L’épopée des colons de Pigüé

1884

Clément Cabanettes naît le 14 août 1851 à la ferme d’Ambec, sur la commune de Lassouts. Il est le troisième enfant d’une famille qui en comptera onze, au total. Excellent écolier à Saint-Côme d’Olt, Clément obtiendra ses deux bachots au collège d’Espalion. Mais comment payer des études supérieures à un fils de famille très nombreuse en un temps où l’aide sociale demeure inexistante pour les paysans ? On pousse le jeune homme vers le Grand Séminaire de Rodez… qu’il quittera six mois plus tard, faute de vocation pour le sacerdoce.

Clément Cabanettes

Clément Cabanettes

A dix-neuf ans, Clément s’engage dans l’armée. Contrat rempli, il émigre à Paris. A l’agence du Crédit Lyonnais où on l’embauche, la vie sédentaire ennuie ce fringant garçon. En 1880, la toute jeune République Argentine cherche des officiers français pour encadrer son armée. Fort de son grade de lieutenant de réserve, Cabanettes s’embarque pour ce lointain pays qui l’accueille en plein conflit civil : les gauchos des populations rurales contestent les dirigeants de Buenos-Ayres qui détiennent tous les pouvoirs et en abusent.

La générosité naturelle du lieutenant l’entraîne dans le camp des insurgés… dont la révolte tournera court. Bien joli d’échapper à la prison mais plus question d’intégrer l’armée régulière. La mairie de Buenos-Ayres cherche quelqu’un pour diriger la pose d’un réseau urbain téléphonique, invention dernier cri due à l’ingénieur Bell. Choisi, Clément Cabanettes mène l’affaire si rondement que le gouvernement décide de lui confier l’extension du réseau sur tout le territoire. Ainsi, le petit émigré se retrouve-t-il bientôt à la tête d’une grande entreprise, dite du Pantéléphone, qui bénéficie même d’un monopole ! Génial entrepreneur mais piètre financier, Cabanettes devra sans tarder, céder l’affaire à plus habile que lui.

L’épisode « Pantéléphone » aura duré deux ans. Assez pour que Clément Cabanettes repère, à la faveur de ses pérégrinations professionnelles, d’immenses espaces vierges qui, à 600 km au sud de la capitale, n’attendent que les volontaires capables d’y faire pousser fourrages et céréales, d’y élever du bétail. Aussitôt l’enfant du Rouergue rêve d’attirer auprès de lui, les familles des « sans-terres » aveyronnais. Son plan séduit les autorités, peu soucieuses de confier à des gauchos séditieux l’expansion de territoires trop éloignés de la capitale pour y exercer un contrôle efficace.

On conseille à l’intrépide français de traiter avec Edward Casey, irlandais d’origine qui « pour services rendus » a obtenu la nationalité argentine et la cession de 300 000 hectares dans la région inexploitée du Curumalan. Casey incite son hôte à ne rien entreprendre sans avoir visité le terrain. Il lui confie une carte sur laquelle ne figure qu’une vague piste aboutissant à un point noir :

-C’est là que vous trouverez Brett. Je l’y ai envoyé pour qu’il surveille mon territoire.

Comme Cabanettes quémande une adresse, l’Irlandais précise :

-Vous ne pouvez pas vous tromper, il n’y a que l’abri qu’il a édifié !

En effet, Brett vit là en ermite, passant le temps à chasser entre deux tournées à cheval pour vérifier que certains nomades qui traversent l’immense domaine n’y font pas souche pour y cultiver un lopin de terre. Il promène son hôte dans les herbes sauvages de la pampa. Clément Cabanettes a le coup de foudre pour ce pays vallonné qui évoque à ses yeux le Rouergue natal, à une échelle démesurée. Il note, lyrique :

« Un sol fertile, recouvert d’un tapis d’herbes naturelles et douces. Des ruisseaux abondants qui murmurent à travers ces étendues vertes et luxuriantes ».

Il quitte Brett au terme de son séjour en lui lançant ce bel au revoir :

-Je vais vous ramener un millier d’Aveyronnais pour vous tenir compagnie !

