Le voleur d’Alpuech – 1763-1806

« Arrivé le 24 avril 1806 chez Carbonnel, nous fîmes le guet jusqu’à sept heures du soir, le 25 avril. Jean-Pierre Bouissou, se préparant à se retirer de chez Jouclar vers les huit heures du soir, nous Antoine Boyer et Bertrand Hugonet, gendarmes de Laguiole, lui avons crié:

-Arrête ! Tu es pris !

A ce cri, Bouissou se retournant fit feu sur nous qui au même moment ripostant, faisons une décharge de nos armes qui l’atteignirent et le blessèrent mortellement. »

Ainsi tombait, vingt-cinq ans après ses premières escarmouches, l’un des plus célèbres brigands que le Rouergue ait porté. S’ouvrait désormais dans le coeur de toute une population des monts d’Aubrac l’histoire légendaire du voleur d’Alpuech, être à demi surnaturel, surhomme dont on s’étonne même qu’il ait pu être tué banalement par deux simples gendarmes de Laguiole, lui qui avait échappé deux fois à l’échafaud dans une de ses évasions rocambolesques que les habitants d’Alpuech se racontaient il y a peu de temps encore à la veillée.

Jean-Pierre Bouissou n’est âgé que de six ou sept ans lorsqu’il accomplit son premier larcin. Au bas de laine volé qu’il rapporte à sa mère, il ne reçoit que reproches pervers:

-Y’obio pas l’oltre ?

-Si be.

-Eh be ! Bai lou quere !

Une vocation terrible était née ! Jean-Pierre Bouissou ne se le fit pas dire deux fois et à ses parents qui lui reprochaient son entêtement à poursuivre d’aussi mauvais desseins, il répondait :

-Essayez donc de tordre cet arbre qui est là devant vous. Il est trop gros… Il fallait me corriger quand j’étais petit. Maintenant, il est trop tard.

Lorsque débute la Révolution, Jean-Pierre Bouissou a vingt-six ans mais sa renommée n’a pas encore dépassé les monts qui entourent Alpuech. Le héros légendaire n’est qu’un vulgaire détrousseur de chemins, un maraudeur de jardins ou de basses-cours, certainement moins redouté par les voyageurs que ne le sont les loups qui hantent la région.

La désorganisation administrative et judiciaire qui suit l’effondrement monarchique lui servira de tremplin pour entrer de plain-pied dans le métier. Désormais, il n’est plus le brigand craintif qui se cache des autorités ; il devient le voleur d’Alpuech, maître de son art et de sa région, être fanfaron et ludique s’amusant du danger à berner les gendarmes.

Petit de taille, les épaules larges, cheveux et sourcils noirs, les yeux gris, nez petit, bouche moyenne, visage plein et rond, une cicatrice sur la joue, Jean-Pierre Bouissou est un homme extrêmement adroit et d’une force incroyable, escaladant les murs élevés, franchissant d’un bond les chemins creux pour échapper aux poursuites des meilleurs coureurs. Il excellait, à ce qu’on dit, à faire la roue et au moment du danger, ses mouvements étaient si prompts que les mains les plus fortes tentaient en vain de le saisir. C’est du moins ce que racontait la vox-populi.

Bouissou porte toujours sur lui deux fusils dont un à deux coups et plusieurs pistolets, ainsi qu’un couteau à gaine, dit capujadou (l’ancêtre du Laguiole), tenu tout ouvert et passé au cordon de son chapeau.

Si on le voit parfois parader au carrefour des chemins ou sur la place d’Alpuech, il n’en est pas moins assez téméraire pour vivre au milieu des habitants. Son refuge se situe à deux ou trois kilomètres d’Alpuech, en allant vers Paulhac. Il y a là un ravin profond et solitaire, au fond duquel coule, à l’ombre des aulnes et des saules, l’Argence-la-Morte. Sur les flancs des coteaux s’étalent au soleil de vastes prairies bordées de coudriers et d’aubépines et de gros pâturages où frissonnent au vent du Nord les bois du Faujal et du Bouyssou. Cà et là, sous les sapins et les hêtres, autour del Rouquet del Figeac, d’impénétrables fourrés de hautes fougères et de houx. A travers les broussailles, dans les dépressions du terrain et derrière les haies, des sentiers courent dans toutes les directions. Incomparable retraite que Jean-Pierre Bouissou dispute aux loups et aux renards. Il y séjournait longuement de jour et de nuit. Il y avait même bâti une cabane dont il reste encore les vestiges.

