Le rêve icarien de Pilâtre de Rozier

Pilâtre de Rozier ne se contente pas d’un vol captif. Il veut voler librement. L’autorisation du Roi enfin accordée, il fait construire une montgolfière de 2200 m3 et de 850 kg, capable de porter deux hommes. Le 21 novembre 1783, il prend place dans la nacelle, accompagné du marquis d’Arlandes. Le départ s’effectue depuis le château de la Muette, devant le Dauphin et une partie de la Cour. « Vendredi dernier, 21 de ce mois, relate La Gazette, on a fait une expérience nouvelle & très-brillante du Globe aérostatique du sieur Montgolfier. Cette machine, dans laquelle étoient montés le Marquis d’Arlandes & le sieur Pilâtre de Rozier, s’est élevée à 3 000 pieds de hauteur au moins, a traversé la Seine, sous leur direction, au-dessous de la barrière de la Conférence, & passé entre l’École militaire & l’Hôtel des Invalides. Les intrépides voyageurs l’ont fait descendre dans la campagne au-delà de Paris, vis-à-vis le moulin de Croulebarbe ; leur course a été de 4 à 5 000 toises, & sa durée de 20 à 25 minutes ; ils auroient pu franchir un espace triple, puisqu’ils avoient encore dans leur galerie les deux tiers de leur approvisionnement ; ils n’ont pas éprouvé la plus légère incommodité. »

Le Globe se pose une première fois à la butte aux Cailles et devient officiellement le premier vol humain de l’Histoire. Le temps de déposer le marquis et Pilâtre repart dans une ascension qui l’élève à 3000 m d’altitude. Quand il atterrit, il est transi de froid avec des oreilles en piteux état.

Toujours plus haut ! Toujours plus loin ! Avec des moyens financiers de plus en plus importants et une concurrence toujours plus rude pour être les premiers, comme  le constate le baron Melchior de Grimm : « Dans tous nos cercles, dans tous nos soupers, aux toilettes de nos jolies femmes comme dans nos lycées académiques, il n’est plus question que d’expériences, d’air atmosphérique, de gaz inflammables, de chars volants, de voyages aériens ». Jacques Charles, qui ne perd rien des exploits d’Etienne Montgolfier et de Pilâtre de Rozier, fabrique à son tour un ballon de 2200 m3. Le 1er décembre 1783, accompagné de Noël Robert, il décolle du jardin des Tuileries. « Tout Paris était dehors, s’enthousiasme le futur président des Etats-Unis Benjamin Franklin, alors en poste à Paris. Jamais on n’avait vu si magnifique assistance pour une expérience philosophique. » La même émotion bouleverse Jacques Charles : « Jamais rien n’égalera ce moment d’hilarité qui s’empara de mon existence lorsque je sentis que je fuyais la terre, ce n’était pas du plaisir, c’était du bonheur. »  Deux heures plus tard, le ballon rayé de rouge et de blanc atterrit une première fois à quarante-cinq kilomètres, à Nesles-la-Vallée. Pour repartir ensuite avec le seul Jacques Charles à bord, pour ce qui devient le premier vol humain en solitaire.

Mais Pilâtre de Rozier n’en a pas fini de ses exploits. Le 19 janvier 1784, accompagné de Joseph de Montgolfier, qui n’a pas encore volé, il effectue avec cinq autres passagers une ascension au-dessus de Lyon. L’énorme montgolfière, de 23270 m3, baptisée « Flesselles », mesure 42 m de haut, 24 m de diamètre et pèse sept tonnes.

Sa volonté, si ce n’est de l’orgueil d’être toujours le premier, le porte aussi à traverser la Manche dans un ballon qui associe l’air chaud et l’hydrogène. Mais les mauvaises conditions météorologiques de ce début d’année 1785 perturbent son départ depuis la côte française. C’est de Boulogne-sur-Mer qu’il apprend l’exploit de Blanchard qui vient de traverser la mer dans l’autre sens. Mais Pilâtre ne renonce pas. Le 5 juin 1785, « La Tour de Calais » décolle dans de mauvaises conditions. « À 7 heures 7 minutes, raconte M. de Maisonfort, témoin de la scène, tout se trouva prêt, la galerie attachée, chargée de combustibles, de provisions et des deux infortunés aéronautes, M. Pilâtre de Rozier et M. Romain. La rupture d’équilibre fut de 30 livres, et l’aéro-montgolfière s’éleva majestueusement, faisant avec la terre un angle de 60 degrés. La joie et la sécurité étaient peintes sur le visage des voyageurs aériens, tandis qu’une inquiétude sombre paraissait agiter les spectateurs : tout le monde était étonné et personne n’était satisfait.

« À deux cents pieds de hauteur, le vent de sud-est parut diriger la machine, et bientôt elle se trouva sur la mer. Différents courants, tels que le vent d’est, l’agitèrent alors pendant trois minutes, ce qui m’effraya beaucoup. Le vent de sud-ouest devint enfin dominant, et le globe, en s’éloignant de nous par une diagonale, regagna la côte de France. Dans ce moment, sans doute, M. Pilâtre de Rozier, ainsi que nous en étions convenus ensemble, voulant descendre et chercher un courant plus favorable, se sera déterminé à tirer la soupape, qui, mal raccommodée et trop dure, aura exigé auparavant et des efforts et peut-être une secousse violente. »

L’aéro-montgolfière n’atteindra jamais la côte anglaise. Quelques minutes après son départ, le ballon qui perd l’hydrogène s’enflamme. C’est la catastrophe ! ainsi que la décrit M. de Maisonfort : « C’est alors que le taffetas a crevé, que la soupape est retombée dans l’intérieur du globe, et que l’air inflammable tendant à s’élever et voulant sortir par l’issue de dix pouces qui venait de se faire, l’enveloppe, pourrie par des essais inutiles et par un laps de temps considérable, a cédé, et s’est seulement déchirée sans éclater ; car un paysan, éloigné de cent pas, n’a entendu, m’a-t-il dit, qu’un bruit très léger, tandis qu’une détonation totale en devait produire un très fort.

« J’ai vu, monsieur, l’enveloppe de l’aérostat retomber sur la montgolfière. La machine entière m’a paru alors éprouver deux ou trois secousses ; et la chute s’est déterminée de la manière la plus violente et la plus rapide. Les deux malheureux voyageurs sont tombés et ont été trouvés fracassés dans la galerie et aux mêmes places qu’ils occupaient à leur départ. Pilâtre de Rozier a été tué sur le coup, mais son infortuné compagnon a encore survécu dix minutes à cette chute affreuse : il n’a pas pu parler et n’a donné que de très légers signes de connaissance.

« J’ai vu, j’ai examiné la montgolfière, qui n’avait rien éprouvé de fâcheux, n’étant ni brûlée ni même déchirée ; le réchaud, encore au centre de la galerie, s’est trouvé fermé au moment de la chute. La machine pouvait être à environ mille sept cents pieds en l’air ; elle est tombée à cinq quarts de lieue de Boulogne et à trois cents pas des bords de la mer, vis-à-vis la tour de Crey. »

Pilâtre de Rozier et son compagnon Pierre Romain sont les premières victimes de cette course folle vouée à la conquête des airs.

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