Lucy et la saga des hominidés
C’était longtemps avant l’invention de l’écriture ; bien avant les artistes de Lascaux et de Chauvet. L’homo erectus et l’homo habilis lui avaient succédé sans être toutefois ses proches descendants. Devenus bipèdes pour survivre, une capacité crânienne plus développée, les hominidés qui peuplent la vallée de l’Awash, près du Grand Rift Est Africain, s’aventurent encore à grimper dans les arbres pour se nourrir de feuilles tendres. Un péché de gourmandises qui n’est pas toujours sans conséquence. De petits corps, suspendus à des branches, tombent parfois dans le vide puis s’écrasent au sol. Sans vie.
Nul ne connaît la suite de ces corps inertes ! Abandonnés aux charognards ? Inhumer sous une maigre couche de terre après les cris d’effroi et le silence ? Et qui sait si la nature ne s’en charge pas elle-même ! Quoi qu’il en soit, des corps demeuraient. Les os s’affranchissaient de la chair, qui disparaissait. Des dépôts successifs recouvraient ses fragments osseux, les préservant. 3,2 millions d’années nous séparent d’eux. Mais en ce mois de novembre 1974, nul ne le sait ! Pas encore du moins !
La paléontologie n’est pourtant pas affaire de hasard. Encore moins d’imposture. Les fouilles entreprises, en ce mois de novembre 1974, dans la région d’Hadar (Ethiopie), s’inscrivent dans un schéma scientifique qui ne doit rien à l’aventure ni au fantasme. Qui cherche, trouve ! Depuis 1967, ce pays de la corne africaine et le territoire de l’Afar tout proche sont devenus le creuset de trouvailles permettant de remonter la lignée de nos ancêtres pré-humains. Ainsi des ossements retirés d’une falaise, vieux de 2,5 millions d’années, redonnent vie à l’Australopithecus aethiopicus. D’autre part, des restes d’animaux (éléphant et divers vertébrés), trouvés à proximité, dans la vallée de l’Awash, incitent les scientifiques à prospecter dans ce lieu propice où auraient vécu des hominidés. Des chercheurs d’os pour une ruée vers nos origines.
Tout est affaire de patience. D’obstination. Presque d’obsession. Mais avant toute chose, de préparation, réunissant paléontologues, géologues, paléoanthropologues, climatologues et que sais-je encore, pour donner du crédit à une expédition internationale regroupant Américains, Français et Ethiopiens. Il suffit d’énumérer les principaux chercheurs (Yves Coppens, Maurice Taïeb, les Américains John Kalb et Donald Johanson) pour comprendre que tout se peut. Que l’espèce humaine fera, un jour, un grand bond en arrière dans son passé. Qu’une nouvelle histoire s’ouvrira.
On raconte que le 30 novembre 1974, le squelette en 52 morceaux de Lucy est exhumé ! Foutaise ! Pensons à la longue et fastidieuse tâche qu’exige une telle recherche ! Imaginons ensuite le travail de reconstitution puis d’identification. Jour après jour. Fragment après fragment. Interrogation après interrogation. Certes, en 1972, près de ce site, Yves Coppens avait retiré de sa couche protectrice un fragment temporal ainsi qu’un genou. Cinéphile, le paléontologue lui avait donné le nom de « genou de Claire », en référence au film d’Eric Rohmer. Certes, en ce mois de novembre 1974, Donald Johanson et un étudiant, Tom Gray, mettent la main – ou le pinceau – sur un premier fragment. Un signe interprété comme annonciateur de découvertes plus importantes. Mais rien ne prouve encore qu’il s’agisse d’un seul et même hominidé. Ce n’est que quand tout fut classé et inventorié, que quand la quasi-certitude d’être en présence d’un seul et même squelette fut acquise, que quand cet hominidé d’un mètre et quelques centimètres, pesant à peine 25 kg et possédant une capacité crânienne de 450 m3 fut considéré comme une jeune femme que son prénom – sorti tout droit du hit-parade radiophonique de l’époque sous la forme d’une chanson provocatrice des Beatles Lucy in the sky with Diamonds – fit consensus. Lucy naissait dans les brumes du LSD. Ainsi fut-elle médiatisée. Honorée comme une star. Bigre ! Ne venait-elle pas de repousser nos limites de quelques centaines de milliers d’années ? Et franchement plus glamour que AL 288-1, son nom scientifique, plus destiné à un matricule de prisonnier de la prison d’Alcatraz qu’à l’héroïne de nos origines. « Tu es merveilleuse » (Dinqnesh) lui préfèreront les Africains. Oui, elle était merveilleuse Lucy. De ses ossements, on fit un squelette. De son tibia droit, du bout de son fémur gauche, d’une mandibule, des os crâniens, d’un demi-bassin et du sacrum, une femme. De cette femme, la représentante d’une espèce à l’origine de la lignée humaine. Trop vite sans doute !
Mais restons encore sur cette découverte ! Sur cette Lucy qui deviendra la vedette de L’Odyssée de l’espèce. Elle avait encore tant d’informations à nous offrir. Plus tout à fait arboricole mais déjà largement bipède. Des bras robustes propres à la propulser en haut des cimes mais également une courbure de la colonne vertébrale provoquée par sa position debout. Grimpeuse et marcheuse, Lucy s’adapte aux conditions climatiques. A la végétation. Pour se nourrir et vivre. Au prix de nouveaux dangers. Et là se pose immanquablement une question : quelles furent les causes de sa mort et donc de sa découverte ? Une question qui fait débat entre noyade et chute d’un arbre, l’anthropologue américain John Kappelmann soutenant cette dernière hypothèse à partir d’une fracture de l’humérus retrouvée lors de l’autopsie de Lucy en 2016.
Quoi qu’il en soit, la découverte était extraordinaire. Lucy détenait désormais le record du plus vieil hominidé retrouvé. Son squelette était reconstitué à 40%. Le Monde apprenait, à grands renforts de publicité, que la bipédie remontait à au moins 3 voire 4 millions d’années. A l’étonnement de la sphère scientifique succédèrent bientôt les oppositions. On débattit sur les conditions de sa mort. On supposa qu’elle put être un homme et non une femme. Qu’elle ne serait qu’une cousine éloignée et non notre grand-mère à l’origine de la lignée humaine. Querelles de spécialistes. Jusqu’à…
Jusqu’à ce que Lucy, exposée au muséum d’histoire naturelle d’Addis-Abeba, perde son rôle de première dame de l’humanité. La science qui l’avait portée aux nues la fit descendre de son piédestal après plus de vingt ans de bons et loyaux services. La faute d’abord à un kényan, Orrorin tugenensis, vieux de 6 millions d’années et à un tchadien, Toumaï ou Sahelanthropus tchadensis, vivant il y a 7 millions d’années, découvert en 2001. Des prétendants, cependant, qui n’ont pas réussi à occulter la place de Lucy dans l’esprit des gens et dans les livres scolaires. Car si Lucy n’est pas notre plus ancienne ancêtre, elle a permis de sortir l’anthropologie du cercle restreint des spécialistes pour mieux nourrir notre perception de l’origine de l’humanité. C’est en ce sens que nous restons suspendus à sa découverte !
A la Science, qui ne se lasse jamais, de remonter à la source de notre grand show. A cette mise en scène qui fit nous séparer des grands singes. Car il n’est pas de traces qui ne puissent être un jour exhumées !
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