L’hiver, quittant le froid et les monts enneigés, il descend dans la vallée du Lot, élargissant un territoire déjà très vaste. Les rapports de gendarmerie le signalent particulièrement dans un cercle formé par les villages d’Alpuech, Lacalm, Lacroix-Barrez, Saint-Hippolyte et La Terrisse. Mais on le remarque aussi dans le canton d’Estaing où il se lie avec un autre voleur, dit Bézamat.

Comme tout brigand qui se respecte, il aime se faire appeler d’une multitude de surnoms. Il est le « fillassou », le « grelet » (le grillon). On l’appelle aussi Jean-Pierre de Colsotier. Plus tard, lui-même prendra le nom de jeune fille de sa mère et dira se nommer François Lunel.

Le 15 octobre 1788, la gendarmerie signale pour la première fois la présence de la bande de Bouissou dans les montagnes d’Aubrac. Accusés de viol sur une veuve, d’un assassinat et de vols multiples, Bouissou et ses acolytes sèment la terreur dans les fermes isolées. Les autorités, cependant, ne tardèrent pas à leur mettre la main dessus. Au moment où la France accomplit sa Révolution, la bande est démantelée et seul Bouissou et deux autres complices réussissent à se glisser entre les mailles. Le 8 octobre 1789, il est tout de même jugé par contumace pour différentes affaires de vols et d’assassinats. Le 17 octobre 1789, un jugement prévôtal condamne Jean-Pierre Bouissou à avoir les bras, jambes, cuisses et reins roués par vif par l’exécuteur de la haute justice, par un échafaudage dressé à cet effet sur la place du bourg de cette ville. Son corps devra en outre être exposé sur la roue la face tournée vers le ciel pour y finir ses jours sur le chemin qui mène de Rodez à Espalion.

A l’annonce de la sentence, Jean-Pierre Bouissou dut sentir comme un frisson glacé lui parcourir l’épine dorsale. L’Aubrac et l’Aveyron devenant subitement trop petits pour lui, il décide sans plus tarder de changer d’identité et d’aller quêter ailleurs ce que son département lui refusait désormais d’accomplir en toute impunité.

Quelle route prend-il ? Certainement celle de Paris où il exerce un temps la profession de porteur d’eau ; puis à Orléans où il travaille sur les ports. Jean-Pierre Bouissou ne s’est pas pour autant reconverti dans le travail honnête. Arrêté pour crime d’assassinats, il est une nouvelle fois condamné à mort, le 16 mai 1793, par jugement du tribunal d’Orléans. Conduit vers l’échafaud, il prend subitement le parti de révéler aux juges sa culpabilité dans un crime attribué à d’autres prévenus. Avec ces derniers, qui se retrouvaient de ce fait acquittés, il était convenu qu’ils exciteraient des troubles autour de la charrette qui conduirait au supplice leur libérateur. Le coup, particulièrement risqué, réussit au-delà de toute espérance !

Une partie de la légende du voleur d’Alpuech tenait d’ailleurs dans ses multiples exploits à s’évader chaque fois que le couperet menaçait de tomber sur ses épaules. Il faisait en particulier croire aux habitants des campagnes qu’il était sorcier et la crainte qu’il leur inspirait empêchait la gendarmerie d’obtenir le moindre indice à son égard.

Que fait-il de 1793 à 1795, date de sa deuxième arrestation à Rodez ? Bien difficile à dire car il faut bien avouer qu’on se perd en conjecture entre ses propres déclarations et celles des rapports de police. En l’an V, il déclare au président du Tribunal criminel de l’Aveyron, avoir appris son métier de traiteur à Lyon où il aurait épousé une lingère, avant de se diriger vers Bordeaux et Toulouse pour y exercer son métier. Il dit s’appeler François Lunel et ne rien savoir des habitants d’Alpuech.

