V- Ce petit matin-là

Voici la rivière. Là où tout commence. A la source de l’affaire. Nous sommes le 20 mars 1817. Anne Salacroup avance sur le sentier boueux qui mène, le long de l’Aveyron, du Monastère Saint-Sernin au hameau de Layoule, sous Rodez. Sa démarche est lente, précautionneuse. Ses sabots collent à la terre. Manquerait plus que de tomber ! Anne Salacroup est l’épouse du tailleur Jean Puech. Vêtue d’une robe surmontée d’un tablier, lui-même recouvert d’un épais gilet de laine, elle monte en ville à la pointe du jour. Elle connaît parfaitement le chemin. Le froid vif de la nuit mêlé à la fraîcheur de la rivière pique ses doigts fendus de crevasses. Anne Salacroup est blanchisseuse. Passé le moulin des Attizals, elle approche du moulin des Besses. A main gauche, un sentier s’élève vers la cité encore endormie : la côte des Besses. Parsemée de petits jardins et de cabanons à flanc de coteau. Un chemin de rapine pour gagner plus vite le centre-ville. Mais cette fois-ci, la femme Salacroup n’ira pas plus loin. Les cloches de la cathédrale sonnent six heures. La rivière est encore sombre mais elle distingue, collée à la berge, une masse flottante qui ressemble à un corps. Qui est un corps ! La blanchisseuse est une femme de caractère. Sans cris, sans frayeur, elle s’approche. Manque de heurter la souche d’un frêne. L’eau est calme. Une bise légère caresse les feuillages, dissipant les ultimes voiles de brume suspendus sur la rivière. Le corps, celui d’un homme. Aux vêtements, celui d’un bourgeois. Anne Salacroup sait mieux que quiconque distinguer ce type de détails. Elle est blanchisseuse. Ce qui la frappe d’emblée : ses mains liées dans le dos. Un noyé accidentel ne meurt pas ainsi. Anne Salacroup comprend déjà que l’homme qui flotte sur le ventre, sa tête baignant dans l’eau, ce corps inerte qui doucement se balance au fil du courant, accroché à des branchages retenus sur la berge, est un corps meurtri. Un corps assassiné.

Guillaume Foulquier sait tout de la rivière. Cinquante ans qu’il vit à son crochet. A son rythme. Au fil de l’eau. Guillaume Foulquier est meunier. De père en fils aux Besses. Comme on devient notaire ou noble. Mais lui n’a pas acheté la charge. Juste un héritage et de la sueur au front. Au moment où il aperçoit Anne Salacroup gesticuler dans sa direction, il finit de pisser sur la chaussée du moulin. Soulagé. Une centaine de mètres le sépare de la blanchisseuse. Il se précipite. Hèle ses ouvriers de le suivre.

A 6 heures 11 minutes… peut-être quelques secondes. Qu’importe ! Huit mains solides agrippent, qui ses chevilles, qui le dessous de ses bras et tirent le noyé sur la berge. Ça pèse un noyé. Et puis ça dégouline de partout. C’est à la fois inquiétant et fascinant. Guillaume Foulquier retourne le corps, allongé dos contre terre. Les morts doivent regarder le Ciel. La Lumière. Non les ténèbres. Sa figure apparaît, figée dans un rictus d’effroi. Une entaille béante, aux chairs déjà blanchies par l’eau, traverse sa gorge. Guillaume Foulquier pousse un cri : « Le procureur Fualdès » !

 

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*    *

 

Il faut écrire ce qui s’est ensuite passé. Ces minutes, exclues des rapports de gendarmerie et des procès-verbaux des témoignages, mais qui forgent d’emblée dans les esprits, une impression. L’enfantement de la rumeur.

Ce petit matin-là. Même jour, même heure. Rue des Hebdomadiers, à quelques claquements d’ailes des pipistrelles de la cathédrale. Rue étroite. Sombre. Dépourvue d’un manteau de lumière. De jour et de nuit. Une voie pourtant pas plus mal famée que d’autres. Autrefois – c’est-à-dire avant que l’absolutisme tombe cul par-dessus tête – habitée par des prêtres assurant un service religieux hebdomadaire à la cathédrale. Désormais, quelques hôtels particuliers. De petits entrepôts. Surtout des maisons. Modestes. A deux étages. Trois tout au plus. Au 605 de cette rue, la maison Vernhes. Propriétaire du lieu. Loueur sans vergogne. Jusqu’à la plus petite dépendance. Jusqu’au plus étroit cabinet. Mais après tout qui songerait différemment ! Un rez-de-chaussée. Deux étages. Un chien assis s’ouvrant sur le grenier. De quoi loger du monde et encaisser quelques mitrailles subsidiaires. Ainsi trouve-t-on au plus haut Antoine et Rose Palayret. Tous deux travailleurs de terre. C’est dire que le couple ne baigne pas dans l’argent. Qu’une seule pièce leur suffit. Lit, table, chaises boiteuses. Vaisselles dépareillées. La pouillerie qui chaque jour leur mord les pieds. Au-dessous. Premier étage. Le couple Saavedra. Don Saavedra ! Visage froid de l’ancien alcalde de Léon qu’il se prétend avoir été. Réfugié espagnol arrivé en 1813 avec les troupes napoléoniennes. On imagine un parcours obscur. Fait de compromis. Peut-être d’allégeance. De collaboration. Respecté Don Saavedra pour son titre. Mais rien ne transpire hormis ce qu’il veut bien en dire. Et en espagnol, ce qui limite toute curiosité. Enfin, de l’autre côté du mur vit une femme seule, Marianne Ducros. Anonyme.

