« La charcutière de Pomponne »

23 décembre 1933. Pomponne

 « Dans cette période d’inquiétude où la vie collective ne comporte pour ainsi dire que des sujets de mélancolie ou de crainte, on attendait de la trêve de Noël quelques heures de détente. Mais ces jours de fête seront pour tous les Français des journées de deuil. Les plus résolus à s’abstraire un instant des soucis communs ne pourront pas échapper à la tristesse profonde, à la pitié qu’inspire l’effroyable catastrophe de chemin de fer qui, la nuit dernière, a coûté la vie à près de 200 personnes et blessé tant d’autres voyageurs, au nombre desquels plus d’un malheureusement, pourra encore succomber… » Ainsi est parfaitement résumé par le journaliste du Temps, le contexte dans lequel vit la France au lendemain de cette terrible catastrophe ferroviaire. La France de 1933, c’est la France de la crise de 29 dont le mécanisme se fait encore durement sentir ; c’est aussi la France face à la montée des dictatures en Europe et de l’extrême-droite, ces Ligues antiparlementaires qui veulent faire tomber le régime ; c’est également la France des scandales (Affaire Sacazan et Stavisky) qui touchent les plus hautes sphères de l’Etat et donnent du grain à moudre aux Ligues. Mais l’année 1933 tire à sa fin. Et malgré les difficultés, Noël reste un jour de fête et de paix. On veut croire à des bonheurs futurs au-delà des incertitudes du moment. Quitter le quotidien. S’octroyer un peu de rêve. C’est cette France qui, le 23 décembre 1933, afflue à la gare de l’Est. Direction Nancy et Strasbourg. L’Express N°55 pour la capitale lorraine. Le Rapide N°25 bis pour la cité alsacienne. Le premier convoi se compose d’une dizaine de wagon de bois. Le second, tiré par la puissante locomotive « Mountain », de wagons en métal. Les deux trains circuleront sur la même voie. Avec un espace-temps de vingt-sept minutes entre les deux convois. Mais rien ne va se passer comme prévu ! Ce jour-là, les conditions atmosphériques sont épouvantables. Les températures, hivernales, oscillent autour de -4°. Le tout couronné d’un épais brouillard qui atténue fortement la visibilité. Notamment au niveau de la signalétique ferroviaire. Bref ! Des circonstances qui provoquent un départ retardé d’une heure trente. Il est 19h22 quand l’Express s’élance enfin. Le Rapide, neuf minutes plus tard. Qu’importe ! Les passagers des deux trains peuvent souffler. Ils passeront Noël en famille !

Au 25ème kilomètre, au niveau de l’évitement de Pomponne, l’Express s’arrête pour laisser un omnibus emprunter une voie de garage. Quelques minutes d’attente. Avant de repartir. Il est 19h50 ! Le Paris-Strasbourg déboule alors à 102km/heure. Sa puissante locomotive s’encastre dans les six wagons de queue, littéralement pulvérisés, provoquant son déraillement ainsi que les deux voitures de tête. Le choc est terrible. Le bruit effrayant. Dans ce décor tragique. Dans ce conglomérat de bois et de métal, les cris des blessés déchirent la nuit opaque.

« On devine sans peine, relate Le Temps, que, dans la nuit épaissie encore par le brouillard, il fallut de longs efforts aux sauveteurs pour dominer la confusion générale. Les premiers furent les rescapés qui, les uns, s’employèrent tout de suite à essayer de dégager quelques blessés et les autres se dirigèrent vers Lagny, Vaires et Pomponne pour demander secours. De nombreux habitants de ces localités se hâtèrent vers le lieu de la catastrophe, à la lueur des torches et de fanaux. Ils allumèrent des feux de bois qui bientôt éclairèrent un des plus tragiques spectacles qu’il soit possible d’imaginer. »

Le décor est dantesque. Apocalyptique. Dans les débris des deux convois, les corps des blessés voisinent avec des corps déchiquetés. Certains projetés à près de trois cents mètres. Des hurlements de terreur se mêlent à des cris d’espoir d’être secourus. Des secours qui doivent compter avec un site difficile d’accès, juste accessible par un chemin empierré et un champ labouré. Hommes. Femmes. Enfants sans vie sont déposés le long de la voie. Les blessés, visages hagards, sont réconfortés à la lueur des torches et des fanaux. Que faire de plus ! Sinon attendre l’arrivée des secours et du matériel qu’exige une telle catastrophe.