De son côté, l’enquête judiciaire décrit un tout autre parcours. On le remarque à Bordeaux où il est courtier du commerce des juifs ; puis en Angleterre et en Espagne où il s’embauche comme domestique dans les auberges que les Français ont établies sur diverses routes. Un temps, il doit exercer le métier de scieur de long, ce qui lui permet de reprendre contact avec les gens de l’Aubrac qui sont descendus pour la saison de sciage.

D’Espagne, Jean-Pierre Bouissou vient s’installer comme aubergiste à Montardy, près de Toulouse. Toujours mauvais garçon, il fréquente le milieu des petits voleurs, spécialités du cambriolage nocturne. En l’an V, il pénètre à l’aide de fausses clés dans les maisons de M. Viguerie, chirurgien de Toulouse et de Thomas Comptois, bourrelier de son état. Avec quelques complices, il s’empare de couverts d’argent, de montres, de médaillons en or et d’autres objets précieux. Le 20 germinal an V, une ordonnance de prise de corps est rendue par le directeur du jury de l’arrondissement de Toulouse contre François Lunel et ses complices. Au cours de la session de floréal, sa femme et un autre couple sont condamnés pour complicité de vols.

De François Lunel, pas de trace !

D’une façon inouïe, il vient à nouveau de se faire la belle. Il se dirige alors vers son pays natal où, pense-t-il, il aura tout le loisir de recommencer sa vie de brigand. Nous sommes en l’an V, Jean-Pierre Bouissou a désormais trente-trois ans, un passé terrible derrière lui, dont deux condamnations à mort, qui ne lui laissent aucune chance d’échapper à l’échafaud si la chance qui semble le protéger l’abandonne.

Sa réapparition en Aveyron a lieu dans une auberge de La Mouline où il loue quelques jours une chambre. Aussitôt, il en profite pour s’introduire dans la maison du citoyen Robichon, cafetier à Rodez, et s’empare d’une serviette. Il est arrêté le 17 floréal an V par les gendarmes vis-à-vis de la grange du pré de Labardie. Porteur de fausses clefs, d’armes à feu et d’autres effets, il est enfermé aux Capucins où il dit s’appeler François Lunel.

Comment l’accusateur public de Rodez en vient-il à le soupçonner d’être le voleur d’Alpuech ? Enquête policière ? Dénonciations ? Toujours est-il que plusieurs témoins, pour la plupart du village d’Alpuech, viennent déposer au tribunal. A l’exception de trois personnes qui disent ne point reconnaître Jean-Pierre Bouissou ou que celui-ci aurait bien changé, huit autres affirment avec conviction avoir en face d’eux le voleur d’Alpuech. François Albouze dit avoir été à l’école avec lui, ajoute que peu de jours avant qu’il quitta le pays les jeunes gens du lieu d’Alpuech s’étaient réunis pour le saisir à cause des vols et brigandages qu’il commettait journellement, qu’ils ne purent le saisir parce qu’il était armé et lui qui dépose fut blessé d’un coup de fusil que tira Bouissou.

En prison, Jean-Pierre Bouissou va pousser plus loin son « humanisme » en euthanasiant un de ses compagnons d’infortune. Lors d’un interrogatoire, il reconnaît avoir étranglé, quelques jours plus tôt, Jean Boisset, condamné à mort pour l’assassinat commis sur la personne d’Aiguillon, marchand de cochons. Les détails sur cette affaire nous sont fournis par le commissaire de police de la commune de Rodez, en date du 8 mai 1806.

-Le 4 complémentaire de l’An V, Jean Boisset condamné à mort pour un assassinat commis sur la personne d’Aiguillon, fut étranglé dans la prison par le dit Lunel. Ils étaient tous les deux aux fers couchés à côttés l’un de l’autre. Le pourvoi en cassation dudit Boisset fut rejetté et la veille de son exécution, Lunel luy proposa que pour six francs il l’étranglerait si il voulait. Boisset luy donna les six francs, et desuite Lunel se mit en devoir. Il détacha une petite corde qui luy servait à soutenir les fers, il la luy passa au col, et à l’aide d’un os de mouton, il l’étrangla. Boisset ne voulait pas cependant que l’opération se terminat, mais Lunel voulut absolument gagner ses six francs comme il m’en conveint luy-même. On trouva le dit Boisset mort le lendemain. Lunel m’ajouta encore qu’il y en avait dans la prison à cette époque cinq des condamnés à mort, et que s’ils avaient voulu il leur aurait rendu à tous le même service. »

