20 juin 1936, Comme un air de vacances
Regardons tout d’abord deux clichés. La vraie vie est là, saisie par Capa et Doisneau. Ne négligeons aucun détail. Au premier plan, allongée dans l’herbe folle d’un jour d’été, une jeune femme fixe l’objectif. Léger sourire. Caraco blanc et longue jupe noire. A son côté, une camarade sommeille, bras derrière la tête. L’homme, à l’arrière-plan, casquette vissée sur son crâne, se détourne de l’appareil, regard lointain et pensif. Il n’y a ni mouvement, ni activité. Seulement le temps présent qui s’écoule. Loin de ces images exaltant le travail agricole. Un monde, ici, est en train de naître. Un monde dans lequel le travail n’est plus l’exigence suprême et quotidienne. Le droit au repos supplante le devoir au travail.
Le cliché de Doisneau est différent. Il tire sa puissance de l’enthousiasme, de la force et de la plastique des corps de ces jeunes gens et de ces jeunes filles descendant en canoë la Dordogne. Un air de liberté et d’insouciance. Il suffit de regarder ces deux clichés pour comprendre qu’on aimerait leur ressembler.
Nous sommes en 1936. Tout semble léger. Et pourtant… D’autres clichés auraient dû nous alerter. En Espagne. En Italie. En Allemagne. C’est étrange cette similitude entre la photographie de Doisneau et ces images de propagande nazie mettant en avant la force de la jeunesse allemande. Même jeunes gens. Même allure sportive. Seule diffère le but à atteindre.
« Tout est possible » dira le socialiste Maurice Pivert. Oui, tout sera possible, même jusqu’au tréfonds de l’horreur. Mais personne n’y croit ! Ou plutôt, personne ne veut y croire ! Ou presque. Une sorte d’insouciance collective s’est emparé de la France devant les périls à venir. La France a peur mais elle se cache dans la ferveur, la générosité et l’émancipation. Et, finalement, n’est-ce pas cela le Front populaire : un ciel bleu entouré de nuages épais. Un frêle instant de liberté et de bonheur flottant entre deux houles. Un plein d’amour entre deux agonies. Une illusion romantique.
Mais revenons un pan en arrière. La crise économique est une dévoreuse de démocratie. Un virus qui attaque les plus fragiles édifices. Déjà, l’Allemagne et l’Italie ont basculé dans une frénésie totalitaire et belliqueuse. Les tentations sont grandes de les imiter. D’y trouver refuge. Il suffit parfois d’un signal. Mais la France, c’est différent. C’est du solide. Du béton républicain, né de 1792 et de 1871. Mais c’est vite oublié les vacillements de son histoire. Un bouc-émissaire peut faire l’affaire. Alfred Dreyfus sait de quoi on parle. L’escroc Stavisky et le scandale du crédit municipal de Bayonne (239 millions de faux bons mis en circulation) serviront de détonateur. Trop, c’est trop ! La presse d’extrême droite se déchaîne. Les éditoriaux sont des appels aux actes. A renverser la « Gueuse ». Le 6 février 1934, tout ce que l’extrême droite compte de partisans afflue dans les artères parisiennes, face à l’Assemblée nationale, symbole de l’incurie de la IIIe République. La nuit est lourde de violence et d’émeute. Les lames des rasoirs luisent. Des chevaux vacillent, coupés au jarret. Flux et reflux finissent par mourir au petit matin donnant à voir une France se lever avec la gueule de bois. Ces petits matins où l’on se rend compte qu’il suffit de quelques heures pour que tout change.
Alors il se leva un grand vent de solidarité républicaine. De réaction populaire pénétrant les corps. Réveillant les consciences endormies. Libérant les mots. Alors, ce 12 février 1934, dans les rues envahies, on se tient par les bras. L’unité de l’action par-delà les rivalités idéologiques. Regardez-les, ces hommes et ces femmes, cette marée humaine envahissant la place de la Nation, comme ils portent le récit de la France républicaine.
Dès lors, on dit que le Front populaire est né du 12 février. Que les partis de gauche ont épousé ce mouvement antifasciste. Mais le mythe ne tient pas devant la réalité quand la sincérité du peuple s’efface devant l’égocentrisme des partis. L’Histoire ne se suffit pas d’un décor de carton-pâte. Relisons cet extrait du discours du dirigeant communiste Maurice Thorez, prononcé le 8 mars 1934 : « Chaque communiste, de Calais à Saint-Denis et Marseille, est fermement convaincu de la nécessité de renforcer la lutte contre le parti socialiste dont les dirigeants falsificateurs n’empêcheront pas les progrès du front unique à la base et la victoire des travailleurs. »
Il illustre la division idéologique profonde entre communistes et socialistes depuis leur séparation du Congrès de Tours en 1921. Toutefois, la politique est faite de méandres de circonstances. De liaisons éphémères. De stratégies subtiles. La véritable politique ne se dessine pas dans les discours. Elle s’élabore dans les secrets d’alcôve. A moins d’émaner d’un seul homme. Staline, « le petit père des peuples », a ordonné. Thorez et le P.C.F. doivent s’exécuter. Les ennemis d’hier seront les partenaires de demain. Tant pis pour le reniement. Les idéologues du parti trouveront bien quelques solides arguments pour rallier les sceptiques. Maurice Thorez a du coffre. Il parle le langage des ouvriers. Il est issu de leur moule. Il ne peut les tromper.
