La lente agonie du Titanic

Le 15 avril 1912, le tout-nouveau géant des mers, réputé invincible, coule au large de Terre-Neuve. Une terrible catastrophe due à la concurrence effrénée  entre les compagnies maritimes.

Quelques années avant la disparition du Titanic, la célèbre Madame de Thèbes conseille à son collègue William Thomas Stead, qu’il court un véritable danger en mer. « Stead, raconte-t-elle à la presse le lendemain du naufrage, s’est moqué de moi en disant qu’il aurait dû être averti par ses familiers du monde spirite si un quelconque danger le menaçait. Depuis cette époque il a, plus d’une fois, plaisanté sur ses prémonitions, arguant que ses nombreuses traversées s’étaient déroulées sans incident. Je n’ai fait que lui répéter ma mise en garde. » William Stead disparaîtra lors du naufrage comme le colonel Astor, lequel a aussi reçu le conseil avisé de la célèbre voyante de ne pas revenir en Amérique à bord du Titanic.

Prémonitions

Celle qui diffuse chaque année un Almanach de prédictions intitulé « Conseils pour être heureux » affirme au New York Times, quelques jours après la catastrophe, que « l’année 1912 est une année noire. D’autres catastrophes maritimes suivront le Titanic. Des cataclysmes menacent de toutes parts. La mer constitue tout particulièrement une sorte de danger. Cette période dangereuse durera jusqu’au 21 mars 1913. »

Madame de Thèbes a bien vu ! Les mois suivant sa déclaration, le paquebot espagnol « Principe de Asturias » et le paquebot japonais « Kichenaru » sombrent le 5 mars puis le 28 septembre 1912, provoquant la mort de 1500 personnes.

Peut-on voir dans le naufrage du Titanic une dimension épique qui mêle l’irrationnel à la tragédie ? Le fait est que cette catastrophe reste, un siècle plus tard, profondément ancrée dans la mémoire collective, suscitant toujours autant de recherches, de passion, de polémiques que de mystères et de légendes.

La course au leadership

Revenons quelques décennies en arrière. A cette révolution industrielle du XIXe siècle qui permet aux navires de connaître d’extraordinaires progrès. Des navires toujours plus puissants. Toujours plus grands. Toujours plus luxueux du moins pour les premières classes. Songeons qu’en 1850, dix jours sont nécessaires au paquebot Pacific pour franchir l’Atlantique, depuis l’Europe jusqu’à New York. Un demi-siècle plus tard, le Mauritania, de la Cunard Line, traverse en 1909 l’océan en 4 jours 17 heures pour une vitesse de 47,97 km/heure, transportant un maximum de 2967 passagers.

Voyages professionnels et d’agréments mais surtout vague d’immigrants vers les Etats-Unis suscitent entre les compagnies une frénétique compétition bien souvent au dépens de la sécurité. Pour s’assurer le leadership, plusieurs compagnies se livrent une guerre commerciale sans merci. Parmi elles, les deux géantes anglaises, la Cunard Line et la White Star Line. La première a pris un temps d’avance en lançant le Lusitania et le Mauritania dès 1909. Des paquebots qui bénéficient de nouvelles technologies comme la propulsion par turbines à vapeur, lui autorisant une vitesse de pointe de 28 nœuds. La White Star Line ne peut rester en rade. A son tour, elle lance les chantiers de trois paquebots : l’Olimpic en 1911, le Titanic en 1912 et, en 1914, le Gigantic qui deviendra le Britannic.

Le Titanic ! Un tel nom augurait d’une invincibilité dont il se parait. D’une force indestructible. Insubmersible. Plus fort que tous les éléments. Plus fort que le Créateur ! Mais n’est-ce pas faire fi du sort mythologique que Zeus réserva aux Titans, ces prétentieux qui pensaient le dominer et furent châtier par la foudre. Lors du lancement du navire, un journaliste du Irish News and Belfast Morning écrit à bon escient que « les Titans symbolisaient les vains efforts d’une force brute s’opposant aux volontés les plus bienséantes de Zeus, leur ennemi triomphant ».

