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Jules Védrines. Un avion sur le toit

Ce dimanche 19 janvier 1919, la région parisienne s’enveloppe d’une brume matinale, épaisse et tenace. Sur l’herbe mouillée de rosée du petit aérodrome d’Issy-les-Moulineaux, Jules Védrines enrage. Depuis l’aube, il attend qu’un vent léger vienne chasser l’inattendu brouillard. « Julot » avait pourtant tout prévu : le repérage minutieux du lieu d’atterrissage, les nombreux entraînements préparatoires au sol où il s’est exercé à atterrir et à s’arrêter à l’intérieur d’un cercle de vingt mètres ; le réglage méticuleux, avec son mécanicien, du Caudron G3. Tout cela dans le plus grand secret pour éviter de voir les pandores débarquer sur l’aérodrome et lui interdire tout décollage. Seuls, quelques journalistes et photographes ont été mis dans le secret pour immortaliser l’événement qui doit défrayer la chronique et faire de « Julot » un funambule de l’air et un héros de l’aviation.

« À l’impossible, nul n’est tenu ! » dit-on. Mais pour l’aviateur patenté qu’est Jules Védrines, l’impossible est devenu une raison d’être et d’exister depuis la première fois qu’il a volé à côté du pilote-acteur anglais Robert Loraine, dix ans plus tôt.

Aussi, à la première trouée dans le ciel, notre pilote enfile dare-dare son lourd manteau de fourrure, coiffe son éternel bonnet et lance le Caudron G3 sur la piste herbeuse. Le temps est incertain et la tentative dangereuse. Pour la première fois dans l’histoire, un avion se posera sur le toit d’un immeuble. Et pas n’importe lequel ! L’un des plus grands magasins de Paris : les Galeries Lafayette. Haut de six étages, couronné d’une terrasse entourée de balustrades et encadrée de cages d’ascenseur. Un terrain d’atterrissage de vingt mètres sur huit. Une pure folie que de croire qu’un avion peut se poser ici ! Mis à prix par la direction du magasin 25000 francs. Le pari tient depuis 1909 et personne n’a jamais osé le tenter. C’est dire combien le risque est périlleux de venir s’écraser et d’y laisser la peau sans compter une belle remontée de bretelles par les autorités militaires, tout survol de la capitale étant interdit. Mais notre « parigot gouailleur » n’est pas homme à se laisser impressionner. Il en a vu d’autres le « Julot » dans sa carrière. Une locomotive qui lui est passée dessus au moment où il atterrit en catastrophe sur la voie ferrée, lui occasionnant de multiples fractures mais la vie sauve. Et cette course Paris-Madrid qu’il est le seul à terminer, sans boussole mais en suivant le réseau ferré. Comme si toutes les lignes de chemins de fer menaient jusqu’à Madrid. En 14-18 enfin quand il s’agissait d’aller déposer sous la mitraille boche des espions derrière leurs lignes avant d’aller les récupérer, une fois leur mission accomplie. Tous ces exploits lui ont valu la popularité et un train de vie bien au-dessus de son premier métier de metteur au point aux usines Gnôme. Le bougre s’est même senti une carrière de député dans l’Aude en 1912 avant de tomber de haut. Pourtant, notre Julot avait fait les choses en grand comme le signale ironiquement La Dépêche : « Védrines n’en aura pas moins accompli une très originale performance. Il lui restera la gloire d’avoir innové la publicité en aéroplane par ses prospectus jetés du haut des nues et ses affiches géantes sur les ailes étendues de son appareil. »

À trente-sept ans, Jules Védrines a construit sa vie dans l’ivresse du vieux rêve de l’homme de pouvoir voler. Tutoyer la mort ne l’effraye pas. Alors, quand son avion déchire l’enveloppe brumeuse pour laisser apparaître Paris, le pilote n’a qu’une alternative : réussir ou mourir !

Etonnés, les habitants de Paname ? Peut-être pas ! Mais effrayés sans doute par cet avion qui descend du ciel et frôle les cheminées des immeubles à se briser les ailes et la carcasse. Et ce moteur qui, insensiblement, ralentit ; ces ailes bien droites stabilisées par la dextérité de l’aviateur fou ; et la terrasse déjà repérée qui se profile à quelques dizaines de mètres du nez de l’avion. Pour le piéton, l’accident est fatal. Védrines, lui, connaît la souplesse et la maniabilité de son engin. Il fait corps avec lui, l’amène où il veut, lui offrant ce léger balancement qui va permettre à l’avion d’atterrir en douceur, tout là-haut, sans autre incident que quelques bris de bois contre les parois de pierre. Au milieu des cheminées qui crachent leurs fumées noires, amis et journalistes se précipitent sur le héros casse-cou. « Le Gavroche sublime », la moustache en guidons de vélo, sourit. Mais il sait qu’avant de repartir, il lui faudra réparer car le prix attribué concerne l’atterrissage et l’envol. C’est compter sans la maréchaussée sourcilleuse sur le règlement. « La loi, c’est la loi, M. Védrines ! lui assène un brigadier inflexible. Vous êtes bon pour une amende et l’immobilisation provisoire de l’appareil. » Lui, le « délinquant de l’air », le titi parisien de l’aviation, se marre. Il sait qu’il vient de réaliser un authentique exploit. Alors, une amende de 16 francs, ça ne se paye pas ! ça s’offre ! en comparaison de la prime promise par les Galeries malgré l’arrêt obligé de son avion.

Le peuple fêtera dignement son exploit, faisant de leur Julot une figure nationale. La presse et les spécialistes de l’aviation s’interrogeront sur la pertinence de cet exploit. L’un d’eux, L’Aérophile, daté de janvier 1919, apportera même un point de vue futuriste : « Ce tour de force a du moins, l’avantage de ramener l’intérêt sur la question de l’atterrissage et de l’envol des appareils aériens dans le moindre espace possible. La solution satisfaisante de ce problème permettrait aux engins de revenir au sol et d’en repartir à peu près partout et libérerait l’aviation future de ces vastes terrains d’atterrissage, encore nécessaires, qui constituent une sujétion si onéreuse. »

Jules Védrines ne profitera guère de son aura. Le 21 avril de la même année, lors de l’inauguration de la ligne de courrier Paris-Rome, son bi-moteur Caudron C23 n’obéira pas à ses commandes et s’écrasera à Saint-Rambert-d’Albon, entraînant la mort en service commandé de son pilote et du mécanicien Guillain. Une foule immense suivra le cortège funèbre.

Le 30 juin 1921, une stèle dédiée à son exploit est inaugurée sur le toit de l’immeuble des Galeries. L’original ayant disparu pendant la guerre, un nouveau monument sera réalisé le 8 juin 1959. Il se trouve toujours en place, comme un clin d’oeil à celui qui vole désormais au-dessus des nuages.

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