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Le combat pacifique du Larzac. 11 octobre 1970-1981

Au sud de l’Aveyron, limité par le cours de deux affluents du Tarn, le Cernon et la Dourbie, d’une superficie de douze mille hectares, le plateau du Larzac se dresse au-dessus de la plaine méditerranéenne. Déclaré d’utilité publique le 5 avril 1900, concernant cent soixante-huit propriétaires, le camp couvre les trois-quarts de cette superficie, soit environ quatre-vingt-dix mille kilomètres carrés. Les troupes y disposent de lignes de tir jusqu’à 12 kilomètres de longueur, n’étant pas arrêtées dans leurs évolutions ni par les habitations, ni par les récoltes, ni par les bois, le causse du Larzac étant, à l’époque, un véritable désert.

Les travaux débutent en 1901. Le 14 octobre, les ouvriers du chantier se mettent en grève afin de protester contre l’emploi d’ouvriers italiens et espagnols. Du coup, les ouvriers étrangers sont renvoyés.

Le 18 juin 1902, les premières manœuvres débutent sur le site, accueillant les soldats du 122e RI, composé de réservistes de l’Aveyron et des départements limitrophes.

L’histoire mouvementée du camp du Larzac (voir 1902) rebondit le 11 octobre 1970 quand le secrétaire d’État André Fanton annonce, lors du congrès UDR à La Cavalerie, l’extension du camp du Larzac. En réalité, ce projet sommeille depuis le début des années 1950 et l’armée évolue comme si elle se trouvait en terrain conquis. Des fermes se vendent et sont achetées par des étrangers au pays, désireux de spéculer au moment opportun. Aux deux mille emplois civils et militaires que met en avant le député UDR Louis Delmas pour justifier cette extension s’oppose la mise à la porte de cent dix agriculteurs devant être expulsés. « Pour chaque tête que vous réclamez dans nos campagnes, combien d’apéritifs comptez-vous vendre en supplément sur notre sueur et sur nos larmes », déclarent les quatre agriculteurs Cassan, Burguière, Massabiau et Tarlier aux commerçants du village. Le décor est planté. Dès lors, durant toute une décennie, « Gardarem lo Larzac » devient le symbole de la lutte, non seulement antimilitariste comme le montrent de nombreux slogans (« Des moutons, pas des canons », « L’armée, ça tue, ça pue et ça pollue »…), mais aussi non-violente et basée sur la volonté inébranlable de pouvoir vivre et travailler au pays (« Volem viure al pais »). Dix ans de luttes qui se traduiront par de nombreuses manifestations, des actes symboliques et des recours en justice. Le 6 novembre 1971, six mille personnes manifestent à Millau à l’appel de la FDSEA ; le 28 mars 1972, cent trois paysans du Larzac font le serment de ne pas vendre leurs terres à l’armée ; 14 juillet 1972, vingt mille personnes défilent à Rodez. Le 25 et 26 août 1973, soixante mille personnes se rassemblent au Rajal del Gorp à l’appel des Paysans-Travailleurs. L’année suivante, 17 et 18 août, la Fête des moissons accueille cent mille participants. D’une année sur l’autre, le Larzac occupe le terrain de la vie politique française. Après les recours contre le décret d’utilité publique rejetés par le Conseil d’État en 1976, les arrêtés de cessibilité sont pris le 18 décembre 1978. L’année suivante, les ordonnances d’expropriation sont rendues. Des bagarres éclatent entre les forces de l’ordre et les agriculteurs, bien décidés à empêcher l’évaluation des propriétés. Entre-temps, du 8 novembre au 2 décembre 1978, la marche à pied des paysans du Larzac vers Paris entraîne un véritable élan de sympathie qui se traduit le jour de leur arrivée par une manifestation de quarante mille personnes. En 1981, la lutte du Larzac s’immisce dans la campagne présidentielle. Avec l’élection de François Mitterrand, la lutte contre l’extension du camp entre dans sa dernière phase. Le 3 juin 1981, le conseil des ministres annonce que « le projet d’extension du camp militaire ne sera pas poursuivi et les procédures en cours seront abandonnées ». « La liberté est rendue au Larzac », déclare un communiqué des paysans. Le même mois, le ministre Michel Rocard est chahuté à La Cavalerie par des commerçants et des employés civils du camp, favorables à l’extension. Le 24 août, un arrêté préfectoral suspend la procédure d’extension. En 1985, le camp du Larzac devient Centre d’entraînement de l’infanterie au tir opérationnel.