Un curieux roman d’anticipation

Ils auraient dû savoir ou, du moins, en tenir compte, les deux concepteurs du nom – William James Pirrie, président des Chantiers Navals Harland and Wolff et J. Bruce Ismay, directeur général de la compagnie – qu’en 1898 était paru un roman, « Futility », écrit par Morgan Robertson. L’histoire d’un paquebot qui sombre après avoir heurté un iceberg, entraînant la mort de nombreux passagers à cause du manque de canots de sauvetage. Un roman d’anticipation plutôt que prémonitoire, passé quasiment inaperçu à sa sortie mais que le public redécouvre après la catastrophe du Titanic. L’auteur connaissait la marine, les enjeux entre les compagnies, la course à la vitesse et au profit. Dès lors, cette course effrénée rendait prévisible un accident que les compagnies occultaient.

Le Titan des mers

A Belfast, dans les immenses entrepôts des chantiers navals de la Harland and Wolff, architectes, dessinateurs, ingénieurs et ouvriers ont bien travaillé. Trois ans ont été nécessaires avant sa mise à l’eau. Le 2 avril 1912, le Titanic prend enfin la mer pour un premier et ultime essai. Le soir même, le navire quitte Belfast pour Southampton alors qu’un incendie s’est déclaré dans la soute à charbon N°6. Qu’importe ! Le Titanic ne peut se permettre un retard préjudiciable à la compagnie. Le 10 avril, alors que l’incendie n’est pas encore maîtrisé, le Titanic rejoint Cherbourg puis Queenstown avant de prendre le large pour New York, 1316 passagers à bord et 885 membres d’équipage.

Avec le Titanic, la White Star Line a frappé fort : 269,10 m de long ; 28,50 m de large ; 53 mètres de haut ; 10 ponts. Sa capacité totale s’élève à 2603 passagers et 944 membres d’équipage. Deux bémols cependant : 20 canots de sauvetage ont été prévus capables de contenir seulement 1178 personnes. La vitesse de croisière s’établit à 22 nœuds, qui ne lui permettent pas de rivaliser avec le Mauritania de la Cunard Line, détenteur du record de la traversée. Mais ce qui classe ce géant des mers parmi les plus grands paquebots de son temps, c’est le luxe proposé à son bord. Si une couchette de troisième classe coûte 40 dollars de l’époque, celle de première classe s’élève à 125 dollars. Et que dire des deux suites avec domestiques proposées à 4500 dollars. Ces suites de millionnaires possèdent une promenade privée, une véranda, une salle de bain et toilettes, du mobilier de style Empire et Adams, une cheminée. Lors de ce voyage, l’une est occupée par une richissime américaine, Mrs Cardeza, de retour d’un safari en Afrique. L’autre est destiné au directeur de la compagnie, Joseph Bruce Ismay. L’une et l’autre auront la vie sauve.

Le paquebot possède en outre un gymnase, un court de squash et une piscine d’eau de mer chauffée. Toutefois, le plus grand nombre de passagers (706) navigue en troisième classe. Ils seront les plus touchés par le naufrage, seulement 178 s’en sortiront vivants alors que 203 passagers de première classe sur 325 et 118 de deuxième classe sur 285 seront sauvés. Quatre milliardaires font partie des victimes : le colonel Astor et les magnats du cuivre, Benjamin Guggenheim ; du tramway, Georges Widener et du chemin de fer, Charles H. Hays.

Les amants naufragés

Dans le naufrage du Titanic se mélangent la suprême confirmation du malheur, l’imprévue surprise du bonheur et l’héroïque côté de la tragédie. Trois ingrédients qui participent à la légende du Titanic.

Denis Lennon a tout prévu. Du moins le prévisible. Car l’imprévisible nous échappe. Il appartient au mystère. L’argent pour les billets : 15 livres et 10 shillings. Un simple aller Queenstown – New York. Il sait qu’il n’y aura pas de retour. Du moins dans un futur proche. S’enfuir avec Mary. Prendre d’abord le train. S’éloigner le plus vite possible. Puis le paquebot. Le Celtic. En espérant filer entre les doigts de la police. Que le frère de Mary, un sanguin, ne se lancera pas à leur poursuite. Denis sait le sort qu’il lui réservera. Mary n’a que 18 ans. Lui, trois années de plus. Denis en est tombé fou amoureux depuis qu’il a franchi, quelques mois plus tôt, la porte du café des Mullin, où il vient d’être embauché. Mary a suivi instantanément ses yeux. Ils ne se sont plus quittés. Le garçon de Ballymahon et la fille de Clarinbridge ont fini par franchir les obstacles. S’ils avaient fixé, depuis le pont du navire, la jetée de Queenstown, ils auraient pu apercevoir le frère de Mary éructant sur le quai. Trop tard !

