1875. La bête mange-racines ruine le vignoble aveyronnais (II)

Dans le vignoble de Marcillac, vers Bougaunes et Salles-la-Source, on crut déceler en octobre 1878 la présence du papillon maudit.

Ce n’était qu’une fausse alerte mais l’inquiétude des vignerons grandissait au sein du Comice comme l’évoque ce compte-rendu de la séance du 20 octobre 1878 : « Un huitième du vignoble français a péri entièrement ; un sixième de ce qui reste est atteint avec plus ou moins de gravité ; et ces renseignements pour aussi attristants qu’ils soient ont cessé déjà d’être vrais ; il faut les assombrir davantage, car le mal n’est pas resté stationnaire ; il progresse et s’aggrave… Il importe donc que le comice soit toujours exactement renseigné. Former à l’avance d’habiles ouvriers qui sachent utiliser les porte-greffes exotiques devenus notre dernière ressource. L’habitude locale du provignage fera naître des difficultés particulières ; mais toutes grandes qu’elles soient, elles ne seront pas insurmontables… Il serait regrettable que le comice se prévalant de sa position exceptionnellement favorisée, crut devoir attendre que l’ennemi fut dans la place pour le combattre. Tous les efforts qui se produisent ailleurs, tout ce qui d’une manière ou d’une autre peut supprimer ou enrayer l’invasion, intéresse au premier chef le comice. Car plus l’expansion de l’insecte sera contrariée, plus Marcillac gagnera du temps ; et si d’une part nous bénéficions de ce répit pour rentrer quelques récoltes, de l’autre nous pouvons espérer que les investigations persévérantes de la science et de la viticulture finiront par découvrir le remède véritablement pratique. »

L’influence du Comice viticole de Marcillac

Pourtant, deux années plus tard, il fallut bien constater la terrible vérité : une tache phylloxérique existait bel et bien à environ un kilomètre de Clairvaux, sur la gauche de la route de Bruéjouls. « L’invasion peut remonter à deux ou trois ans, soulignait le président du Comice. Au moment où la tache était découverte, fin septembre, il était trop tard pour agir efficacement contre l’animal. Tout ce qu’on a pu faire a été de signaler la situation à l’autorité administrative, en la priant d’ordonner qu’un traitement énergique fut tenté en temps utile aux frais de l’état. »

Pour la première fois dans le département, on traita la vigne infectée au sulfo-carbonate. Mais cet insecticide ne servait qu’aux soins d’une tache isolée en pays indemne et non à établir un modus vivendi entre la plante et l’insecte.

Le comice viticole de Marcillac, sous l’influence des propriétaires aisés de Rodez, impulsa très vite un élan salutaire à la sauvegarde du vignoble. Deux lois, votées le 15 juillet 1878 et le 2 août 1879, avaient exceptionnellement autorisé la création de syndicats anti-phylloxéra bien que le droit de se syndiquer fût toujours interdit. Le 10 septembre 1882, une association syndicale se donnait comme objectif la lutte conte le phylloxéra au moyen de traitements par les insecticides, sans perdre de vue la question de la transformation du vignoble par les vignes américaines « transformation, notait son président, qui pourra devenir nécessaire si les insecticides sont reconnus insuffisants ou inapplicables ».

 Croix et pèlerinages contre la République « phylloxérée »

Méfiants envers les plants américains (« ils sont peu susceptibles de produire des raisins à vin »), les petits vignerons préférèrent au départ s’en remettre au bon Dieu, tant que la maladie ne leur causait pas trop de dégâts. L’organe du diocèse, La Revue religieuse, publia en 1882 une formule de bénédiction à employer contre le phylloxéra : « Le fléau, affirmait son auteur, gagne nos coteaux et la science, malgré toute sa fiévreuse activité et la brèche qu’elle fait au budget est de plus en plus impuissante pour le conjurer. Nos chrétiennes populations désespérant des secours humains se sont d’instinct tournées vers Dieu et lui demandent grâce et miséricorde contre les dangers qui menacent leurs récoltes. »