14 juillet 1972. Le Larzac à Rodez

Dans la dynamique que connaît la lutte contre les expropriations au Larzac au début des années 1970, il devient dès lors indispensable au mouvement des « 103 agriculteurs » de dépasser les limites du plateau pour prétendre à une audience nationale, qui doit lui permettre de susciter au sein du pays un véritable élan de sympathie.

La première action se déroule, date ô combien symbolique, le 14 juillet 1972 quand vingt mille personnes se rassemblent à Rodez, rejoignant les tracteurs qui ont fait route du Larzac vers le chef-lieu.

Au Foirail, lors des prises de parole, l’agriculteur de La Cavalerie Robert Gastal, dans un discours rempli d’émotion, n’hésite pas à lancer une idée qui fera par la suite son chemin : « S’il le faut, si la décision n’est pas reportée, nous monterons jusqu’à Paris le 11 novembre avec nos tracteurs. »

Cette image des tracteurs associée à celle des brebis contribuera à la médiatisation de la lutte pacifique des paysans du Larzac, symbolisée par le slogan : « Des moutons, pas des canons ! » À juste titre, l’historien Pierre-Marie Terral, auteur de l’excellent livre Larzac : de la lutte paysanne à l’altermondialisme, écrit : « Les puissants instruments de travail que sont les tracteurs démontrent l’entrée dans la modernité des exploitants agricoles que l’on veut chasser de leurs terres. La brebis, principale source de revenus et de vitalité économique du plateau est, par ailleurs, un symbole religieux. »

7 janvier 1973. Les tracteurs du Larzac montent à Paris

C’est par un communiqué de presse que les paysans du Larzac annoncent leur intention de monter vers Paris avec leurs tracteurs. Cette décision est prise au lendemain du 26 décembre 1972 quand le préfet de l’Aveyron Badault signe le décret d’utilité publique à l’extension du camp.

Désormais, la situation exige que le combat des paysans contre l’expropriation de leurs terres soit porté jusqu’au cœur de la capitale afin de donner au mouvement une ampleur plus importante et démontrer au pouvoir que les paysans du Larzac ne sont pas isolés.

Le départ est fixé au 7 janvier 1973. Vingt-cinq tracteurs prennent la route de Paris. Six étapes sont prévues, avec une arrivée le 13 janvier pour une grande manifestation.

Au jour fixé, plusieurs milliers de personnes accueillent les tracteurs sur la place du Mandarous à Millau où des « bons-kilomètres-tracteurs » sont vendus au profit des paysans.

À Paris, les autorités, attentives au développement de plus en plus fort de la contestation depuis la manifestation du 14 juillet 1972 à Rodez, décident d’interdire la manifestation au prétexte de la venue, le jour même, à Paris, du Premier ministre israélien Golda Meir. Mieux encore, le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin ordonne aux forces de l’ordre de bloquer les tracteurs à Orléans, terme de la dernière étape avant Paris.

Dans ce contexte et en dépit de l’action de Raymond Lacombe en faveur des paysans du Larzac, la FNSEA n’apporte qu’avec parcimonie son soutien à la lutte sur le plateau, trouvant le mouvement trop politisé à son goût et peu favorable à un gouvernement avec lequel l’organisation syndicale à l’habitude d’être en bons termes.

Finalement, grâce à des tracteurs prêtés par des agriculteurs du Loiret, membres du courant Paysans-Travailleurs de Bernard Lambert, les agriculteurs du Larzac parviennent à Paris où se tient un meeting de plusieurs milliers de personnes à la Bourse du Travail.

En plus de leur combat contre l’extension du camp, les paysans du Larzac ont exporté un slogan que la presse va largement reprendre et diffuser par la suite et qui deviendra un signe de ralliement pour tous ceux qui veulent « vivre et travailler au pays » : « Gardarem lo Larzac. »

25 août 1973. Les grands rassemblements du Larzac

Le 25 août 1973, c’est de la France entière que convergent les manifestants vers le Larzac pour participer au grand rassemblement du plateau, au Rajal del Gorp. Jamais, de mémoire de brebis du Larzac, le causse n’avait vu se rassembler autant de monde. Au point que les routes, notamment à hauteur de Millau, sont vite saturées par des cortèges de voitures.