Et qu’importe si, sur le bateau, les amants sont séparés. Règlement oblige ! Lui à l’avant avec les hommes. Elle, à l’arrière, avec les femmes. C’est sans doute dans cette séparation que le naufrage les a surpris. Qu’ils se sont rejoints. Qu’ils ont juré de ne pas se quitter même devant les injonctions des marins enjoignant Mary de rejoindre un canot. Jusqu’à la mort. On ne s’aime qu’une fois !

Le geste d’un gentleman

Benjamin Guggenheim appartient à ses personnalités pour lesquelles la White Star Line se met en quatre. C’est que l’homme n’est pas n’importe qui. En terme économique, il est fait roi du cuivre. Richissime et collectionneur d’art de surcroît. Les journaux à scandale disent qu’il collectionne surtout les maîtresses. D’ailleurs, de son voyage d’affaires en Europe, il ramène une jeune et jolie chanteuse française dont la voix séduit les clients des cabarets « Le Lapin Agile ». Léontine Aubart s’est laissé convaincre. Pour quel avenir ? Guggenheim est marié. Des enfants. L’amour est parfois une folie incontrôlable. Et puis côtoyer le beau monde. Les palaces. Les millionnaires. Léontine se laisse griser. C’est fou d’ailleurs la richesse qui navigue sur un paquebot. Des magnats du tramway, du chemin de fer et de l’acier. Des richissimes bourgeoises se déplaçant avec leurs valises de bijoux, leurs fourrures de vison ou leur manteau en léopard. Escrocs et joueurs de poker l’ont bien compris qui les approchent pour les plumer. Au point que la compagnie n’hésite pas à afficher un avertissement de prudence à sa riche clientèle.

Un paquebot, c’est finalement un familistère flottant sur lequel se côtoient sans se voir tous les étages de la société.

Quoique play-boy, Benjamin Guggenheim n’en est pas moins un gentleman. Sa maîtresse montée dans un canot, il convie son domestique à le suivre et d’une voix où l’héroïsme se mêle à la fatalité, lui dit : « Nous avons revêtu nos plus beaux habits et nous sommes prêts à sombrer comme des gentlemen. » Puis, à un steward qui lui propose un gilet de sauvetage, il rétorque : « Dites à ma femme, à New York, que j’ai fait de mon mieux pour accomplir mon devoir. » Avant de disparaître dans les flots glacés ! Benjamin Guggenheim avait 47 ans.

Les enfants miraculés

A l’instant même où ses deux enfants ont posé leurs pieds sur le canot de sauvetage, à quoi a-t-il pensé Michel Navratil ? A sa folle décision d’enlever ses deux garçons à leur mère, chargée de leur garde, pour vivre aux Etats-Unis ? Au périple qui, depuis Nice, les amena à Calais, Douvres, puis Londres et enfin Southampton où ils embarquèrent ? A son ex-épouse, effondrée après leur disparition ? A l’avenir de Michel (4 ans) et Edmond (2 ans), réveillés quelques minutes plus tôt dans leur cabine de deuxième classe ? « Mon père entra dans notre cabine pendant que nous dormions, se rappelle Michel. Il m’habilla très chaudement et me prit dans ses bras. Un homme que je ne connaissais pas fit de même avec mon frère. Quand j’y pense, je suis très ému. Ils savaient qu’ils allaient mourir. »

Plus tard, avant de se quitter, le père confie à son fils aîné : « Mon enfant, quand ta mère viendra te chercher, comme elle le fera sûrement, dis-lui que je l’ai aimée tendrement et que je l’aime encore. Dis-lui que j’espérais qu’elle nous suive, pour que nous vivions heureux tous ensemble dans la paix et la liberté du Nouveau Monde. » Marcelle, soulagée de savoir ses enfants sains et saufs, viendra bien les chercher. Le corps de Michel Navratil sera récupéré cinq jours plus tard.

