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Marie-Anne Talabot. Le destin doré d’une petite bonne

A Marseille, au cœur d’un terrain de quinze hectares, dressé sur la corniche, se dresse « le Roucas Blanc », hôtel particulier imposant aux allures de château. C’est dans ce lieu, au milieu du XIXème siècle, que vivent Paulin et Marie-Anne Talabot. Tout semble réussir à ce brillant polytechnicien, fasciné par l’invention du chemin de fer à l’inverse d’Adolphe Thiers, de Guizot ou d’Arago qui ne croît pas à la Bête Noire et craignent ses méfaits. D’abord responsable de l’exploitation du canal qui relie Beaucaire à Aigues-Mortes, l’ingénieur se lance d’abord avec deux collègues, dans le projet d’un tronçon ferroviaire qui relie le bassin minier du Gard à Beaucaire, via Nîmes. Rondement mené dès 1840, son succès attire l’attention des financiers : le baron de Rothschild et le banquier Pereire décident d’aider le trio à prolonger la ligne au-delà du Rhône. Ainsi naît le nouveau tronçon reliant Avignon à Marseille. Ville dans laquelle Paulin Talabot décide désormais de résider.

Loin de la cité phocéenne, à Saint-Geniez d’Olt, dans l’Aveyron, la révolution industrielle naissante met à mal les vieux ateliers de tissage qui assurent la prospérité de la cité marmotte. Un drame pour les six cents artisans et pour le couple Savy qui ne supporte pas cette soudaine misère, laissant orpheline la petite Marie-Anne, âgée de cinq ans en 1827. Bénéficiant d’un secours aux indigents et d’une scolarité gratuite de la part de la municipalité, la jeune marmotte est encore adolescente lorsque le hasard la conduit à Marseille pour servir comme « petite bonne » dans la maison de… Paulin Talabot. L’ingénieur quadragénaire apprécie vite le sérieux et la vivacité de sa servante sans oublier l’éclat de ses dix-huit printemps. Quant à Marie-Anne, elle est fascinée par la prestance de cet homme qui porte beau et bien, tout en sachant qu’un monde les sépare. Débute alors un véritable conte de fée !

Le couple, qui a savouré ses premiers moments de bonheur dans la discrétion, se marie le 11 novembre 1857. Mariage brillant face au Tout-Paris de l’époque. Contre toute coutume, les époux jugent inutile d’établir un contrat de mariage !

Elle a trente-cinq ans. Et lui vingt-trois… de plus.

Les affaires de Paulin Talabot prospèrent.

Son échec pour obtenir la construction du canal de Suez est compensé par la fondation de la célèbre compagnie PLM (Paris-Lyon-Méditerranée), fleuron du rail français jusqu’à sa nationalisation. A l’hôtel particulier du Roucas Blanc à Marseille, mais aussi rue de Rivoli à Paris ou à Condat, près de Limoges, lieu d’origine de son mari, Marie Talabot – qui a perdu son second prénom lors de la publication des bans de la mairie du Ier arrondissement – gère les réceptions qui favorisent les relations d’affaire de son mari. La maîtresse de maison rivalise  d’élégance et de charme, séduisant tout son monde.

Rien ne semble arrêter l’élan irrésistible du vaillant entrepreneur. L’aventure ferroviaire lancée à toute vapeur en France, jamais rassasié même parvenue la soixantaine, Paulin Talabot s’intéresse à la construction du chemin de fer algérien tout en développant les docks de Marseille. Jusqu’au jour où, à près de quatre-vingt ans, un accident à une jambe nécessite l’intervention chirurgicale. Un abus de chloroforme durant l’anesthésie provoque une quasi-cécité du patient. Entouré des soins affectueux de Marie, Paulin Talabot gèrera encore quelques affaires jusqu’à son décès, au château du Roucas, le 21 mars 1885.

Paulin Talabot a amassé une immense fortune qu’il lègue à son épouse. Dix-sept mois après son veuvage, elle dépose un testament chez Me Raynaud, son notaire marseillais. Faute de descendance directe, Marie Talabot désigne son neveu Paul Savy (elle orthographie bizarrement Saby sur ce document) comme légataire universel… « à charge pour lui d’exécuter mes volontés au sujet des legs que je vais faire », précise-t-elle. Suit une liste impressionnante de bénéficiaires, pour la plupart des gens modestes, à commencer par ses nombreux domestiques. Preuve que Marie ne renie pas sa condition initiale et n’oublie rien de la fin misérable vécue par son père : « Je donne et lègue à l’Hospice des vieillards de Saint-Geniez, la somme de 100.000 francs ». Une fortune pour l’époque !

Une belle somme est également affectée à l’édification de sa dernière demeure que son neveu fait réaliser, après le décès de sa tante, sur un éperon rocheux dominant la cité marmotte. Œuvre de l’architecte Lucien Magne, trois volées d’escalier en terrasse donnent accès au tombeau orné de bas-reliefs dus à Denys Puech. Le sculpteur rouergat a réalisé l’ouvrage dans son atelier parisien, y compris la statue surmontée d’un clocheton qui couronne l’ensemble monumental. Le tout est édifié dans la capitale et réparti dans cent-soixante caisses pour rallier l’Aveyron. Une douzaine de wagons est nécessaire pour assurer le transport de ce puzzle de pierre et de marbre.

Le monument est inauguré le 27 octobre 1892, trois ans après le décès de Marie-Anne, en son château du Roucas Blanc, emportée par une fluxion de poitrine à l’âge de soixante-sept ans.

L’hebdomadaire Le Bulletin d’Espalion relate longuement la cérémonie. Le maire, M. Lambel, y prononce un émouvant discours, ainsi conclu :

« Ce deuil est aussi le nôtre, car madame Talabot a voulu reposer près des siens. Sa dernière pensée a été pour nos pauvres : notre hospice de vieillards, notre asile d’orphelins. Vivre dans le souvenir des malheureux, c’est en quelque sorte, vivre indéfiniment… ».

Ce qui n’empêche pas la rumeur de courir à propos de l’emplacement choisi, certains y voyant la conséquence d’une vengeance de Marie-Anne Talabot vis-à-vis de ses compatriotes : « Ils n’ont pas voulu me recevoir vivante, ils me contempleront à jamais morte » !

A lire :

MERCADIE, Louis, Marie Talabot. Une Aveyronnaise dans le tourbillon du XIXe siècle, De Borée, 2013

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