Bailly et quelques messieurs et dames de cette noblesse favorable aux réformes mais encore attachée à ses privilèges tels MM. de Vicq d’Azyr et de Nicolaï ou la duchesse de Gramont. Tous encensent les idées voltairiennes pour mieux brocarder la religion et son fanatisme. Sans oublier une pointe de libertinage littéraire en guise de dessert. Si la Révolution n’est pas au menu, pas plus que la fin de la monarchie, chacun espère de profonds changements. Tandis que certains prophétisent sur leur imminence, d’autres estiment que le temps est le meilleur allié des réformateurs pour évacuer mille ans d’obscurantisme.
« Et vous, M. Cazotte, interroge le prince de Beauvau, nous direz-vous votre opinion sur ce sujet. »
L’homme interpellé n’est pas du genre à se dérober. Avec assurance, il répond à la petite assemblée :
« Vous tous, qui êtes présents ce soir, vous verrez ces changements.
La nouvelle, on se doute, est accueillie avec une joie que dissimule à peine une certaine condescendance à l’égard de cet oracle qui ne cache pas ses critiques envers les Lumières et dont l’heure de gloire se résume à la parution, en 1772, du « Diable amoureux », un conte fantastique à succès qui établit sa réputation. Ses adversaires disent aussi de lui qu’il est un fidèle adepte de la secte des Martinistes, un courant de pensée ésotérique judéo-chrétien, né à Lyon au XVIIIe siècle, qui prône le retour des êtres à la pureté de la Création. Initié à la magie divine et à l’occultisme, Jacques Cazotte a démontré à plusieurs reprises, lors de précédentes soirées, ses dons à prophétiser et à avoir des visions.
Comprenant que l’attention s’est portée sur sa personne – ce qui ma foi le rend de fort bonne humeur – Jacques Cazotte assène sans détour à plusieurs des invités, le rôle tragique que chacun jouera lors des événements à venir.
« Vous monsieur de Condorcet, vous mourrez dans un cachot, terrassé par le poison que vous avalerez vous-même pour échapper à votre bourreau. Et vous, monsieur de Chamfort, vous subirez semblable sort mais en vous coupant les veines de vingt-deux coups de rasoir. »
Les prophéties tournent à l’hécatombe quand Jacques Cazotte s’adresse à monsieur de Vicq d’Azyr qui a pris le parti de rire de toutes ces fredaines :
« Ne riez point monsieur car votre sort n’est non moins funeste. Six fois, vous vous ferez ouvrir les veines avant de trépasser, vidé de votre sang. »
Une litanie mortifère qui provoque l’embarras du prince de Beauvau, voyant ses plus célèbres invités engloutis les uns après les autres par le règne de la raison. A qui le tour ? se demandent les autres convives autour de la table, peu rassurés quant à leur sort futur.
« Vous, monsieur de Nicolaï ; et vous, monsieur de Roucher, n’échapperez point à l’échafaud. »
A cet instant, la duchesse de Gramont, se croyant à l’abri de tels châtiments, croît bon de rétorquer que le sexe faible n’est point concerné. Mal lui en prend !
« Détrompez-vous, madame, vous aussi et bien de vos amies monteront dans la charrette des condamnées. Et de plus grandes dames aussi, jusqu’à la plus élevée du royaume. »
-Aurons-nous un confesseur, au moins ? demande la duchesse, trouvant que ce bateleur de prophéties pousse le bouchon un peu trop loin.
-Même pas ! Excepté un seul homme. Le roi de France. »
Un souffle d’effroi parcourt l’assemblée. Le prince de Beauvau trouve que la plaisanterie a assez duré. Il invite Cazotte à stopper net son carnet de deuil. Mais la duchesse de Gramont veut en savoir plus.
« Et vous, monsieur, que vous arrivera-t-il ?
-A moi, madame ? Le même triste sort que le vôtre. »
Et Cazotte de revêtir son manteau et de quitter l’hôtel du prince de Beauvau, laissant derrière lui une trainée d’angoisse.
Les prédictions de Jacques Cazotte se révèleront par la suite terriblement exactes, dans le temps, dans l’espace et par les moyens employés. La Révolution venue, Cazotte succombe sur la place du Carrousel à Paris, le 25 septembre 1792, la tête tranchée. Comme M. Vicq d’Azyr, de Nicolaï, Malesherbes et la duchesse de Gramont. Condorcet et de Chamfort s’ouvriront les veines. Seul, La Harpe en réchappera comme prévu par Cazotte. Converti à la religion, il publie en 1806 un récit circonstancié de cette soirée. Quelle valeur détient ce témoignage paru rétrospectivement aux événements ? Œuvre de fiction ou bien prophétie véritable ? Le doute serait permis si cette prédiction n’avait pas été évoquée dans les mémoires de la baronne Louise d’Oberkirch, dans le livre de l’Anglais William Burt (Observations on the Curiosities of Nature) ainsi que dans une lettre de Mme de Genlis adressée à Deleuze, trois témoignages parus antérieurement aux événements de la Révolution et qui se recoupant, ne peuvent laisser place aux doutes.
Ce serait alors l’un des plus incroyables cas de voyance de l’Histoire.


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