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Le Luc. Le tunnel de la honte

« C’est la meute des honnêtes gens

qui fait la chasse à l’enfant. »

Jacques Prévert

 

  À l’heure où le tout-sécuritaire remet au goût du jour les centres éducatifs fermés pour mineurs (13 à 18 ans) axés sur l’éducation et l’apprentissage afin d’éloigner de leurs lieux d’origine les jeunes délinquants récidivistes, comment faire abstraction de l’existence d’un bagne d’enfants aux confins du département, à quelques kilomètres de l’Aveyron, sur le causse de Campestre, au milieu des « clapàs » et des cheveux d’ange qui flottent dans l’air chaud. Là se dressent de vastes bâtiments qui ressemblent à n’importe quelle grosse ferme caussenarde.

  Qui pourrait s’imaginer que ce fut ici, au Luc, que s’organisa dans un premier temps, de 1856 à 1904, une colonie agricole pour jeunes détenus remplacée à cette date et jusqu’en 1929 par une école agricole pour pupilles de l’Assistance publique.

  Un tel lieu d’enfermement répondait aux exigences du pouvoir d’éradiquer des grandes villes toute délinquance mineure par le retour à la discipline et aux valeurs du travail par la force. La loi qui instaurait ces colonies agricoles pénitentiaires remontait au 5 août 1850, sous la seconde République. Dans la théorie, leur but était plus éducatif que répressif. Dans la pratique…

La France en dénombrait une soixantaine, dépendante d’institutions privées auxquelles s’ajoutait une dizaine d’institutions publiques. Dans la région, l’Aveyron en compta deux : au Pezet, près de Villefranche-de-Rouergue et à Combelles, près de Rodez, aujourd’hui centre équestre et de vacances ; au début du XIXe siècle, domaine agricole prospère transformé en colonie pénitentiaire pour jeunes délinquants. L’Hérault voisin n’était pas en reste avec la maison de correction privée de Vailhauquès et celle d’Aniane.

  Leur durée de vie fut inégale. À Combelles, autorisée le 16 janvier 1861, les nombreux rapports déplorables de l’Inspection Générale aboutirent à sa fermeture définitive le 5 octobre 1864. Bien loin des soixante-treize ans d’existence du Luc. Et pourtant…

  Une seule famille, les Marquès, géra cette colonie agricole devenue école par la magie des textes officiels. Une propriété qui s’étendait sur près de 1500 hectares. Chaque année, cent soixante-dix colons âgés de sept à vingt ans y furent accueillis, classés en deux catégories : la première de sept à douze ans ; la seconde, de treize à vingt ans.

  Ces mineurs venaient de toute la France. Certains avaient été jugés coupables et condamnés à des peines inférieures à deux années ; d’autres étaient de jeunes acquittés pour des faits mineurs mais que l’administration judiciaire jugeait nécessaire d’être rééduqué par le travail ; quelques-uns enfin se retrouvaient enfermés suite à la demande paternelle. Pour les deux premières catégories, les peines s’étalaient de deux à quatre ans ; pour la dernière, la durée courait de un à trois ans.

  Les fautes qui amenaient au Luc semblent si bénignes qu’elles déroutent notre esprit : le vol bien sûr mais aussi la mendicité, le vagabondage, le désordre à l’ordre public ou la prostitution pour les jeunes filles.

  Le but de ces colonies pénitentiaires était simple : éviter la récidive, inculquer les valeurs du travail de la terre et débarrasser cette « lie » des grandes villes pour éviter la contamination.

  Le colon du Luc était soumis à un régime militaire et spartiate. Peu d’hygiène (l’eau est une denrée rare sur le causse) mais le crâne rasé pour éviter les poux. Lever à 6 heures pour écouter une prière avant de passer au petit-déjeuner, « riche » d’une tranche de pain. Départ ensuite. Pour les plus petits, l’épierrage, un sac pendu au front, à remplir au fur et à mesure du plus petit caillou qu’ils verseront en bordure du  champ à cultiver. Ces tas de pierres noires qui jonchent encore le paysage du causse de Campestre, ce sont eux, les colons du Luc, qui les ont montés à la sueur de leurs fronts, dans le silence absolu du causse, dans le froid vif qui piquait leurs mains et leurs visages, les dents serrées et la rage au ventre. Les plus grands servaient au travail des champs qui demandent plus de force. Et puis il y avait cet aven, dit de Saint-Ferréol, qui plonge à soixante mètres au cœur même du causse, terminé par une vaste grotte. Son taux d’hygrométrie et sa température en faisaient une cave de premier choix pour affiner l’or blanc des brebis en fromage de roquefort. L’idée germa dès le début des années 1880. Le treuil pour descendre dans l’aven devenu vite trop compliqué, il fut bientôt remplacé par le creusement d’un tunnel de deux cent vingt mètres de long pour deux mètres de large. La main d’œuvre des colons assurerait l’énormité du chantier. L’entrée existe toujours ; le chemin qui accède à la grotte aussi. Quand la lumière de l’entrée s’est dissipée et que le noir nous surprend et nous effraye, il faut songer à ce que fut cette entreprise de bagnards gagnant chaque mètre à coups de mines et de pics avant de déblayer chaque pierre vers la sortie où elles reposent encore en déblais.

