François Reichelt. Le rêve envolé
« Je le prouverai un jour. » Depuis son arrivée à Paris, à l’âge de vingt ans, en provenance de sa lointaine Autriche, le petit tailleur n’a qu’une idée en tête, au milieu des coupes de tissus et des morceaux d’étoffes qui jonchent le sol de son atelier, au 8, rue Gaillon.
Nous sommes en 1910 et François Reichelt, qui se passionne pour l’aviation, se désespère de voir plusieurs de ces fous-volants mourir dans la chute de leur aéroplane sans aucun moyen de pouvoir s’en sortir. « Il leur faudrait, se dit-il, un vêtement-parachute qui fournirait aux aviateurs la sécurité absolue, mettant ce sport trop souvent mortel à la portée des plus timorés. »
Notre homme, qui se fait à l’idée de devenir un bienfaiteur de l’humanité volante, se met donc au travail. D’autant plus que l’Aéro Club de France vient de proposer la coquette somme de dix mille francs à l’inventeur d’un parachute pesant moins de vingt-cinq kilos. La première tentative se solde par un échec. Le prototype, de soixante-dix kilos, est beaucoup trop lourd. Le tailleur réduit la voilure pour atteindre une surface de douze mètres carrés, ailes déployées. Bis repetita ! Le mannequin utilisé pour l’expérience s’écrase au sol comme une enclume. Qu’à cela ne tienne ! François Reichelt décide de juger lui-même sur pièces. À deux reprises, à Joinville et à Nogent-sur-Marne, il se jette dans le vide d’une hauteur de dix mètres. Par bonheur, ses amis ont disposé une bonne épaisseur de paille au cas où… Bien leur en prend ! Le tailleur volant qui s’écrase au sol telle une torpille s’en sort seulement avec quelques contusions.
Tout être sensé aurait abandonné la partie. Pas François Reichelt dont la persévérance dépasse le génie : « Le vêtement, toute réflexion faite, n’a pas le temps de prendre le contact de l’air ; mais si j’avais cinquante ou cent mètres au lieu de vingt-cinq, le résultat serait merveilleux. »
Existe-t-il à Paris meilleur endroit que la tour Eiffel pour s’élancer dans le vide ? Des expériences avec mannequins ont déjà été tentées mais le préfet de police Lépine accorde au compte-gouttes les autorisations. Cependant, notre bougre de tailleur se montre si tenace qu’au bout d’un an, le préfet inventeur cède à sa demande. Va pour le mannequin mais interdiction absolue est faite à François Reichelt de tenter lui-même l’expérience.
L’occasion pourtant est trop belle de devenir le premier homme à voler de ses propres ailes. « De l’audace ! Encore de l’audace ! Toujours de l’audace ! » Le 4 février 1912, à 7 heures du matin, l’inventeur accompagné de quelques amis se présente au pied de la « dame de fer ». La veille, journalistes, photographes et deux cameramen ont été invités à immortaliser l’exploit ! Quelques policiers sont chargés d’écarter les badauds et d’établir un périmètre de sécurité autour de la zone d’atterrissage. Pas un, pourtant, ne remarque l’absence d’un mannequin censé revêtir le vêtement-parachute.
Seules quelques connaissances dans le secret tentent de le dissuader.
« Accroches-toi au moins à une corde de sécurité », lui crie l’un d’eux.
Persuasif, François Reichelt lui répond :
« Je veux tenter l’expérience moi-même et sans chiqué, car je tiens à prouver la valeur de mon invention. »
Quelques marches plus haut, un gardien s’interpose. Il connaît que trop bien cet hurluberlu pour l’avoir vu s’écraser à Nogent-sur-Marne. Reichelt proteste. Tend au récalcitrant son autorisation officielle. La direction de la tour Eiffel s’incline.
Parvenu à destination, l’inventeur fou sait que son heure est arrivée. Pour lui, l’heure de gloire ! Pour les sceptiques, l’heure du trépas ! Car comment croire que « cette curieuse combinaison de couleur brune, en soie et tissu caoutchouté, un peu plus volumineuse qu’un vêtement ordinaire, reliée à ses membres par un système de petites tringles et de courroies » permettra au malheureux tailleur de pouvoir planer et de se poser sans dégâts corporels ?
Il est 8 heures 22. La caméra tourne. Pour atteindre le rebord de la plate-forme, François Reichelt grimpe sur un tabouret, lui-même juché sur une table basse. Quelques secondes d’hésitation. La peur du vide ? Du néant ? La pellicule tourne. Reichelt hésite encore. Recule d’un petit pas. Se retourne à demi vers ses compagnons. Teste une dernière fois son costume d’homme-oiseau. Et s’élance dans l’espace « d’un bond qui paraît prodigieux ». La camera cesse de filmer. 1’36’’ de direct. 1’36’’ où le génie humain s’efface devant la folie.
« L’appareil est à demi-ouvert, relate Le Gaulois dans son édition du 5 février, et la chute commence assez lente. Mais, instantanément, elle augmente de vitesse. L’appareil s’est replié subitement sur l’homme et une masse s’abat dans un claquement sourd, sur le sol où elle s’enfonce. Les assaillants poussent un cri d’horreur, douloureusement impressionnés par l’issue fatale de cette expérience tragique. C’est en vain qu’ayant dégagé le malheureux inventeur de son appareil qui l’enveloppe comme un linceul, on tente de le rappeler à la vie ; il est mort et il n’y a plus qu’à ramener à son domicile le cadavre de ce malheureux, qui croyait quelques secondes plus tôt tenir enfin la gloire et la fortune. »
En effet, le pauvre Reichelt, en s’écrasant sur le sol gelé, est mort sur le coup, les membres brisés, le crâne et la colonne vertébrale fracassés. Du sang coule de sa bouche et de son nez. Le publiciste du Figaro rapporte que Reichelt « avait les yeux grands ouverts, dilatés par la terreur ». Son cadavre évacué, il reste à la police – peut-être scientifique ? – de mesurer la superficie de l’impact et la profondeur du cratère, estimée à trente-quatre centimètres. De quoi fournir aux mathématiciens la résolution d’un problème : quelle profondeur un corps humain, tombé d’une hauteur de cent mètres, peut-il creuser dans un sol gelé à – 2° ?
La fin justifiait-elle les moyens ? Pas vraiment quand on apprend que deux jours plus tôt, un Américain du nom de Frédérick Law a réussi à sauter en parachute du haut de la statue de la Liberté. Avec succès cette fois !
Le petit tailleur autrichien qui avait rêvé de voler venait de se faire voler la vedette. Cruelle ironie du sort !
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