Tout en bas, il y a surtout les Bancal. Visez comme l’article est déjà péjoratif ! Soupçonneux ! Transgressant toute moralité ! Antoine Bancal. Maçon de son état. Journalier à l’occasion. Cinquantaine insignifiante. Sa femme, Catherine Burguière. Blanchisseuse. A voir son visage sur les lithographies du temps, un curieux sentiment de pitié et d’effroi nous saisit. Est-il possible de si grandes différences dans les traits ? Dans l’expression ? Qui font d’un visage sans attrait – front couvert, cheveux et sourcils châtain clair, nez pointu, visage ovale et maigre, yeux roux, bouche moyenne – le masque hideux d’une créature vouée au péché. Et donc au crime. Et donc à l’infamie.

Avec ça, une flopée de gosses ! Trois garçons en bas âge et deux filles. L’aînée, Marianne. 19 ans. Serveuse à l’occasion. Quelques fifrelins supplémentaires pour le foyer. Les trois gniards couchent au rez-de-chaussée. Même lit. Mêmes draps. Magdeleine (9 ans) et Marianne, au-dessus du couloir d’entrée. Second étage. Du moins quand la chambre n’est pas occupée. C’est qu’il faut vivre. Car plusieurs fois par semaine, la femme Bancal loue la chambre à quelques soldats flanqués de gourgandines. Alors on se serre comme on peut au rez-de-chaussée. Les mauvaises langues racontent que la petite Magdeleine et sa sœur serviraient parfois… Bref ! Il faut bien payer le loyer à ce fripon de Vernhes. Du moins jusqu’en juin. Car les Bancal songent à partir. Pour trouver moins cher. A quoi tient parfois d’être mis hors de l’histoire. D’éviter de sombrer dans l’abîme.

Une fois franchi le couloir d’entrée, une cour. Un puits au centre comme dans la plupart des maisons de la ville. En face une écurie, surmontée de deux pièces. L’une sert de chambre à Marie Bedos, fileuse. L’anonymat de la misère lui a appris la compassion. Elle loge la nuit dans son réduit une mendiante. Et puis, voisinant, Anne Benoit et Jean-Baptiste Collard. Ces deux-là vivent à la colle depuis deux ans. Elle : blanchisseuse. Un visage tout en rondeur. De la timidité dans son regard. A moins que ce ne soit de la tristesse. Lui : un gaillard qui n’a pas froid aux yeux. Ancien soldat au bataillon du train. Le genre protecteur sur la cicatrice frontale duquel Anne Benoit a planté son regard de midinette.

Et contigüe, confrontant le mur de l’écurie, la maison d’Antoine-Bernardin Fualdès.

Ce petit matin-là, donc. Tandis que Catherine Bancal puise l’eau au puit de la cour ; tandis que Jean-Baptiste Collard s’en va se louer à la journée dans les fermes voisines ; tandis que Don Saavedra, assis dans un fauteuil usagé, se réfugie dans ses souvenirs ibériques et qu’Anne Benoit chantonne, fenêtre de sa chambre ouverte, trois coups résonnent à l’huis de la porte du commissaire Marie Antoine Constans.

 

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– Qui va ? tonne l’officier de police, visiblement de mauvaise humeur d’être réveillée par sa servante. Une habitude chez lui. D’autant plus quand notre homme se couche à pas d’heure. Et pas seulement pour une tournée de surveillance des tripots de la ville. Le lecteur comprendra.

– Un garçon est là qui veut vous entretenir d’une affaire importante.

– A cette heure matinale ? grommelle-t-il en se levant lourdement avant d’enfiler ses chausses. L’affaire a intérêt d’avoir de l’importance sinon…

– Un grand malheur, monsieur le commissaire, répond une voix forcément intimidée.

