1875. La bête mange-racines ruine le vignoble aveyronnais (I)

Aux limites du Vaucluse, des Bouches-du-Rhône et du Gard, des vignerons inquiets et impuissants constataient le lent dépérissement de leurs vignes. Un mal étrange, inconnu lui aussi, tachait les feuilles avant de faire périr les souches. Touchés déjà par l’oïdium, le vignoble français ne pouvait guère se permettre une crise supplémentaire. Au bout de trois ans, les biologistes localisèrent l’insecte dévastateur : un minuscule papillon, du type phylloxéra, qui interdisait la circulation de la sève en piquant les jeunes racines colonisées. Le papillon, affirmait-on, s’était introduit dans le pays en provenance des Etats-Unis.

Une première tache à Nant !

Malgré les traitements, malgré la submersion des vignobles de plaine qui donnait d’excellents résultats, le fléau avançait sans faiblir. Après le Midi, la contamination gagna les vignobles septentrionaux en dépit d’une surveillance accrue. Enfin, en 1875, le phylloxéra atteignit le département de l’Aveyron en un point isolé, comme perdu au pied des Cévennes, sur le haut cours de la Dourbie. Venu du Gard et de l’Hérault, il avait franchi le massif cévenol pour attaquer un are de vignes sur la commune de Nant, au-dessus du village de La Rougerie. Les autorités préfectorales mesurèrent aussitôt la gravité de la situation. Tous les cépages provenant soit des départements français soit de l’étranger furent interdits d’entrée. Les plus optimistes relativisèrent les méfaits de cette intrusion. Les températures froides de nos régions, affirmaient-ils haut et fort, limiteraient le développement de l’animal. Le défaut de continuité du vignoble aveyronnais, multipliant les points d’arrêt, fournissait une seconde raison d’espérer. D’où ce rapport préfectoral alarmant au ministre de l’Agriculture : « Les vignerons du département ignorent presque l’existence du terrible ennemi et ceux qui la connaissent par suite des avis de l’administration n’envisagent pas le danger avec assez de craintes, se flattant d’être à l’abri. Ils doivent pourtant renoncer à l’espoir qu’ils puisaient dans l’altitude de leurs vignes, l’animal ayant paru précisément sur le vignoble le plus élevé, à une altitude de plus de 600 m. En résumé, le phylloxéra n’a pas encore diminué le produit des récoltes en vin dans l’Aveyron, mais le mal est à l’état de menaces et demande une attention vigilante. »

Le papillon maudit gagne du terrain

La pénurie que traversait une France déjà largement phylloxérée incita les vignerons aveyronnais à continuer de planter dans des lieux où existaient déjà des vignes, utilisant des expositions moins favorables et négligées jusqu’à ce jour, et même dans des régions où cette nature de culture était inconnue, dans le canton de Rodez par exemple.

Bien vite, il fallut se rendre à l’évidence. L’invasion gagnait l’ensemble du vignoble de Millau et de Saint-Affrique. On signalait des vignes phylloxérées à Nant, à Saint-Georges-de-Luzençon, à Roquefort et, plus au sud, vers Saint-Sernin… Plus grave, le phylloxéra touchait à son tour le vignoble de Villefranche, le plus étendu du département, infecté à partir du Lot. Tandis que les souches succombaient dans les sols calcaires, dans les schistes légers et les marnes, elles se maintenaient assez bien dans les marnes rouges, les grès et les granites. C’était du moins l’analyse que l’on tirait de cinq années de crise qui avaient détruit 847 ha de vignes, épargnant pour l’instant les vignobles de Marcillac et de la vallée du Lot.

Méfiance et désarroi !

Dès le début, une véritable cellule de crise travailla à chercher des solutions pour freiner l’extension du mal. Le Comité départemental d’étude et de vigilance contre le phylloxéra, constitué en 1879, proposa le traitement au sulfure de carbone employé dans les départements phylloxérés, mais toutefois insuffisant pour stopper la progression de la maladie. Sur les coteaux, la submersion des vignes se révélait impraticable. Une méfiance compréhensible entourait d’autre part les propositions de reconstitution des vignes infectées par les plants américains. Ces espèces n’étaient-elles pas la cause de tous les malheurs ? Comment croire que la solution résidait dans la guérison du mal par le mal ? Les autorités durent donc veiller à ce qu’aucun plant américain ne soit introduit dans le département.

Dès l’instant où l’infection gagna l’Aveyron, le comice de Marcillac formula une série de conseils destinés à freiner l’invasion phylloxérique. Il recommanda à chaque vigneron de surveiller sa vigne afin de constater la présence du fléau dès le début et d’essayer de l’enrayer. Il préconisa en outre d’établir un véritable cordon sanitaire autour du vignoble, « en étendant à l’interdiction des cépages étrangers l’introduction des sarments abandonnés avec lesquels les voituriers du Languedoc calent les futailles ainsi qu’aux raisins, soit en paniers soit en paquets tenant aux sarments, que les habitants du voisinage du Languedoc ou qui ont l’habitude d’aller vendanger dans ce pays rapportent et gardent suspendus dans leurs maisons ».

Aussi le Comice protesta-t-il vivement quand un projet de loi voulut autoriser le transport des plants américains, sous certaines précautions, à travers les départements non infectés. Plusieurs lois, votées de 1878 à 1879, infirmèrent ce projet et divisèrent le territoire français en trois zones. Dans la première zone qui correspondait au Midi, les préfectures autorisèrent la libre-circulation des plants américains. La seconde zone, faiblement contaminée, en interdisait l’entrée tant que la contamination ne s’étendait pas. C’était le cas de l’Aveyron qui ne suspendit pourtant l’entrée des plants américains que jusqu’en juillet 1882, preuve que le vignoble était déjà profondément menacé à cette date. La circulation des vignes américaines fut donc autorisée dans les arrondissements de Millau et de Saint-Affrique, puis étendue en 1884 à celui de Villefranche pour se généraliser en 1886. Une troisième zone enfin, encore saine, était protégée et toute entrée de plants américains était formellement prohibée. Sur le terrain, les comices agricoles relayèrent l’action des autorités pour convaincre les vignerons du bien-fondé des traitements.

La majorité refusait d’employer les produits chimiques pour combattre le phylloxéra, prétextant que les liquides versés rendaient la terre improductive, empêchant toute végétation pendant plusieurs années. Ainsi, l’agronome Eugène Marre notait « qu’aucun vigneron ne veut admettre la présence du phylloxéra dans sa vigne, là-même où j’ai constaté le mal qu’il avait déjà fait. Les uns attribuent l’état chétif de leurs vignes aux brouillards, les autres à la pourriture des racines. Mais personne ne tente rien pour arrêter le progrès de la maladie. Dans presque tout le département, il y a eu jusqu’à ce jour une opposition systématique au traitement des vignes phylloxérées. On ne veut entendre parler de sulfure de carbone à aucun prix ».

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