De retour à Buenos-Ayres, l’enthousiasme du Français convainc Edward Casey qui, aux premiers jours de 1884, propose un contrat pour l’exploitation de 27 000 hectares de terrains vierges. Le rêve colonial se précise. L’enfant de Lassouts et d’Ambec signe en s’écriant :

-Je les reçois comme la Terre Promise qui fut donnée aux Hébreux par Jéhovah !

L’Irlandais ne fait pas don de ses terres mais il s’est montré généreux, acceptant de ne percevoir les loyers des futurs exploitants qu’à lointaine échéance. De plus, Casey a obtenu du gouvernement argentin qu’il prolonge le réseau ferroviaire jusqu’à Curumalan, proposant même de céder gracieusement les terrains nécessaires à la pose du ballast. Cabanettes ne tarde pas à revenir du côté de chez Brett, accompagné par toute une main d’œuvre à la solde des autorités pour l’aider à lotir les espaces acquis et y édifier des hangars qui serviront à abriter les matériaux grâce auxquels chaque colon pourra développer son exploitation.

 

Mais, justement, qu’en est-il des colons ?

Casey s’en émeut auprès de Clément Cabanettes… qui ne doute pas que les candidats vont se bousculer au premier appel !

« Dans toute l’Argentine, il n’y a pas d’exemple de pareils avantages consentis à la main d’œuvre ! »

Et d’ajouter, candidement :

« Le Gouverneur de cette Province m’a même taxé d’imbécile (sic) pour faire la part aussi belle à mes colons ».

Afin de hâter le recrutement, Clément délègue François Issaly, natif de Saint-Félix-de-Lunel. Ce compatriote a rencontré Cabanettes en Argentine lorsqu’il embauchait pour monter la société Pantéléphone. Le choix est judicieux car le recruteur est une forte personnalité alliant une joviale rondeur physique à un charisme de gourou. Issaly prend son bâton de pèlerin et débarque en terre rouergate, décidé à mener rondement sa mission. Mais quoi ? Sa bonne parole ne recueille guère l’accueil escompté. Convaincre ses compatriotes d’abandonner leur oustal ? Passe encore de s’exiler à Paris où tant de bougnats peuvent les aider. Mais aller se perdre au-delà de l’Océan dans un désert que peu d’entre eux sont capables de situer sans recourir à l’atlas !

François Issaly mettra une année pour convaincre une quarantaine de familles à s’inscrire comme volontaires. Clément Cabanettes vient à son tour en Aveyron pour la signature des contrats.

La liste de ces premiers volontaires montre qu’ils sont surtout originaires de la vallée du Lot. Tous les inscrits sont conviés à un banquet servi par l’hôtel Biney, à Rodez. Cabanettes décrit avec ferveur le pays qui va les accueillir, fait de terres généreuses et vallonnées de moyenne altitude, présentant quelques analogies avec les paysages aveyronnais. Il dresse un tableau idyllique de cette région qui s’étale au pied des monts de la Sierra et attend l’arrivée des pionniers qui la feront fructifier. Levant son verre au succès de la superbe aventure, le fils d’Ambec  s’écrie :

-Je veux que vous tous qui allez me rejoindre bientôt à Pi-Hué y deviennent millionnaires !

 

Pi-Hué est le terme d’origine indienne qui désigne ces étendues vierges du Curumalan. Le nom se déformera légèrement dans le langage des premiers volontaires pour devenir Pigüé. Les 160 pionniers de la colonie aveyronnaise embarquent à Bordeaux le 25 octobre 1884 à bord du vapeur Belgrano. La traversée (quelques 12 000 km) sera lente mais sans incidents fâcheux, si l’on excepte les fréquents dégâts dus au mal de mer : les Rouergats n’ont pas le pied marin…

A l’arrivée en Argentine, le 30 novembre, les registres de la douane n’enregistrent que 143 immigrants en provenance de l’Aveyron ! Vérification faite, personne n’est passé par-dessus bord. Seulement, dix-sept jeunes gens n’avaient pu embarquer à Bordeaux car, étant en âge de satisfaire aux obligations du service militaire, on les avait renvoyés dans leur Rouergue natal.