Alors que sa tête ne tient plus que par un fil, Jean-Pierre Bouissou va profiter des circonstances pour se faire la belle. Onze chouans de l’armée de Charrier, presque tous condamnés à mort, tentent de s’évader de la prison de Rodez. Dans le tumulte qui s’ensuit, Jean-Pierre Bouissou rompt ses fers, enveloppe avec d’autres le geôlier Mirabel et quelques gardes et mène une lutte sans merci aux gardes nationaux accourus pour mettre fin à la révolte. Montrant toute sa force et sa dextérité à s’échapper des situations les plus compromises, Jean-Pierre Bouissou s’empare des clefs, tue deux gardes et réussit à s’enfuir avec un autre brigand.

Jean-Pierre Bouissou décide alors de retourner au pays, où il sait pouvoir compter sur sa famille et sur une population qui est plus ou moins acquise à la contre-révolution. Aussitôt, il établit des contacts avec le prêtre réfractaire Carrié, resté dans sa paroisse malgré les menaces qui pèsent sur sa personne. Fort de ses protections et de la désorganisation totale des forces publiques, Jean-Pierre Bouissou peut asseoir à nouveau son prestige et imposer sa crainte à ceux qui l’ont auparavant dénoncé. Il en était venu à un tel point de confiance et d’insolence qu’il trouvait que c’était lui faire mauvaise guerre que d’envoyer sur lui des gendarmes déguisés. Il annonça d’ailleurs publiquement que les gendarmes et toute force armée devaient agir revêtus de leurs uniformes et qu’il se verrait obligé de faire feu sur quiconque se déguiserait pour l’aborder.

A l’abri dans les montagnes de l’Aubrac que les voyageurs considèrent comme une région à haut risque pour leur bourse ou pour leur vie, le voleur d’Alpuech se retrouve au début du siècle face à son destin. Les temps ont changé. Les protecteurs d’hier ne sont plus forcément enclins à l’aider ; les forces de gendarmerie et l’administration se réorganisent sous l’autorité des préfets. L’âge d’or du brigandage est en partie révolu mais Jean-Pierre Bouissou a-t-il d’autres ressources que de voler ?

Dès 1805, l’étau commence à se resserrer autour de lui. Sermonnés par l’autorité préfectorale, les maires commencent à fournir des renseignements. Il faut dire que les exploits du voleur d’Alpuech sont montés jusqu’à Paris où l’on s’inquiète de l’impunité dont il jouit dans sa région.

Un piège tendu par la gendarmerie de Laguiole aura raison du voleur. Jean-Pierre Bouissou ne put cette fois s’échapper. On raconte même que c’est la bonne de l’auberge qui, par derrière, lui donna un coup de chevet sur la tête et le tua.

Dans ces montagnes où les contes ont toujours tendance à se transformer en réalité dans les esprits, où les lutins malfaisants du jour et de la nuit deviennent des êtres  à part entière, la rumeur ne pouvait que colporter une conclusion légendaire. Pour les habitants d’Alpuech, le voleur ne saurait devoir sa mort dans un combat loyal avec les gendarmes. Il fallait que son trépas soit l’objet d’une lâcheté humaine que le châtiment suprême devait un jour punir. A tel point que la maison du crime subit, un an après, l’épreuve du feu et que la bonne maléfique mourut dans d’atroces souffrances ; à moins que quelques bras inconnu et vengeur ait voulu accomplir par l’incendie la purification d’un acte qu’il ne pouvait admettre. En langage de l’Aubrac, on appelle cela « une conduite de Laguiole ».

L’affaire ne trouva pas son épilogue dans l’exécution du voleur par les gendarmes. Vers le 15 mai, des mains mystérieuses exhumèrent du cimetière de la Terrisse son corps pour le transporter avec tous les honneurs religieux dans son village natal où une cérémonie funèbre lui fut consacrée.

Le voleur d’Alpuech pouvait entrer dans la légende.

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