Raspoutine. « Messager de Dieu » ou « mauvais ange » ?
Le corps finit par s’effondrer sur le sol, ressemblant à une baleine échouée. Un corps empoisonné puis ensanglanté par quatre balles de revolver qui viennent d’avoir raison de cette force herculéenne et de ce pouvoir mystique qui irradiait jusque dans l’esprit et le cœur des femmes.
Le prince Ioussoupov, neveu du tsar Nicolas II, peut enfin souffler. Le prophète maléfique n’est plus, à ses pieds, qu’une flaque de chair immonde. Un cadavre puant qui sera bientôt jeté dans les eaux glacées de la Neva. Nous sommes le 17 décembre 1916. Grigori Iefimovitch n’est plus. La Russie vient de se débarrasser de l’homme le plus adulé et le plus exécré de l’Empire : Raspoutine.
L’incertitude sur sa date de naissance, entre 1863 et 1872, laisse déjà planer le mystère. Au village de Pokrovskoïe, en Sibérie, le gamin qui soigne les animaux et les guérit, n’est plus un enfant mais un être investi d’une mission. A 19 ans, guidé par une vision, il suit des moines errants et se fait pèlerin jusqu’au mont Athos, en Grèce. De retour sur ses terres, il réussit à s’introduire dans la secte des moines-flagellants, un ordre qui préconise la débauche comme une épreuve purificatrice précédant la rédemption. Satisfaire ses sens et ses pulsions convient parfaitement à Raspoutine dont l’appétit sexuel est sans limites. Qui plus est quand il possède cette faculté de pouvoir lire dans les pensées et connaître les intentions de ses interlocutrices.
Tant de légendes et de rumeurs courent sur le compte de Raspoutine le débauché. Ne dit-on pas qu’il profite de sa situation auprès de la famille impériale pour s’introduire dans les monastères et déflorer les jeunes religieuses ? Qu’à l’instant précis de sa mort, les esprits des nonnes laissèrent libre-cours à des débordements obscènes, indignes de leur serment religieux.
Cependant, Raspoutine n’est pas qu’un dévoyé affamé de sexe. Intelligent et persévérant, il est convaincu d’être « une étincelle de Dieu ». Sa force de persuasion et le magnétisme qui se dégage de son regard exercent une influence considérable sur la famille impériale qui le vénère depuis qu’il a soigné un tsarévitch atteint d’hémophilie.
« Encore une fois je l’ai sauvé, écrit-il, et je ne sais pas combien de fois je le sauverai encore… mais je le sauverai pour les bourreaux. A chaque fois que j’embrasse le tsar, la Maman, les filles et le tsarévitch, mon dos est parcouru par un frisson de terreur. C’est comme si dans mes bras je serrais des cadavres… Et alors je prie pour ces gens car je sens que, dans cette Russie, ce sont ceux qui en ont le plus besoin. Et je prie pour toute la famille Romanov car sur elle descend l’ombre d’une longue éclipse. »
Exécré par ses ennemis, qui l’accusent d’être un espion à la solde de l’empereur allemand Guillaume II et qui combattent ce moujik sale et puant comme un bouc, Raspoutine réussit à conserver son pouvoir démoniaque sur la tsarine, malgré des périodes de disgrâce durant lesquelles il retourne en Sibérie.
Son implication dans les décisions du pouvoir reste encore floue. En 1909, il tente vainement de convaincre le tsar de ne pas entrer en guerre dans les Balkans. Les années suivantes, il s’oppose au premier ministre Stolypine qui engage la Russie dans un processus de profondes réformes. Il prédit même sa mort prochaine qui intervient, en effet, quelques mois plus tard, en septembre 1911. Voyant, zélé anticipateur de l’Histoire ou brillant manipulateur des esprits ? Raspoutine est un peu tout cela. Ces prédictions, notamment, dans un verbiage mystico-religieux, offrent de multiples interprétations. Quand il prophétise le futur effondrement de l’Empire et de la monarchie comme la conséquence de son élimination, Raspoutine ne fait qu’assurer sa protection auprès des Romanov et stigmatise l’action de ses opposants au sein même de la noblesse russe.
« Je sens, écrit-il, que je vais quitter la vie avant le premier janvier… Si je suis tué par des assassins ordinaires, et spécialement par un frère paysan russe, toi, tsar de Russie, tu n’as rien à craindre pour ton trône et ton pouvoir, tu n’as rien à craindre pour tes enfants qui règneront pendant des siècles. Mais si je suis tué par des nobles, s’ils versent mon sang qu’ils ne sauront effacer pendant vingt-cinq ans, ils devront quitter la Russie… Si tu entends la cloche sonner le glas de Grigori, sache que si c’est l’un des tiens qui a provoqué ma mort, personne des tiens, aucun de tes enfants ne vivra plus de deux ans. Ils seront tués par le peuple russe. »
Une autre fois, dans une adresse au tsar, il proclame : « Je mourrai dans des souffrances atroces. Après ma mort, mon corps n’aura pas de repos. Puis tu perdras ta couronne. Toi et tes fils vous serez massacrés ainsi que toute la famille. Après, le déluge terrible passera sur la Russie. Et elle tombera entre les mains du Diable. »
Cet effondrement de l’Empire russe, le docteur Encausse (Papus) l’avait annoncé à l’impératrice dès 1915 : « Au point de vue cabalistique, Raspoutine est un vase pareil à la boîte de Pandore et qui renferme tous les vices, tous les crimes, toutes les souillures du peuple russe. Que ce vase vienne à se briser et l’on verra son effroyable contenu se répandre aussitôt sur la Russie. »
Raspoutine et Encausse ont vu juste mais la guerre ne porte-t-elle pas depuis plusieurs mois les ferments d’un chaos généralisé qui verra les ténèbres tomber sur Saint-Pétersbourg. « Lorsque son nom sera changé, insiste Raspoutine, l’empire sera fini. Et lorsque son nom sera encore changé, sur l’Europe entière la colère de Dieu sera sur le point de se déchaîner. Reviendra Pétersbourg lorsque le soleil aura cessé de pleurer et que la Vierge de Kazan ne sera plus là. Saint-Pétersbourg sera la capitale de la nouvelle Russie et de ses entrailles sera enlevé un trésor qui sera porté sur toutes les terres de la Sainte-Mère. »
Le 22 mars 1917, le gouvernement révolutionnaire brûle ce qui reste du corps de Raspoutine et disperse ses cendres pour éviter toute vénération future sans toutefois que l’ambivalence du personnage ne cesse d’intriguer, perpétuant un mythe construit à partir de légendes et de prétextes à mettre sur son seul être les heurs et malheurs à venir de son peuple.


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