En bons Rouergats, les colons ont embarqué avec eux charcutailles et fourmes du pays… sans oublier de réputés artisans qui n’ont sûrement pas leur alter ego dans la Pampa pour cuire le pain ou ferrer les bœufs. En bons chrétiens, ils ont même réussi à enlever l’abbé Domergue à ses paroissiens de La Bastide d’Aubrac. Et convaincu la jeune Julie Bras, normalienne de fraîche date, de les suivre outre-Atlantique. La demoiselle y fera souche après avoir instruit tous les gamins de la colonie initiale. Quant au prêtre, il aura le mal du pays, préférant après quelques mois d’exil, retrouver ses ouailles et les horizons de l’Aubrac.

Fidèle compagnon de Clément Cabanettes, François Issaly prit une part importante dans le développement de la colonie aveyronnaise. Au-delà de son talent de recruteur, il s’est forgé une belle popularité auprès de ses compatriotes qui, plus tard, le plébisciteront pour succéder au fondateur. Son physique, tout en rondeur, allait de pair avec sa générosité de cœur. Etalée sur toute la largeur de la poitrine, une barbe poivre et sel lui donnait des airs de patriarche. Son entourage était impressionné par un mysticisme fervent qui, parfois, avait de quoi surprendre : en 1925, en plein âge d’or de l’aventure pigüenne, François écrivit un « mémoire » révélant que la Vierge lui était apparue pour déplorer combien les richesses accumulées par les descendants des pionniers aveyronnais, risquaient de dessécher leurs âmes !

Ces échappées métaphysiques n’éloignaient pas le bonhomme des problèmes plus terre à terre qu’il démêlait avec charité pour ses administrés. Efficacement et, parfois, en y ajoutant un bel humour. De nombreux témoins ont authentifié une anecdote savoureuse qui amusa la communauté. L’un des colons s’enivrait avec assez d’obstination pour que son épouse envisage une séparation. François Issaly réunit une poignée d’amis chez le couple sous le prétexte d’y fêter quelque anniversaire. Deux cabretaïres et un accordéoniste également conviés firent danser l’assemblée à grands renforts de bourrées. Soudain, le Patriarche se mit à improviser, en patois, un couplet de circonstance qui disait ceci :

 

« Remarions-les ces deux bougres

« Remarions-les car ils ne le furent pas bien

« Remarions-les et qu’ils le soient à jamais » !

 

L’histoire ne révèle pas si le buveur réussit à abandonner la bouteille pour rejoindre sa femme.

 

L’acharnement au travail des pionniers fut rapidement récompensé par des récoltes inespérées. L’un d’eux, M. Gay, enverra une missive à des amis aveyronnais et que publiera le Bulletin d’Espalion :

« Ici le foin pousse en abondance et le rendement en blé est de trente pour un ».

Les nouvelles exaltantes, reçues en Aveyron par les familles des émigrés, décidèrent une nouvelle vague de volontaires à lever l’ancre à Bordeaux au printemps 1888 pour rallier l’Argentine. Au fil de nouveaux renforts, Pigüé ne cesse de se développer. Fêtant en 1909 le vingt-cinquième anniversaire de la Colonie, Clément Cabanettes -dont la santé décline et qui se sait condamné- s’écria :

-Je suis fier, avant de disparaître, de voir triompher ma modeste initiative !

Modeste ?… Douze ans plus tard, l’agglomération compte 2500 habitants. En 1934, on en recense 8000, sans compter les propriétés dispersées dans tout le territoire initialement acquis. Rançon de cette expansion, la souche rouergate va se diluer dans un métissage de bon aloi. Peu à peu, les accents de la langue occitane, importée par les pionniers, cèderont le pas au vocabulaire hispanique. Mais on trouve bien vivantes encore, à Pigüé, les empreintes de la colonie aveyronnaise et le souvenir de Clément Cabanettes, héros visionnaire de l’épopée en terre argentine.

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