Le  mythe Titanic. Entre vérités et légendes

Puisque on ne peut plus rien changer au naufrage, cela sert-il de connaître les dessous du drame ? Une question qui ne s’est jamais posé au sujet du drame du Titanic. Très vite, les témoignages des survivants mettront en avant la vitesse excessive du navire dans une zone dangereuse infestée d’icebergs. L’erreur de pilotage est manifeste. Le navire n’aurait jamais dû ralentir sa vitesse à la vue trop tardive de l’obstacle mais continuer à son allure. Règle élémentaire de la navigation qui ne fut pas respectée. Enfin, la croyance populaire en l’insubmersibilité du Titanic ralentit le sauvetage. C’est ainsi que plusieurs canots de sauvetage partiront incomplets.

Au fil du temps, le palace flottant s’inventera un scénario entre vérité et légende, le cinéma et la littérature, romanesque ou ésotérique, contribuant d’alimenter le mythe.

Avec les progrès technologiques, des études scientifiques bien plus sérieuses livreront de nouvelles informations. A partir des années 1980-1990, des recherches sur l’épave du Titanic mettent en avant le fait que le navire n’a pas coulé d’un bloc mais s’est cassé en deux à l’instant où il a coulé, l’avant et l’arrière s’échouant sur le fond, à 600 mètres de distance l’un de l’autre. Alors que l’on croyait jusque-là qu’un seul impact avait provoqué une seule déchirure sur la coque, ce sont bien six impacts consécutifs qui ont éventré le navire, noyant plusieurs compartiments. Compartiments réputés étanches entre eux qui ont pourtant été successivement envahis d’eau. Enfin, une étude sur les rivets montre à la fois leur nombre insuffisant ainsi que leur qualité défectueuse.

En 2016, à partir de photographies prises au moment du départ et montrant une trace noire d’environ 12 mètres sur la coque, au point des impacts causés par l’iceberg, le journaliste Seman Molony affirme qu’un incendie survenu dans la coque du navire avant le départ et caché aux passagers par la direction et l’équipage, aurait fragilisé le navire à l’instant du choc. « Des scientifiques m’ont expliqué, affirme-t-il, que le feu a dû brûler pendant plusieurs semaines et atteindre une température d’au moins 1000 degrés pour créer une telle déformation. Ainsi, l’acier aurait été fragilisé jusqu’à perdre 75% de sa résistance. »

Retarder voire annuler le départ aurait alors contribué à discréditer la compagnie et dévaloriser l’état britannique car, quatre jours plus tard, un autre concurrent allait s’élancer à l’assaut de l’Atlantique. Le 16 avril, au Havre, le fleuron de la marine française, La France, surnommé aussitôt le « Versailles des Mers », est mis à l’eau. Avec une vitesse de pointe de 24,40 nœuds, il peut transporter 2526 personnes. Lors de son lancement, avant son voyage inaugural du 20 avril, Le Siècle écrit : « La construction d’un paquebot transatlantique de passagers doit répondre à deux objectifs : d’abord produire un navire suffisant pour le nombre de passagers qu’il peut être appelé à transporter, ensuite mettre ces passagers dans un milieu de confort, voire de luxe, faisant de la traversée un plaisir au lieu d’une corvée fatigante. A ces deux points de vue, La France répond à tous les desiderata. » La compagnie « La Transat » a alors beau jeu de mettre en avant les places des canots de sauvetage plus importantes que le nombre de passagers.

Un sort aussi triste que le Titanic, quoique différent dans sa cause, accablera le 7 mai 1915, le paquebot britannique Lusitania, de la Cunard Line, torpillé par un sous-marin allemand au large des côtes irlandaises. Sur 1959 passagers, 1198 trouvent la mort. En un quart d’heure, le navire a coulé sans que les chaloupes puissent être mises à l’eau.

Le Titanic, lui, repose toujours au large de Terre-Neuve, à 3843 mètres de profondeur. Rongé par le sel mais si présent dans les mémoires. Il est à la fois le symbole des progrès de la Révolution industrielle et de la vanité de ses constructeurs pris dans la course folle de la compétitivité aux dépens de la sécurité. Récemment, l’accident du Costa Concordia, le 13 janvier 2012, nous rappelle combien la mer est plus forte que tous les Titans du Monde.

 

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