Défenseurs du causse, militants de tous ordres depuis les antimilitaristes aux groupes d’extrême gauche issus de mai 1968 et qui voient dans la lutte du Larzac un prolongement à leurs actions, de nombreux jeunes aussi venus pour le côté festif du rassemblement sans oublier les représentants locaux des partis traditionnels de gauche : toute la contestation de la France semble s’être donnée rendez-vous pour soutenir la lutte des cent trois paysans contre les expropriations par l’armée. Cent trois paysans qui veulent conserver une totale indépendance dans ce melting pot idéologique, en évitant tout amalgame et toute récupération. Un véritable succès qui, deux jours durant, permet au Larzac de se faire connaître aux yeux de la France entière.

Le succès appelant le succès, l’année suivante, 17 et 18 août, le plateau connaît un nouveau record d’affluence avec près de cent douze mille participants pour un rassemblement placé sur le thème de la lutte dans les pays du Tiers monde et en soutien aux travailleurs immigrés.

C’est toutefois un événement imprévu qui éclipse forums, orateurs et musique. L’annonce de la présence de François Mitterrand, accompagné des socialistes aveyronnais Gérard Deruy et Jean-Paul Salvan, provoque un attroupement autour du leader socialiste. Canettes de bière, pierres, mottes de terre volent dans sa direction, lancées par des militants d’extrême gauche, qui lui reprochent son passé du temps de l’Algérie.

Un service d’ordre, composé d’amis et de paysans du Larzac comme Guy Tarlier et Jean-Marie Burguière parviennent tant bien que mal, sous un soleil de plomb, à l’extraire d’une masse de plus en plus vindicative avant de le faire monter dans une voiture qui parvient à quitter les lieux.

Les images de la fuite précipitée du dirigeant socialiste sont reprises par les médias, laissant à penser que le Larzac est devenu le repère des groupes gauchistes qui exercent leur pouvoir en toute liberté. Une image négative pour les «103» du Larzac, d’autant plus que Mitterrand et le PS, en cas d’arrivée au pouvoir, auront à se prononcer sur l’extension du camp.

Est-ce cet incident qui a refroidi les ardeurs ou bien la difficulté d’organiser un tel rassemblement annuel ? Toujours est-il que les deux étés suivants, le Rajal del Gorp retrouve sa quiétude estivale. Ce qui n’empêche pas les paysans du Larzac de continuer à lutter malgré l’intransigeance du pouvoir à ne pas céder un pouce du terrain accordé à l’armée.

Histoire de relancer la lutte et de presser l’État de revenir sur sa décision, une nouvelle fois le mois d’août 1977 vit à l’heure du Larzac et sous le signe des luttes régionales afin d’établir une solidarité entre tous les lieux menacés par des expropriations comme à Naussac où un barrage doit inonder plusieurs hectares.

Si l’ampleur n’atteint pas les rassemblements précédents, c’est tout de même cinquante mille personnes qui répondent aux organisateurs, de plus en plus soucieux de conserver au rassemblement du Larzac un caractère non violent, à l’image de Lanza del Vasto.

L’année suivante, le 8 novembre 1978, une marche est organisée du Larzac vers Paris. En tout 710 kilomètres accomplis par une vingtaine de paysans avec le soutien de deux cents marcheurs qui se relaient au fil des étapes, chacune étant ponctuée d’un recueillement devant les monuments aux morts des villes traversées, comme à Rodez où la place d’Armes est symboliquement rebaptisée place Larzac. La pierre gravée à ce nom sur un pavé a trouvé son emplacement depuis janvier 2013 à la mairie de Rodez, suite à la rénovation de la place, comme un témoignage de l’histoire d’une lutte exemplaire qui marqua toute une décennie par son côté non violent et par la solidarité qui se manifesta entre et autour des paysans expropriés. Jusqu’à l’arrêt du projet en 1981 par l’arrivée de la gauche au pouvoir. Le pot de terre avait vaincu le pot de fer !

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