A son côté, désormais, défilent Edouard Daladier et Léon Blum. Communistes, socialistes et radicaux main dans la main. Oubliées les tensions. Les divergences. Les coups bas et les coups de poing. Les meetings chahutés. On se prend même à rêver du « grand soir ». « Tout est possible » ! Mais comment peut-on croire à ce qui n’est qu’une alliance de la carpe et du lapin ? Comment peut-on penser à une convergence entre la dictature du prolétariat et la propriété privée chère à la classe moyenne ? Edouard Daladier n’est pas dupe. Il a toujours su jongler avec les alliances pour accéder au pouvoir. Maurice Thorez est trop vieux routier de la politique pour y croire. Et Léon Blum dans tout cela ? L’humaniste, compagnon de Jaurès, a inventé bien avant Mitterrand, « la force tranquille ». « L’évolution révolutionnaire ». Sous son large feutre, sa moustache de grand-père tranquille et son regard pétillant derrière d’épaisses lunettes ouvrent les portes d’une réconciliation dont on ne connaît ni la durée, ni la portée.
Le Front populaire, celui qui sort victorieux des urnes, celui qui fait face et qui permet de rassembler sans trop s’engager, se construit par épisodes. Des morceaux de puzzle qui s’agglomèrent les uns aux autres mais dont la structure reste fragile. Un fil tendu qui peut rompre à chaque instant. D’abord il y eut donc les résultats des élections, offrant au Front populaire une large majorité et un gouvernement auquel le Parti communiste refuse de participer. Avant le déclenchement des grèves. Arrêtons-nous encore sur ces photographies d’usines occupées ; sur ces travailleurs jouant au carte ; sur ces femmes venues encourager leurs maris à poursuivre le combat. La grève comme moyen de pression mais vécue aussi comme une fête. Une appropriation ludique du lieu de travail.
C’est ainsi que le gouvernement perçoit ce mouvement. Plutôt que de le réprimer ou de le laisser pourrir, il cherche à le canaliser à son profit. Et comme si le temps lui était compté, un mois suffira pour signer les « Accords Matignon », les 7 et 8 juin 1936.
Alors le Front populaire se met à vivre, un mois seulement après son arrivée au pouvoir, sur des mesures emblématiques qui vont mythifier cette période. Des mesures inoubliables. Qui expriment une époque. Une volonté. L’assurance de vivre un instant majeur de l’Histoire. Que rien ne sera plus comme avant.
A ce moment-là, personne ne songe aux dangers extérieurs ; aux divisions internes ; à l’échec économique et social. Le rêve devient réalité. Les heures joyeuses du Front populaire s’allument dans les paroles de Charles Trenet « Y a d’ la joie » ; sur les visages de ces gamins partant en colonies de vacances, valises à la main ; sur ces ouvriers pique-niquant en casquettes sur une plage. L’été 36, c’est une pause « une embellie, une éclaircie dans des vies difficiles, obscures », dira plus tard Léon Blum.
Bien sûr, ce qui reste ancré dans les mémoires, dans les pages d’histoire, ce sont les congés payés, la semaine de 40 heures et ce qui en découle : l’extension du temps libre. Le droit au repos et aux vacances. Et toutes les mesures d’accompagnement : le développement des campings, des auberges de jeunesse et le tarif réduit des chemins de fer. La mer et la montagne ne sont plus ces espaces réservés à une bourgeoisie y séjournant en vase clos. Entre soi. « Les salopards en casquette » accèdent à la démocratisation des loisirs. Un homme exprime cette volonté des grandes vacances populaires : Léo Lagrange. Sous-secrétaire d’Etat à l’Organisation des loisirs et des sports, il deviendra, avec Léon Blum, la figure symbolique du Front populaire.
N’oublions pas des mesures moins connues mais toutes aussi importantes : la signature des conventions dans l’industrie et le commerce qui mettent fin aux rapports individuels salarié-patron ; le développement de la culture. Le Louvre s’offre sa première nocturne ; le palais de la Découverte est inauguré en même temps qu’est construit le musée des Arts et des traditions populaires. L’entrée aussi de trois femmes au sein du gouvernement alors qu’elles n’ont pas encore obtenu le droit de vote.
Ainsi, sur les photos du temps s’expriment un tourbillon de joie et de bonheur instantané. La dignité du genre humain. Dans les halls de gare pour le départ. En tandem sur les routes pas encore engorgées de véhicules. En randonnées par monts et par vaux. Sur les plages et dans les vagues que l’on découvre pour la première fois. « Tout est possible ! »
Même l’échec ! Car l’embellie est courte. Les accords, fragiles. Le Front populaire y perdra sa raison d’être. La peur des classes moyennes face à ces réformes provoque une division au sein des radicaux. A la S.F.I.O., Léon Blum s’oppose à la gauche révolutionnaire, favorable à la Révolution. Quant au PCF, il obéit à Moscou, dont le changement stratégique aboutira à la signature du pacte germano-soviétique. L’échec économique et la guerre d’Espagne sonnent la fin du Front populaire qui s’achève en avril 1938. On croit la paix préservée par les accords de Munich. Il n’en sera rien. Hitler a tout compris. Il sait, après l’Espagne, que la France et la Grande Bretagne n’interviendront pas, lui laissant le champ libre des annexions. Avant la grande offensive !
Alors, le Front populaire, « un grand rêve déçu ? » Un mythe fondé sur les congés payés ? Une expérience annonciatrice d’une société nouvelle ? Un espoir qui a fait gonfler les cœurs ? Un peu de tout cela qui en fait un épisode lumineux de l’Histoire.
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