Appel entendu ! Les paroissiens de Saint-Cyprien et de Pruines dressèrent la même année deux croix : l’une à Servols et l’autre sur la colline de Moncles, au milieu des bruyères, avec le serment de s’y rendre en pèlerinage durant cinq années, le lundi de Pâques à Servols et le jour de l’Ascension à Moncles. Mais on n’en resta pas là ! Dans les paroisses, les prêtres se mirent à vilipender la République « phylloxérée », coupable par ses lois d’avoir engendré la punition divine. Que le religieux s’oppose au républicain, le pèlerinage à la Science, les cantiques aux traitements préconisés provoqua un souci supplémentaire chez les vignerons qui ne savaient plus à quel saint ou à quelle recette se vouer. Même « saint Bourrou » les abandonnait dans de si pénibles circonstances. Aussi, en 1883, tout ce que le Vallon comptait de croyants et de vignerons prit le chemin de Lourdes, dirigé par le curé de Marcillac que l’on surnomma vite dans la région « l’évêque des vignerons ». Si l’on en croit les organisateurs, le pèlerinage aurait eu une action bienfaisante sur le fléau. Si bien qu’on envisageait de repartir, en 1884, quand une décision ministérielle supprima au dernier moment le train des pèlerins du vallon de Marcillac. On renouvela l’expérience en 1888 avec encore plus de faste, le phylloxéra n’ayant pas répondu aux sirènes divines.

De telles manifestations et croyances provoquaient l’ironie et la colère des scientifiques qui se lamentaient de procédés si désuets. « Que de vignes l’on pourrait faire vivre encore si les propriétaires voulaient ! Mais la force d’inertie est tellement grande que l’on ne fait rien pour conserver l’une des principales sources du bien-être de la population de l’Aveyron. Les vignerons ne suivent que des conseils absurdes aboutissant à faire processionner et à faire des pèlerinages pour conjurer le fléau qui dévore leurs vignobles au lieu d’acheter quelques sacs d’engrais puissants qui, appliqués à propos, retarderaient de quelques années la mort des vignes. »

A la crise phylloxérique se greffa quinze années de crise dans le Bassin houiller. Un trop-plein pour les petits vignerons, notamment du Vallon, qui dépendaient entièrement de l’activité de l’industrie minière. Comme de nombreux ruraux partis tenter leur chance à Paris, d’autres émigrèrent vers la Californie ou la lointaine et aventureuse Argentine. Déjà, des nouvelles encourageantes étaient parvenues en Aveyron. La nourriture était abondante, les terres fertiles ; seul le vin était hors de prix du fait de l’absence de vignoble.

De terribles ravages !

En dépit des invocations et des traitements, le phylloxéra progressait sur tout le front du vignoble aveyronnais. Dans les contrées qui jusque-là avaient été épargnées, certains vignobles se trouvaient sérieusement menacés, sinon fortement atteints. Les arrondissements de Rodez et d’Espalion conservaient une bonne contenance mais les alarmes y étaient vives à cause des nombreuses taches phylloxérées apparues en plusieurs points de ces vignobles. « Il faut, affirmait le comice, profiter de ce temps que le phylloxéra cause dans notre vignoble des désastres moins rapides qu’il ne l’a fait ailleurs pour faire tous les essais nécessaires, pour remplacer les plantations qui disparaissent par des plantations résistantes et pour éviter ainsi la période de ruine et de désastres qu’ont eu à subir les vignobles plus rapidement détruits que le nôtre. »

Dans les trois arrondissements de Millau, Saint-Affrique et Villefranche, le phylloxéra exerçait de terribles ravages. En 1886, plus de 6000 ha avaient été détruits pour seulement 359 ha de vignes reconstituées par des cépages américains. L’Aveyron, qui s’était cru un moment à l’abri, rejoignait la liste des départements les plus touchés.

Le papillon maudit, qui avait déjà détruit 854 ha de vignes en 1892, envahit l’arrondissement de Rodez (dont le vignoble de Marcillac) dans la dernière décennie du siècle. La quasi-totalité des vignes, soit 4500 ha, fut anéantie alors qu’un mouvement régressif touchait les autres arrondissements. Seuls quelques pieds, situés dans des sols humides, résistèrent au papillon. Mais à l’inverse des autres vignobles aveyronnais, encouragés par les résultats déjà obtenus et la fin de la crise dans le Bassin houiller, les riches propriétaires du Vallon n’hésitèrent pas devant les frais de reconstitution qu’imposaient ces nouvelles plantations. Cette reconstruction signifiait d’autre part l’introduction de nouveaux modes de culture bénéfiques à la vigne. Le provignage disparut en laissant derrière lui plusieurs siècles de pratique : la vigne greffée provignée ne se reproduisait plus à l’identique. Le vignoble prenait désormais un aspect presque contemporain, avec des ceps espacés, des vignes alignées. Un vigneron d’avant le phylloxéra n’y aurait pas reconnu son vignoble qui, de 19 000 ha, étaient tombé à moins de 10 000 ha. Encore n’était-ce pas la fin de la décadence si l’on considère la superficie actuelle, estimée à 750 ha.

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