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La citoyenne Sorgue. Pasionaria des pauvres

Au début du XXe siècle, au milieu des mineurs de Decazeville ou de Lens, près des dockers anglais ou des cabanières de Roquefort, une jeune égérie, à la voix envoûtante et au « charme magnétique », attise la conscience révolutionnaire des travailleurs. Ses amis l’appellent la citoyenne Sorgue, anagramme féminisée de Gros, nom de la propriété de son grand-père. Les agriculteurs de la région d’Arsac, près de Rodez, la « femna del diable ».

« Rendez-vous compte ! me dit un jour une vieille dame de Sainte-Radegonde qui l’avait connue. A la pause de midi, elle faisait chanter l’Internationale à ses ouvriers agricoles en leur distribuant La Dépêche de Jaurès. »  Et oui ! Sorgue est ainsi : militante jusqu’au bout des ongles, pratiquant la « gréviculture », faisant de sa beauté une exaltation et de sa voix une révolution. C’est qu’elle a de qui tenir, « la diablesse d’Arsac » ! De son vrai nom Antoinette Durand de Gros, elle est la fille du grand scientifique en sabots Joseph-Pierre Durand de Gros et la petite-fille de Joseph-Antoine Durand de Gros, fouriériste convaincu et agronome de talent, dont la verve républicaine lui vaudra huit longues années d’exil algérien durant le Second Empire. Enfin, pour faire bonne mesure, la mère d’Antoinette, Elisabeth Krichpkoff, d’origine russe, a fréquenté dans sa jeunesse le milieu nihiliste. Dire que coule dans ses veines le sang de la Révolution est un euphémisme. Elle qui aurait pu vivre une jeunesse dorée, à fréquenter les salons ruthénois de la bonne société où ses cheveux noirs d’ébène et « son profil plus pur que celui des beautés de la Grèce antique » auraient fait des ravages, préfère galoper à cheval les terres caillouteuses du causse de Sainte-Radegonde, s’arrêter aux portes des chaumières devant des femmes voûtées par la fatigue et vieillies avant l’âge par les labeurs, distribuant à chacune quelques pièces de monnaie pour soulager leur misère.

                                                         

Dès qu’elle est en âge de s’émanciper, son esprit aventurier la pousse loin du Rouergue, l’entraînant même jusqu’au Brésil où, avec son mari, Auguste Cauvin, futur rédacteur en chef du quotidien bruxellois Le Soir, elle fonde un phalanstère anarchiste, vite voué à l’échec. Revenu en France, le couple s’installe à Paris avant de se séparer. Antoinette Cauvin fréquente alors le milieu de la presse écrite, rédige des articles sans concession dans La Petite République et le journal féministe La Fronde. « C’est un grand crime, écrit-elle en 1898, de mettre au monde un enfant qui n’a pas, dans les conditions sociales où il va se trouver, les chances presque certaines d’y recevoir la satisfaction normale de tous les besoins psychiques, intellectuels, moraux… »

Cette période de recherche idéologique – Sorgue n’a qu’une trentaine d’années – l’amène à se rapprocher des thèses les plus révolutionnaires sans se soucier vraiment des théories qui prévalent le plus souvent chez les grands penseurs socialistes. Car, ce qui compte pour Sorgue, désormais, c’est l’action ! « Il faut en face des syndicats patronaux grandissants, renforcer les syndicats ouvriers et accentuer la résistance dans les grèves et se préparer à la grève générale. De plus en plus, le prolétariat prend conscience de ses droits et de ses devoirs, et le mouvement ininterrompu des révoltes encore partielles finira bien par se généraliser et par emporter la vieille Société pourrie pour faire place à une humanité régénérée où chacun aura sa part de bonheur. La classe ouvrière sera acculée à la Révolution. »

                           

Active propagandiste, ne ménageant ni son temps ni son argent – elle dilapidera le domaine d’Arsac qu’elle a reçu de son père – elle se déplace partout où l’incendie couve, allumant des mèches qui, un jour ou l’autre, provoqueront l’explosion sociale tant attendue. C’est ainsi que les mineurs de Decazeville, les ouvriers sétois, les mineurs du Nord ou les cabanières de Roquefort la voient arriver, tout de noir vêtue, une ceinture rouge écarlate autour de la taille. Sa faconde, son verbiage sans détour et son humour décapant irradient les foules. A Londres où elle se lie d’amitié avec le futur premier ministre Mc Donald, en Italie où elle est emprisonnée cinquante jours, au Portugal d’où elle est expulsée, lors des congrès socialistes ou en compagnie des anarcho-syndicalistes, Sorgue devient une militante internationaliste de premier plan, militant pour les idées pacifistes quand l’orage grondera sur la vieille Europe avant de prendre fait et cause pour l’Union Sacrée. Elle jouera d’ailleurs un rôle important dans l’entrée en guerre de l’Italie au côté de la Triple Entente.

Se réfugiant toujours dans l’action, elle s’engage comme secouriste sur le front, au milieu de ses frères soldats. Régulièrement, elle envoie de l’argent aux associations caritatives aveyronnaises. Le dernier grand combat de Sorgue. Abasourdie par les millions de victimes, elle critique d’emblée la prise de pouvoir par les Bolcheviks. « Une nouvelle forme de dictature, écrit-elle. Quoi qu’on dise, le bolchevisme n’a pas organisé en Russie la dictature du prolétariat mais celle de quelques individus sur le prolétariat. » La montée du fascisme l’inquiète tout autant. Désormais, elle n’apparaît plus que brièvement à Rodez, préférant vivre à Londres où elle décède, le 7 février 1924, sans avoir eu le temps d’écrire ses Mémoires, tel un long fleuve qui vient de trouver son estuaire, loin du pays natal.

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