– Eh bien alors, parle ! fait-il au gamin qui se tient devant lui, triturant avec anxiété sa casquette.

– Le procureur, M. Fualdès, vient d’être retrouvé, flottant dans l’Aveyron. Mon maître, le meunier Foulquier, a pensé qu’il était bon de vous avertir.

– Noyé, le procureur Fualdès ! s’exclame Constans.

– Enfin, noyé, oui monsieur le commissaire. Mais pas seulement.

– Enfin, vas-tu me dire, salopiot !

– Egorgé ! Selon les dires de mon maître. Une belle entaille, à c’qu’on dit.

– Manquait plus que ça !

Toutefois, si Marie Antoine Constans n’est pas du genre à perdre sa constance dans une affaire qu’il estime déjà fort délicate, sa rigueur de fonctionnaire l’oblige à renvoyer le gamin.

– File voir le commandant de gendarmerie Daugnac. C’est à lui ainsi qu’au juge Teulat qu’appartiennent les premières constatations !

Sur la place de la Cité, à peine sorti de son assoupissement nocturne, les pas du commissaire croisent les chuchotements et les regards suspicieux des quidams déjà avertis de l’affaire.

« Ceux-là tiennent déjà leur coupable, maugrée-t-il sans les saluer. Des loups prêts à se jeter sans vergogne sur la moindre rumeur. Décidemment, cette ville pue le règlement de comptes. »

Au commissariat, autour duquel quelques badauds n’ont pu s’empêcher de venir cueillir quelques informations propres à circuler en ville, l’affaire a déjà pris un tournant accusateur. Sur son bureau, Marie Antoine Constans découvre, effaré, la canne à pommeau d’argent dont il ne fait aucun doute qu’elle appartient au procureur ainsi qu’un « mouchoir à nez » brodé de deux initiales « A B ».

« Deux pièces qui nous ont été ramenées ce matin, intervient son adjoint, trouvées par un habitant à l’angle de la rue des Hebdomadiers et du Terral. Un guet-apens, sans aucun doute, qui aura mal tourné. »

Le commissaire n’est pas homme à se hâter de suppositions. Toutefois, une sourde inquiétude perce son esprit quand un agent de police pénètre dans son bureau :

« Le maire de Rodez, M. Delauro, vous ordonne de vous rendre à la mairie de Rodez à propos de cette affaire dont tout le monde parle. »

 

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*     *

 

Le plan de Rodez résume l’histoire d’une double vie. Celle de la séparation entre les comtes de Rodez et les évêques jusqu’au XVIIe siècle. Au premier, la partie sud de la ville centrée autour de la place du Bourg, ses beaux hôtels particuliers de bourgeois enrichis par le commerce ; au second, la place de la Cité, plus austère à l’ombre du clocher de la cathédrale. Des hôtels, des commerces. Peu de maisons de cachet. Entre les deux, une porte fermée la nuit pour éviter toute intrusion. Un découpage administratif mais surtout économique, chacun voulant tirer parti des richesses entrant et sortant de la ville. Rien de tout cela en 1817 mais le passé a la vie dure.

Chez les Fualdès, l’inquiétude est montée d’un cran bien avant le lever du jour. Qu’Antoine-Bernardin s’attarde dehors une partie de la nuit n’étonne plus Marianne Fualdès qui s’est fait une raison sur le goût prononcé de son époux pour les jeunes femmes. Mais qu’il ne soit pas rentré au petit matin l’étonne fortement. Ce n’est pas dans ses habitudes de découcher. Coureur de jupons certes mais des principes et des règles qui permettent de garder la tête haute en société. D’ailleurs, femme et époux dorment toujours ensemble.

Attendre encore ne ferait qu’augmenter l’angoisse qui n’a cessé de monter les heures passant. Aussi envoie-t-elle dès potron-minet son domestique, Guillaume Estampes, chercher l’ami de toujours, François Sasmayous, ex-percepteur des contributions à Rodez. Ce dernier, qui a passé la soirée chez Fualdès à jouer aux cartes avec Marianne Fualdès et l’avoué Bergounian, s’étonne. C’est alors qu’ils reviennent par la place de la Cité qu’ils perçoivent une discussion qui les laisse sans voix :

– Paraît que l’ex-procureur Fualdès a été retrouvé dans l’Aveyron !

– Comment est-ce possible ?

– Egorgé ! Faut pas chercher bien loin qui a fait le coup !

– Chut ! Malheureux ! Il est des choses à ne pas dire !

C’est une chose étrange que d’apprendre une vérité que l’on s’évertue à repousser. Mais qui finit par s’imposer. Comme un rideau qui se lève et s’ouvre sur un nouvel acte. Une nouvelle scène. Sasmayous a choisi le plus court chemin de cette vérité. Avec empathie tout de même.

