Charles Carnus. L’abbé volant
En cette année 1783, assis sur un banc de la cour du Collège royal, l’abbé Carnus relit une nouvelle fois la Gazette de France. Un article le subjugue. Le 21 novembre, un jeune professeur de physique de Reims, Jean-François Pilâtre du Rozier, a accompli, à Paris, le plus vieux rêve de l’homme : s’envoler à l’aide d’un aérostat.
Cette victoire de l’homme sur les éléments soulève dans l’esprit fécond de l’abbé, alors âgé de 35 ans, né à Peyrinhac (Salles-la-Source), la folle entreprise de gagner un pari insensé : s’élever à son tour au-dessus de Rodez, plus haut que le clocher de la cathédrale. Persuadé par l’enthousiasme de l’abbé, l’évêque de Rodez et de Vabres donne son accord. C’est ainsi qu’une véritable fièvre s’empare de Rodez. Maîtres, élèves, bourgeois et gens du peuple ne parlent plus que de la montgolfière ! Et nombreux sont ceux qui offrent leur obole à la souscription de 1500 francs, s’ajoutant aux 600 francs déboursés par l’abbé Carnus et son collègue, le professeur Louchet qui, pour la circonstance, ne se fait pas prier pour participer à l’aventure.
D’intenses préparatifs marquent le début de l’année 1784. Sous la houlette de l’abbé, les plus grands élèves se réunissent dans la cour dès que la cloche les libère de leurs obligations scolaires. Des fabriques environnantes sont arrivées depuis quelques jours de lourds rouleaux de toile de chanvre dont la solidité n’a d’égale que la rugosité du produit. Le soir, des couturiers de fortune s’emploient à les découper patiemment en longs fuseaux puis les assemblent, après y avoir collé avec précaution le papier qui formera l’enveloppe.
Le baptême de l’air échoue une première fois, le 22 juillet 1784. L’abbé Carnus estime ce jour-là que la montgolfière n’est pas prête ; que des améliorations peuvent encore être apportées. Qu’à cela ne tienne ! Une nouvelle date est fixée : le 6 août 1784.
Ce jour-là, toutes les conditions se trouvent réunies afin que le vol se déroule avec le maximum de réussite. L’air est calme, le ciel sans nuages, le soleil très ardent. A l’intérieur du collège règne une intense frénésie. Pour une fois, les cours vaqueront. Autour des élèves, les notables de la ville, dans leurs habits d’apparat, ne veulent rien perdre du spectacle. Au-dehors, la foule est rassemblée, compacte, fière et angoissée. Depuis 8 heures, dix-huit personnes se relaient devant le réchaud, jetant continuellement des brassées de paille. Sept minutes de feu suffisent à faire gonfler le globe que des cordes, tendues jusqu’à rompre, retiennent encore au sol. Une longue clameur s’élève enfin quand la banderole « Ville de Rodez » est fixée à la toile.
A 8 heures 28, alors que les deux aérostiers ont eu à peine le temps de déposer leurs instruments à bord, tel un astre sorti des entrailles de la terre, la montgolfière s’élève soudain dans le ciel ruthénois. Au sol, chacun retient son souffle, subjugué par cette incroyable machine qui monte en douceur au-dessus des remparts qui encerclent la ville. Puis, en quelques minutes, la fièvre s’empare de la foule. Des gens s’évanouissent, d’autres tombent en pleurs. La plupart lèvent les bras au ciel, remerciant Dieu d’avoir laissé s’accomplir un tel exploit.
« Nous avons enfin quitté la terre, dit Carnus à son compagnon.
-Je vous en fais mon compliment. Augmentons le feu », lui répond Louis Louchet.
Une botte de paille est alors enflammée. Planant majestueusement sur la campagne, la montgolfière grimpe jusqu’à 2000 mètres d’altitude. Déjà, au loin, la capitale du Rouergue ne ressemble plus qu’à un groupe de pierres au milieu de coteaux fertiles et d’agréables vallons.
« Nos provisions s’épuisent, crie soudain Carnus. N’est-il pas trop tard pour aller plus loin ?
-Eole exerce nos vœux. Faites vos observations, j’alimenterai le foyer », répond Louchet, plus déterminé que jamais.
Cependant, malgré tous leurs efforts, la montgolfière perd sensiblement de l’altitude. Bientôt les provisions ne permettent pas d’aller plus loin. A 8 heures 58, la montgolfière survole la prairie de Caumels, à plus de 7000 toises du lieu de son départ. Emportée par une légère brise, elle se pose doucement sur la cime d’un petit chêne isolé. Carnus saute de l’engin.
« Vite, descendez ! s’écrie-t-il à l’adresse de son compagnon. Allégée du poids de mon corps, la montgolfière va se dégager. »
Mais il est trop tard. Le globe de tissu reprend brusquement son envol. Le professeur Louchet n’a que le temps de lui répondre :
« Tout va bien, soyez tranquille ! »
Six cents toises plus loin, à 9 heures 03 minutes, la montgolfière amorce lentement sa descente. Louchet s’élance hors de la nacelle, saisit les cordes pour l’arrimer avant que la montgolfière ne se dégage à nouveau. A quelques mètres, des paysans apeurés examinent la terrible machine à feu, les regards mêlés d’effroi et de curiosité. Huit ou neuf minutes plus tard, le cœur battant, l’abbé Carnus se présente dans la prairie.
« Monsieur Louchet, je dois vous féliciter pour votre lieu de débarquement.
-Regardez, Monsieur l’abbé ! Ces paysans nous prennent pour des magiciens qu’un monstre énorme emporte à travers les airs. »
A leur retour vers le piton ruthénois, les deux aérostiers connaissent un véritable triomphe. Une foule énorme accourt de toutes parts pour regarder passer le cortège et clamer sa liesse.
« Vive Louchet ! Vive l’abbé Carnus ! »
« Nous voilà bien revenus les pieds sur terre, Monsieur l’abbé, confie Louchet à son compagnon.
-Là-haut, règne le silence et la prière. Que Dieu nous garde ! »
Vient la révolution de 1789. Tandis que Louis Louchet, l’ardent complice, accède au rang de député de la Convention, l’abbé Carnus refuse de prêter serment à la Constitution civile du clergé. Sommé de quitter l’établissement, il se réfugie chez des amis, à Paris, avant d’être arrêté et jeté en prison, au séminaire de Saint-Firmin.
Le 3 septembre 1792, une troupe de sans-culottes envahit les bâtiments. Les plus excités s’emparent de lui et, vociférant, le précipitent par la fenêtre sur les piques de leurs congénères :
« Montre-nous, l’abbé, comment vole un curé ! ! ! »
De l’exploit aérien de Carnus ou de son martyr, quel élément prépondérant détermina le pape Pie XI à le déclarer « bienheureux », le 17 octobre 1926 ? Un peu des deux sans doute, l’homme de science et d’esprit se rejoignant pour dompter les cieux !
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