  À 13 heures, le repas consistait en du pain trempé dans une soupe auxquels s’ajoutait un plat de légumes secs. Rarement de la viande. Retour ensuite au travail, en colonnes et en silence. Avant le souper, des cours d’éducation et de moralité étaient dispensés. Une soupe concluait la journée avant le coucher. Le dimanche était chômé. Mais pas question de se laisser aller à l’oisiveté. La religion prenait le relais, couplée avec les exercices militaires dans les villages voisins pour montrer que l’ordre et la morale régnaient au Luc.

  Pour tout ce travail, le règlement prévoyait une rémunération. De 0,20 F à 0,40 F par mois pour les 9-14 ans ; de 0,40 F à 0,75 F par mois pour les 15-20 ans, la somme globale leur étant remise à leur libération.

  Face aux conditions difficiles du travail, à la pauvreté de la nourriture, aux punitions et aux vexations, les révoltes n’étaient pas rares. Individuelles souvent ; plus rarement collectives comme le 29 avril 1912 où les gendarmes vinrent réprimer une mutinerie. Bilan : 19 pupilles enfermés en cellule. Plus que la révolte, la fuite… l’évasion… la liberté, même pour trois jours… plus peut-être. Mais la population veille… Les colons, avec leur tenue vestimentaire sur laquelle est cousu COL LUC suivi du numéro de matricule et leur coupe de cheveux rasés, sont facilement repérables. De « braves gens », ces paysans, qui les exploitent quelques jours pour travailler avant de les confier aux pandores. Tout bénéfice !

  À ces révoltés, à ces mutins, à ces fugueurs, à ces évadés, à ces voleurs de quignons de pain, à ces indisciplinés, à ceux qui ont détérioré du matériel, à ces gaspilleurs de nourriture, une liste de punitions est prévue : privation de pitance (au pain sec et sans soupe de midi et du soir) ; le piquet du dimanche… Pour les fautes les plus graves, les punitions corporelles ne sont pas rares bien qu’interdites par le règlement officiel : coups de pieds ; à l’aide d’un trousseau de clefs. Parfois, un surveillant laisse aller sa perversité comme ce Combes qui oblige un colon à manger un oisillon encore tout chaud parce que le gamin avait volé un œuf.

  Les cellules, aussi, pour trente à quarante jours. Elles existent toujours au Luc. Pareilles à toutes les autres cellules. Sans le mobilier sommaire attribué par l’administration ou l’institution privée : bâti de bois, paillasse et tinette.

  Vidées de leurs substances matérielles, elles vivent par leurs murs et leurs portes en bois massif. Des pointes, des ongles, des crayons parfois ou un petit caillou pointu ont gravé des bribes de vie ; des frissons de colère ; des lambeaux d’espoir aussi. En dépit de l’interdiction. Pour signer leurs présences, eux les oubliés de l’Histoire ; pour défier l’autorité ; pour passer le temps… tout simplement.

  En les découvrant dans ce qu’il reste d’un temps qui ne sera bientôt plus qu’un simple souvenir une fois les murs rénovés, l’envie vient de les effleurer ; de caresser le relief des mots incrustés dans le plâtre pour bien saisir toute la signification du geste. Avant de les lire. Pour savoir ceux que furent ces enfants du bagne du Luc.

  Bottari, le meneur qui incita ses copains de galère à la mutinerie, se fit la belle avant de se faire prendre par des chasseurs de prime du pays. Bottari, qui avait quinze ans en 1893 ; Bottari, qu’es-tu devenu ?

  Et Chouvin, qui a tapissé un pan de mur de son nom… Combien d’heures d’enfermement et de punition pour en arriver à cette litanie nominative ? À ces inscriptions, lancées comme un télégramme au futur : « 14 mois au jus » ; « À moi la Loire et ses filles charmantes dans six mois au jus ». Et cette tirade poétique, esquisse de ce que fut et de ce que sera sa vie. Sans illusions. Dans le silence du cachot comme un garrot qui se défait. Une colère qui s’épanche. Un sourire dédaigneux à ceux qui les emprisonnent. Un bras d’honneur à la vie.

« La Loire m’a vu naître

L’assistance m’a vu croître

La colonie de Mettray sous la torture,

La colonie du Luc sous l’esclavage.

Les prisons nous verront rentrer

Le bagne nous verra souffrir

Et Cayenne sera notre tombeau

Et Deibler me fera passer le cou par la lunette

L’échafaud me verra mourir. »

  Et Louis Rastoll ; Guichard ; Louis Passan ; Pierre Planques et Crozac qui compte ses jours : « Voilà 432 heures que je suis en cellule. 22 490 minutes et 1 393 000 secondes. Mesan fin je man fé pa. » Illettré et faible en mathématiques, certes ! Mais Crozac, un siècle avant, n’a-t-il pas inventé le style « texto » ? Bien d’autres encore.

  Ces appels sont là pour raviver l’histoire à l’exode du temps. Pour ne pas oublier qu’ils furent plusieurs dizaines de milliers, entre 1850 et 1945, à fréquenter ces colonies pénitentiaires que la mémoire préfèrerait occulter comme on cache sa honte.

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