L’inconnu des égouts de Rodez
Alors que Rodez pleure ses morts et espère une paix qui n’en finit pas de se laisser désirer, un fait bien mystérieux secoue la torpeur de la ville et fait oublier, l’espace de quelques semaines, les vêtements endeuillés des femmes et les listes de plus en plus longues des Aveyronnais morts au champ d’honneur.
L’histoire est suffisamment cocasse pour mériter d’être racontée. Le 1er mars 1918, trois élèves du lycée de Rodez entendent une voix qui les interpelle à hauteur d’une bouche d’égout située à l’entrée de la rue du Touat, côté place de la Cité.
« Qui est là ? Es ieou ? interroge l’un d’eux.
-Col ieou et coussi t’appelas ? ajoute son camarade.
-M’appeli Torfumo », leur répond la voix d’outre-tombe.
Ne sachant que faire, pressés du reste par le temps, les trois compères se promettent de remettre cette étrange conversation au lendemain. En attendant, ils prennent leurs jambes et leurs cartables à leurs cous pour éviter les foudres du surveillant général.
Un feuilleton qui rassemble plus d’une centaine de Ruthénois
Le soir même, dans la rue du Touat désertée par les passants, une vieille femme qui se dépêche de rentrer chez elle à la tombée de la nuit, sursaute en entendant une voix sourde et mystérieuse qui semble l’implorer.
« Bonnes gens qui par ici passez… »
Elle s’arrête net, tourne la tête de droite et de gauche, ne voit rien. Elle croit à un mauvais plaisantin quand tout à coup, sortie des profondeurs de la terre, la même voix sépulcrale :
« …Priez Dieu pour les trépassés ! »
Son sang ne fait qu’un tour et, se précipitant sur la place, elle s’enfuit sans demander son reste. A la maison, la pauvre femme raconte sa mésaventure mais personne ne prend son récit au sérieux.
Le lendemain, vers les 10 heures, accompagnés cette fois de leur professeur de gymnastique, M. de Plos, les trois lycéens se rendent sur les lieux. Quelques minutes se sont écoulées quand ils entendent la même voix les appeler.
Une conversation rapide s’engage. C’est le début d’un feuilleton qui va tenir en haleine durant deux semaines les Ruthénois, rassemblés chaque soir devant cette bouche, parfois à plus d’une centaine.
Un espion boche susceptible de dynamiter la cathédrale ?
Au fil des jours, les supputations vont bon train. Et, dans ce cas précis, les Ruthénois donnent libre cours à leur imagination : des sceptiques, qui parlent d’hallucination ou de folie collective. Des réalistes affirmant qu’il doit s’agir d’un pauvre diable qui, s’étant trompé de chemin, est entré, un soir, dans l’égout et qui depuis erre à l’aventure. Les plus objectifs rétorquent que seul un pauvre détraqué peut trouver sous terre ses délices et son bonheur. On s’inquiète donc auprès de l’asile. Sans résultat. On parle d’un déserteur ; d’un ventriloque. Restent les plus surréalistes. Et là, c’est du grandiose ! A la vitesse de l’éclair, la rumeur se répand qu’il pourrait s’agir d’un espion boche désireux de faire sauter Rodez en plastiquant les égouts. Mais alors une question se pose : comment diable un Allemand peut-il manier notre patois avec une aussi belle dextérité et sans accent ?
Une histoire sans lendemain
Pour mettre fin à tout ce tintouin qui menace de ridiculiser la ville, la police fait une descente au cœur même des égouts. Elle ne trouve rien mais le réseau souterrain s’étend sur plusieurs kilomètres qu’il est bien difficile aux pandores de tout vérifier. Et puis, la police n’a-t-elle pas d’autres chats à fouetter !
Le 14 mars, l’Union Catholique reçoit à son siège une lettre anonyme, signée d’un mystérieux Henri, classe 1919, qui fournit la clé de l’énigme. Le journal refuse de la publier. L’affaire, qui a fait grand bruit, retombe d’elle-même. Rodez retrouve son calme et quand les cloches de l’Armistice se mettent à sonner à toute volée, le 11 novembre 1918, les égouts ont depuis longtemps évacué la voix de Torfumo en même temps que les nuisances de notre quotidien.
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