Le second acte de cette tragédie se déroule gare de l’Est. Au milieu de la nuit. 134 victimes, arrivées dans un train de banlieue en bois réquisitionné, reposent désormais dans le hall de livraison des bagages transformé en chapelle ardente, un second espace étant réservé aux enfants et aux bébés décédés. « Le hall de l’épouvante ». A la va-vite, un commissariat spécial est installé pour identifier les victimes et les rescapés. Il faut renseigner les familles qui affluent dans le hall. « Les premiers parents arrivent, écrit Le Matin. Au commissariat spécial, ils ont eu confirmation de la nouvelle tragique. Ou bien, dans l’incertitude de l’être cher, ils vont à sa recherche dans les rangées tragiques, guidés par des agents de police et des représentants de la compagnie… Assis à une table, un inspecteur lit à haute voix les noms des morts reconnus, des blessés recensés, les signalements de cadavres non identifiés. Tout autour de lui se pressent des gens hagards… »  Et débute le défilé des autorités, religieuses et politiques, venues rendre un hommage.

A Pomponne, déjà le déblaiement des voies a débuté. « Toute la journée durant, relate Le Matin, les sauveteurs s’activent à dégager les derniers cadavres encore pris sous l’énorme amas de la locomotive et du tender. Grâce à deux grues de cinquante tonnes travaillant simultanément, la lourde machine est soulevée vers 11 heures et un cadavre de femme, gisant la face contre le ballast, est dégagé. A 15 heures enfin, les deux dernières victimes de l’horrible accident, une femme recouverte d’une capote de saint-cyrien, et un homme sont retirés des décombres… »

Le bilan est lourd. Des centaines de blessés. Mais surtout 214 victimes recensées pour lesquelles la Nation organise le 27 décembre des funérailles gare de l’Est en présence du Président de la République Albert Lebrun et de l’archevêque de Paris, Mgr Verdier.

L’horreur passé, le temps est venu de rechercher les responsabilités. Interrogés, le mécanicien Lucien Daubigny (47 ans) et le chauffeur, Henri Charpentier (31 ans) soutiennent que lors du passage du train, les signaux étaient ouverts. Des points noirs subsistant, le procureur de la République décide de les placer en détention provisoire avant de les remettre en liberté quatre jours plus tard sous la pression des syndicats de cheminots. A la clôture de l’instruction, Charpentier bénéficie d’un non-lieu tandis que son collègue Daubigny est déféré devant le tribunal correctionnel de Meaux, accusé d’avoir violé la signalisation et maintenu une vitesse excessive.

Lors du procès qui se tient le 19 décembre 1934, deux hypothèses s’affrontent. Soit les signaux ont normalement fonctionné, thèse soutenue par la Compagnie et les experts, et le mécanicien ne les a pas respectés ; soit les signaux ont connu un dérèglement, exonérant le mécanicien de toute faute. Ce que ne manque pas de mettre en avant le procureur de la République Albucher : « Vous êtes en présence de deux thèses inconciliables : celle des experts qui disent que les signaux étaient fermés – c’est aussi la thèse du parquet – et la thèse de Daubigny suivant laquelle les signaux étaient ouverts. Si vous suivez Daubigny ou si vous avez le moindre doute vous acquitterez. Je ne mets pas en doute la sincérité de Daubigny. C’est un honnête homme dans toute la force du terme ; il est sincère ; les signaux qu’il a vus étaient ouverts. Mais trente-huit secondes de défaillance suffisaient pour qu’il ne pût pas voir les signaux qui couvraient le train. » Demandant en conclusion qu’une condamnation tempérée par les plus larges circonstances atténuantes soient prononcées à l’encontre du prévenu. Le jugement ira plus loin, acquittant Daubigny. Ce dont se félicitera L’Humanité le 25 janvier 1935 : « Les cheminots arrachent l’acquittement de Daubigny ». Tout en ironisant sur la Compagnie : Mais les juges de Meaux mettent la Compagnie hors de cause. »

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