– Votre mari est mort, ma pauvre amie. Au bruit courant déjà en ville, égorgé, son corps flottant dans l’Aveyron.

– Mon Dieu ! Le pauvre homme sera tombé dans un guet-apens en sortant à la nuit tombée. Je lui avais pourtant bien dit de prendre une bougie.

A cet instant, on imagine des larmes. Un début d’évanouissement. Peut-être bien un abandon. Puis, comme un vent léger effaçant les derniers filaments de brume,  une fois  passé le moment de stupeur, Marianne Fualdès se reprend. C’est ce que l’on appelle la dignité. Et l’on s’organise.

– Faites appeler mon fils, Didier Fualdès, afin qu’il veuille bien me rejoindre. Guillaume se rendra à Lentat dès ce matin. En attendant des nouvelles des autorités à propos de mon malheureux époux. Ce qui ne saurait tarder !

 

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*     *

 

Au même moment, moulin des Besses. Outre les premiers témoins et hormis quelques curieux de hasard, il y a là le juge Teulat, le lieutenant de gendarmerie Daugnac et deux de ses hommes. Descendus précipitamment : les docteurs Rozier et Bourguet. Le premier, médecin. Le second, chirurgien. Des hommes de l’art. A leurs pieds, le corps d’Antoine-Bernardin Fualdès. Bourguet, le premier, se penche, sectionne la cravate du procureur, découvrant l’effrayante entaille privée d’une seule goutte de sang. Le chirurgien relève la tête :

-La blessure très profonde a dû nécessairement amener la mort prompte du procureur.

-Un instrument tranchant, comme un couteau ou un mauvais rasoir, renchérit son collègue. Regardez !

Daugnac et ses deux hommes se penchent. Le juge Teulat reste de marbre. Non pas qu’il soit insensible. De telle blessure, il en a vu d’autres. Pire encore, il a vu des têtes tombées sur la place du Bourg au temps de la Terreur. Non ! A la cause du décès, il préfère penser déjà aux conséquences. Aussi ne s’attarde-t-il pas sur le lieu.

– Allons ! ordonne-t-il au lieutenant Daugnac. Nous n’apprendrons rien de plus ici. Faites remonter le corps jusqu’à la maison des Maçons.

Les premiers rayons du soleil éclaboussent la dentelle rosée du clocher de la cathédrale. Lorsque le funèbre cortège débouche sur le boulevard, au sommet de la côte des Besses, la fulgurance de la rumeur a déjà essaimé à travers rues et ruelles ; estaminets et boutiques. En une procession de mots, d’images et de détails sans cesse exagérés. A voix hautes comme quelqu’un qui sait ou en bruissements méfiants parce qu’il ne faut jamais trop en dire. Sait-on jamais !

 

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La rumeur est une bête jamais rassasiée. Rues, alcôves de salons, chuchotements, psst… psst…, la nourrissent à volonté. Lui donnent de la consistance. Du corps. Construction de l’évidence. La rumeur est anonyme, diffuse. Mais désigne le coupable. Lequel, en l’occurrence, se nomme Joseph Bastide.

Regardons les témoignages sur son emploi du temps de la veille et du 20 mars. Ils sont effarants. Basés sur les à-peu-près ; les on-croît ; les ouï-dire. Visions et heures parcellaires. 6 heures et demie du soir : Bastide quitte Rodez. 7 heures : vu en même temps au faubourg et place de la Cité. Entre 7 et 8 heures : l’homme est aperçu sur son domaine de Gros. Même heure : le voici à Rodez, à 5 kilomètres de sa propriété. Vers 8 heures : Bastide est signalé au faubourg. Et ainsi de suite le lendemain matin où son ombre semble naviguer d’une rue à l’autre. De place en place.

Averti, chacun veut savoir ce qui s’est passé. Voir de visu le corps exsangue du procureur. Se l’approprier pour mieux en parler. Des certitudes pour amplifier la rumeur. D’abord, avant la maison communale, devant la maison des Maçons, près du couvent de la Providence, à la demande des Frères, Fualdès faisant partie de la Loge « La Parfaite Union ». Chaque arrivée, chaque départ provoquent murmures, supputations et présomptions. Autorités et proches amis se succèdent. Et puis arrivent de nouveau le docteur François Rozier et le chirurgien Guillaume Bourguet venus pour affiner leur rapport. La foule s’écarte. Bruisse de chuchotements. Un crime d’amateur, voilà ce qui les frappe tout d’abord. Une large blessure au cou réalisée par un instrument tranchant en l’appuyant fortement et en sciant, vu la section irrégulière des téguments et la meurtrissure de l’intérieur de la blessure.

A partir de là, tout Rodez peut commencer son enquête !

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